1988–2024 : tout est encore là
Il est évident qu’en 1988, à un moment où l’Autriche se dévoilait la face et voyait le mythe de son innocence se déchirer, la portée du texte était très différente et l’extrême droite d’alors avait très violemment manifesté son hostilité à la pièce dans la salle et en dehors avec des menaces de morts et des tombereaux de fumier contre le théâtre, à une époque où la doxa était encore une Autriche « innocente ». Par un hasard pas tout à fait objectif, l’Autriche sera le premier pays de l’UE à avoir fait entrer l’extrême droite (Jörg Haider) dans un gouvernement en 2000.
De son côté, Thomas Bernhard entretenait avec son pays une relation d’amour-haine, que chacune de ses grandes œuvres soulève, de manière quasi obsessionnelle, comme son dernier roman, absolument extraordinaire, Extinction (Auslöschung, 1986).
Il y avait en 1988 une sorte d’ « immédiateté », d’urgence qui faisait que la pièce rencontrait la crise existentielle d’une Autriche qui avait été au XIXe une mosaïque d’états et de langues diverses, un immense empire au cœur de l’Europe et qui au lendemain de la première guerre mondiale avait payé très lourdement sa défaite en se retrouvant redimensionnée à l’échelle d’un petit état. La nostalgie, la soif de revanche, le voisinage d’une Allemagne conquérante sous la conduite d’un chancelier né en Autriche (à Linz), allait peser sans doute lourd dans le délirant accueil reçu par Hitler à Vienne en 1938.
Ce passé-là était resté dissimulé, comme il l’avait été dans d’autres pays (y compris le passé français, revenu à la surface à la faveur des ouvrages d’historiens comme Paxton au début des année 1970), et l’Autriche avait envoyé tranquillement ses juifs dans les camps, dont l’essentiel de l’intelligentsia viennoise qui n’avait pu fuir le pays sans que la mémoire ne l’ait imprimé…
À la fin des années 1980, il est clair que le passé douloureux de la deuxième guerre mondaile avait refait surface dans l’Europe entière, la monstruosité des camps avait été révélée par Shoah, la film de Claude Lanzmann sorti en 1985, et les époux Klarsfeld poursuivaient les criminels nazis dissimulés çà et là sans relâche. L’Autriche ne pouvait donc échapper à son passé, ce pays dont on disait qu’il faisait croire qu’Hitler était allemand et Beethoven autrichien.
En 2024, ce passé-là n’est pas révolu, mais dissimulé sous des braises qui ne demandent qu’à être ranimées même si tout cela prend un autre sens, bien au-delà des plaies spécifiquement autrichiennes.
Tout le débat d’aujourd’hui se cristallise autour de désarrois des populations, des tensions des peurs (du terrorisme, du retour de la guerre). Quand les peurs se réveillent, ce qu’on appelle les populismes poussent un peu partout à la porte, y compris de nouveau en Autriche pour les prochaines élections qui auront lieu cette année, y compris aux USA avec la prochaine élection présidentielle, et les totalitarismes s’affirment, en Russie, en Chine, en Corée du nord et ailleurs.
Si l’histoire reste, la mémoire s’efface et s’estompe avec la disparition des derniers survivants de la deuxième guerre mondiale et Frank Castorf n’aurait rien gagné à concentrer de nouveau la problématique de ce texte autour de la seule question autrichienne, ce que Claus Peymann avait brillamment déjà fait en 1988, dans une mise en scène dépouillée et d’une force poétique (et donc politique) inouïe (à l’instar du texte de Bernhard, lancinante poésie noire, lourde, poignante), même si le public de cette Première était rempli d’excellences de l’establishment politique local, marque d’un intérêt subit des excellences encravatées pour le théâtre de Castorf qui jusque-là n’avaient pas dû les remuer beaucoup. D’ailleurs, on entendait quelques dignes membres du « cercle d’or » à l’entracte commenter le spectacle en disant « Wahnsinn ! Wahnsinn » (quelle folie…) signe qu’ils n’avaient pas encore saisi le code du langage castorfien.
Aujourd’hui, la question des fascismes ou de ce que pour éviter les relents purulents on appelle pudiquement et d’une manière euphémique « populismes », se pose à un niveau plus large, très différencié et Frank Castorf illustre ici parfaitement ce que dans son article Sergio Morabito (voir le Blog du Wanderer) dit de la culture « La vraie culture fait ses preuves en remuant le couteau dans la plaie ».
Castorf va donc universaliser la problématique, à laquelle il n’est pas tout à fait étranger d’ailleurs. Il a grandi dans un pays, la RDA (la DDR) qui lui non plus n’a pas été dénazifié, comme l’a été sa sœur la République Fédérale, même si bien des criminels nazis y ont échappé au jugement, se fondant dans l’anonymat de la reconstruction, voire sauvés par les Etats-Unis y voyant d’excellent agents anti-communistes.
Mais en RDA, la présence du Communisme était censée être en soi une préservation du nazisme, et l’adhésion aux valeurs du communisme valait dénazification… On en connaît le résultat aujourd’hui, puisque c’est dans les Länder de l’ex RDA que fleurit essentiellement l’AFD .
Alors, Frank Castorf, analyste rigoureux de l’histoire et observateur impitoyable et sarcastique du monde superpose la question de la mémoire et de ses méandres, aux formes diverses que prend aujourd’hui le fascisme, qui se cache là où on ne l’attend pas, derrière la dictature des marques, derrière l’individualisme, derrière les errances des exilés, derrière les Mafias, derrière les icônes de notre mythologie moderne, derrière en quelque sorte, les insoupçonnables.
Citons deux expressions que je prends dans sa longue interview du programme de salle : « Der Faschismus kann also auch ganz andere Formen annehmen und die trainierten Abwehrreaktionen gegenüber bestimmten Zeichen und Worten wo möglich nicht reichen » (le fascisme peut donc prendre des formes tout à fait différentes et les réactions de défense habituelles face à certains signes et mots peuvent ne pas suffire) et « Faschismus muss nicht immer wie der Faschismus aussehen, den wir kennen » (Le fascisme ne doit pas toujours ressembler au fascisme que nous connaissons).
Il va donc explorer des formes et des lieux inattendus et comme à son habitude, recontextualiser le texte de Bernhard en usant d’autres textes, ici essentiellement de voyageurs américains parcourant l’Europe des années 1930, le romancier Thomas Wolfe et son journal de voyage, et un jeune étudiant du nom de John F. Kennedy (lui-même), dans une sorte de voyage fou alliant ironie, sarcasme, déchirement, angoisses et comique, un voyage de comédiens hors normes qui jouent tour à tour tous les rôles et qui traversent ce monde où vie et joie basculent en une seconde dans la tragédie et la mort, et essayer de montrer que le fascisme se cache là où on ne l’attend pas forcément et qu’il est un peu partout.
Ce qui l’intéresse chez Wolfe et Kennedy, c’est leur intérêt pour le fascisme mussolinien et le nazisme. Le jeune Kennedy observe que tout est ordre et calme, que les gens sont gentils et contents, et qu’au fond, une petite cure de fascisme ne fait pas forcément mal. Il est vrai aussi qu’il a été élevé dans un antisémitisme soft (si c’est possible) et que son père, ambassadeur US à Londres, était un infatigable défenseur du rapprochement avec l’Allemagne.
Le spectacle va allier un regard sur le nazisme et le fascisme, à un regard sur la culture US, que Castorf ne manque jamais de pointer en montrant quelle pression totalitaire elle exerce sur l’individu. On se prend à repenser au Mount Rushmore de son Ring avec les quatre idéologues du marxisme, en se disant que l’outil de représentation (Le Mount Rushmore) utilisé étant américain, et les représentés les marxistes, c’était aussi une manière de cultiver aussi une sorte de « en même temps ».
Il y a chez Castorf un archéologue de la modernité, un archéologue de nos plaies qui les traverse et les fouille, avec ses instruments : les mondes, les textes, les acteurs. Et selon la méthode des archéologues, il fouille par couches, mettant sans cesse en lien une couche et l’autre.
Le décor
La première image frappe immédiatement, un portrait géant d’Al Capone, cigare au bec, sur fond de drapeau américain. C’est la première prise à revers du public. Ceux qui s‘attendaient à un décor monumental d’Aleksandar Denić représentant une concentration de Vienne, comme il l’avait fait de Paris dans son Faust, se trouvent devant un plateau éclaté, rempli de signes divers, Al Capone, Marilyn Monroe,
une station du métro New yorkais Borough Hall à Brooklyn , comme dans Faust on avait une station du métro parisien avec en dessous (visible en vidéo) une voiture du métro, et sur scène quelques éléments de décor, un blockhaus blanc, un tramway miniature, et une pub lumineuse de Coca Cola (un fil rouge présent dans tous les décors de Denić et toutes les mises en scènes récentes de Castorf) avec aussi un distributeur de la rivale Pepsi Cola et ailleurs une palissade surmontée d’un néon écrit en gothique et en vieil allemand « Umbringen soll ma Ihnen ! » (Qu’on les tue), le tout sur un plateau tournant à l’intérieur d’un espace abritant dans le fond de scène, une gigantographie d’un rassemblement de Nuremberg où la foule immense fait le salut nazi.
Une fois encore les données de « l’hyperthéâtre » castorfien sont en place, c’est-à-dire un théâtre non linéaire, mais composé de fils qui se tissent, se croisent, voire se heurtent, en un système de références multiples qui aboutissent en profondeur à la représentation, comme autant de Links/liens que le spectateur va découvrir ou dérouler où même va se composer, comme à une sorte de buffet monstrueux de la grande bouffe castorfienne. Le décor même pose question, il se relie évidemment à d’autres travaux de Castorf et Denić, comme un autre chapitre qui trouverait sa place dans un grand roman théâtral.
Cela semble complexe et c’est étonnamment simple : si en 1988 l’Autriche non dénazifiée cachait son passé sous la musique agréable des valses et des Wiener-Schnitzel, en 2024, c’est le monde qui retrouve une menace totalitaire, fasciste, sous des habits « insoupçonnables » de Coca Cola, de Marilyn et de gloires US qu’on ne lie pas habituellement à l’idée de fascisme.
Et il y décèle parallèlement une fascination morbide envers le fascisme, et à cet effet Castorf cite dans le programme Susan Sontag à propos de Kennedy :
« Ce n'était pas un admirateur [d'Hitler] mais je pense que ce que Susan Sontag a décrit plus tard comme la fascination morbide, érotique, et aussi en partie esthétique que le fascisme exerce aussi sur des gens qui n'étaient eux-mêmes pas des nazis sur le plan politique, correspond très bien à Kennedy. »
Nous sommes là au centre de la question posée par ce spectacle. Une fascination diffractée pour le fascisme qui saisit le monde en 2024 comme elle dormait sous la Wiener Schnitzel et la valse de Vienne en Autriche en 1988. Pour mieux saisir l’idée, sous le salut nazi de Nuremberg, cette unanimité formelle et formellement fascinante qui émane de cette terrible photo, l’esthétique de la bête… Rendez-vous pour d’autres formes esthétiques disant la même chose, à la convention républicaine de l’été prochain aux USA…
La pièce
Nous l’avons évoqué, l’écriture de Thomas Bernhard, que ce soit d’ailleurs au théâtre ou non, est une écriture dense, poétique, rude, laissant peu de respiration, une prose faite de longues phrases, un théâtre rempli de très longs monologues, tendus, suffocants.
Heldenplatz est une pièce à dix personnages que Castorf va exploser, distribuant le texte à six acteurs, indifféremment hommes ou femmes, peu importe qui le portera. Comme à son habitude, il casse le déroulé, déplace les moments, insérant les textes de Wolfe ou de Kennedy, de manière que le Dieu-spectateur reconnaisse les siens et se constitue son propre bagage et parcours. Il ne dit évidemment pas autre chose que ce que dit la pièce, mais il rend l’ensemble haletant, comme un puzzle qui se ferait et se déferait selon le texte et les moments, superposant des images qui fonctionnent évidemment étrangement au vu du contexte et faisant de l’ensemble une sorte de voyages de comédiens se déplaçant d’un lieu à l’autre, pour des scènes ou des bribes de scènes et avec cette manière inimitable d’aller au front, c’est à dire d’aller au public, comme ce début qui commence par des gloussements de toute la salle à cause du monologue initial de Marcel Heuperman qui commence par « Buh », les huées, le rappel de la bataille d’’Heldenplatz, mais aussi avec cet humour de détournement les huées que Castorf se prend avec jouissance à chaque fois de la part d’un certain public, pendant qu’en arrière-plan Branko Samarovski (extraordinaire acteur octogénaire qui joue Robert Schuster, le frère du défunt), téléphone de manière agitée, et on va passer très vite à une scène de tramway, un mini tramway amené sur la tournette, comme ces petits véhicules de la taille de ceux qu’on trouve sur des manèges de fête foraine, structure en bois couverte de papier qu’on va bientôt déchirer, avant que la première scène « réelle » de la pièce, le repassage des chemises, ne prenne place. Déjà les choses se succèdent et étourdissent.
Après le repassage des chemises, les hommes vêtus de noir pour l’enterrement avec pour assistance tous ces mannequins qui font le salut hitlérien et qui se retrouvent en tas, montagne monstrueuse de fantômes monstrueux qui rappellent d’autres tas de cadavres vus et revus dans les films et constituent une sorte de mémoire collective.
Les scènes dans le métro sont aussi époustouflantes. La Station est une station de Brooklyn Borough Hall et la petite troupe s’y engouffre, et s’y installe, le wagon est écidemment tapissé de pubs Coca-Cola et on voit défiler le paysage, les stations, puis la campagne, au printemps, puis enneigée, comme un long voyage, et on se met à penser, un long voyage vers l’exil, aussi et puis on se met encore plus à penser un long voyage vers l’est, un long voyage vers la nuit et le brouillard des camps, d’autant qu’un des personnages meurt dans le wagon. Et immédiatement ce qui était théâtre et virtuosité technique prend à la gorge, parce que le métro devient évidemment métaphore de ces wagons pleins des déportés vers l’est qui quittent leur ville pour la mort, de manière d’autant plus cinglante que Castorf remplit bientôt ce wagon de juifs hassidiques revêtus de leur toque le schtreimel, dansant et partant en confiance vers l’extermination, incapables de penser que leur Allemagne veuille les exterminer. C’est fugace et c’est un coup de poing.
À un autre moment, la petite troupe se retrouve autour d’une table dressée comme la dernière scène de la pièce qui est un repas où Madame Schuster « tombe le visage en avant sur le plateau de la table » comme dit la didascalie. Ici, un des personnages (Marie-Luise Stockinger) épluche des pommes de terre bouillies, et les distribue ensuite, chacun dans son assiette l’écrasant ou la découpant. Peut-on s’empêcher de penser que la « Kartoffel » (Pomme de terre) est un des emblèmes de germanité, une métaphore des allemands, avec ce jeu où Inge Maux, merveilleuse actrice-chanteuse chante un chant Yiddish (c’est une spécialiste) puis s’écroule dans son plat de patates écrasées, comme à la fois allemande et non allemande, dedans dehors, actrice et victime.
Ces successions de scènes qui accompagnent le déroulé du texte, tantôt litanie tantôt aboiement, tantôt grondement ont quelque chose d’affolant, comme un monde qui est totalement désorienté et le texte de Bernhard lui-même semble s’effilocher, pris aussi dans l’écheveau des autres textes et notamment celui de Kennedy de 1937.
Castorf se penche sur la pièce pour essayer d’aller chercher des racines en Autriche et ailleurs, et évidemment à travers Capone, Marilyn Monroe les jambes écartées, Coca Cola, il montre un système de signes de ce qui est en même temps capitalisme et dérives, et donc origines du fascisme, évidemment dû aussi à la culture de l’individualisme qui isole l’homme et crée des peurs qui lui font se réfugier ensuite dans un collectif terrible (Nuremberg), identifiant des boucs émissaires qui rassurent sur soi en identifiant les bons (nous) et les méchants (tous les autres). Il faut se méfier des idéologies qui racontent qu’ils sont le bien qui lutte contre le mal. Il n’y ni bien ni mal dans le monde politique et dans l’histoire, il y a nous malheureux somnambules balancés d’un pont à l’autre du navire.
Il n’y a donc pas de fascisme sans ennemi contre qui se fédérer, ce fut le juif, c’est encore le juif tant l’antisémitisme renaît, mais c’est aussi l’immlgré, ici en Europe, en Autriche, en France et aux USA (ce que dit Trump des immigrés dans ses discours n’est pas loin des affiches nazies contre les juifs). La Mafia est aussi justement une de ces dérives, un État dans l’État, avec ses lois (le « code d’honneur »), ses luttes entre gangs rivaux c’est à dire des groupes cimentés autour d’un homme contre d’autres groupes, créant des batailles de la pègre, l’État fasciste devient mafieux avec le même type de code (voir Poutine en Russie).
Alors il reste aux humains, aux individus, d’errer dans un monde sans armature, sans patrie, sans référence, où les tableaux, et notamment les plus religieux n’ont plus de sens (la Cène de Philippe de Champaigne trône dans le Blockhaus) où les êtres sont plumes et paillettes (merveilleux costumes de Adriana Braga Peretzki) ou momies avec cette incroyable performance en Momie de Birgit Minichmayr, l’une des plus grandes actrices d’aujourd’hui des scènes allemandes quand elle hurle « C'est en Autriche que tout a toujours été le pire, tout le monde a toujours couru après la stupidité » avec son ton rauque, sifflant, variant sans cesse et d’accent et de volume.
Toute la partie finale, qui dure plus d’une heure, n’est plus que déliquescence, bruits, bribes de texte, musique (magnifique fond musical mystérieux et obsessionnel mais aussi quelquefois jazzy de William Minke) où les comédiens virevoltent passant d’un bout de la scène à l’autre, où ils se retrouvent comme précédemment dans le blockhaus, mais où du plafond et du lustre sort non plus la lumière mais la fumée, le gaz, avec évidemment l’allusion que tout le monde comprend, et ils vont ailleurs, jusqu’à perdre toute capacité à se mouvoir, Franz Pätzold et Marcel Heuperman finissent en course en sac, avançant avec peine, incapables de marcher, nus sous une robe de chambre ouverte, sautant et hurlant, comme complètement animalisés devenus des ombres, des figures sorties de l'humain.
Et de ce monde hallucinant où plus personne ne retrouve de valeur ni de direction dans ce tourbillon qui a évacué tout sens et qui se déroule laissant le spectateur impuissant et goguenard, tombe alors la fameuse réplique finale, « Tout ça était en fait une idée absurde de revenir à Vienne »
(Das ganze war ja eine absurde Idee
nach Wien zurückzugehen)
Qui tombe aussi en sonnant presque comme « c’était une idée absurde de revenir à cette pièce » parce que ce qu’elle nous fait trouver est pire que ce à quoi on s’attendait.
Les acteurs
Au milieu de ce charivari glaçant qui est métaphore du monde (il n’est que d’écouter chaque soir un journal télévisé) Castorf se refuse toujours à indiquer une actualité identifiable immédiatement, cherchant les racines de nos maux et de nos errances plus que leurs manifestations actuelles, la réussite du spectacle tient évidemment à l’alliance d’une mise en scène virtuose, avec ses jeux d’éloignement et de rapprochement (avec les vidéos terriblement intimes, vaguement monstrueuses des acteurs en gros plan fruit de ce magicien qu'est Andreas Deinert, avec Andrea Gabriel) et d’un groupe d’acteurs absolument inouïs, dont la performance est totalement inimaginable, changeant sans cesse de posture, de costumes, de position, de personnage, variant le ton, la hauteur vocale, des acteurs acrobatiques, lyriques, tragiques, sans un temps pour respirer.
On a déjà cité Marcel Heuperman, voix claire, ton tantôt ironique, tantôt terriblement pathétique, « autodérisoire », la « légère » et vaguement sexy Marie-Luise Stockinger, on a cité aussi Inge Maux, quasi octogénaire, sorte de mémoire errante, bouleversante dans sa manière de jeter les regards furtifs ou insistants, de chanter ses chansons yiddish (c’est une spécialiste du genre), à la fois présente et perdue, actrice-victime.
Branko Samarovski ultra octogénaire avec son émission tantôt épuisée, hors de tout souffle, ou incroyablement énergique au début notamment, d’un naturel époustouflant, qui distille quand il s’endort (ou meurt) dans le métro une immense émotion, une humanité déchirante avec ce zeste d’incompréhension du monde qui vous prend à la gorge rien qu’à entendre la manière de dire le texte, aussi belle sinon plus qu’un grand air d’opéra.
Encore plus incroyable, Birgit Minichmayr, feu d’artifice de jeu, de paroles jetées, caressées, murmurées. Je l’avais déjà vue, Marie Stuart sublime dans la Marie Stuart de Schiller à Salzbourg, elle est ici un kaléidoscope, du clown à la momie, de la tragédienne à la danseuse, distillant tour à tour tension et détente, sarcasme et larmes. Elle est éruptive, amère, puis, quand elle descend dans la station de métro elle est gagnée par le désespoir le plus noir, figurant une descente aux Enfers. Son jeu est changeant, son allure se transforme, ses différents costumes au-delà de la performance montrent l’être désorienté, perdu, incapable désormais de se raccrocher au monde ; nous sommes bien au-delà de l’Autriche, devant une métaphore de nous-mêmes. Cet art de l’acteur laisse pantois.
Enfin Franz Pätzold, dont le jeu à la fois concentré et explosif saisit sans cesse, avec ce corps qu’on voir trembler, tellement tendu, tellement intérieurement saisi qu’on en est presque hypnotisé. À lui échoit le monologue du texte de Kennedy où celui-ci exprime une certaine fascination pour Hitler en 1937 qu’il réussit à rendre presque tragique, comme des stances, un moment d’incroyable suspension stupéfiante. À chaque fois il exprime une sorte de sauvagerie et en même temps de fragilité, toujours au bord de la rupture. Lui qui avait été à Munich un Don Juan de Molière époustouflant (toujours avec Castorf) où qui campait dans Marie Stuart un éperdu Mortimer réussit là une performance d’acteur indescriptible, tant ce jeune acteur d’un peu plus de trente ans remplit la scène, par ses mouvements, par sa vitalité, par son sens du tragique, par sa versatilité et par l’incroyable épreuve physique : le jeu de la course en sac dans la dernière partie, en jouant entre texte, sauts, nudité qu’on cache en veillant à ne pas la cacher, en duo avec Marcel Heuperman devient aussi une sorte de performance dans la performance.
Ce sont des acteurs hors pairs qui obtiennent un incroyable triomphe au rideau final, mais ils sont aussi dirigés d’une main à la fois douce et ferme : Castorf a cet art de la direction d’acteur où il laisse le comédien trouver le personnage et sa voie, puis corrige çà et là, modifie un petit geste qui va tout changer, si bien qu’on sent dans cette troupe à la fois une cohésion autour du et des textes, mais aussi autour du metteur en scène qu’ils entourent affectueusement.
Frank Castorf aura sans doute déçu ceux qui attendaient une provocation incisive contre l’Autriche en suivant le texte de Bernhard. Ils lui reprocheront sans doute de diluer la force du texte en dispersant l’attention et noyant en quelque sorte le propos. Mais c’est tout le contraire.
Par cette dilution même, il montre que le texte de Bernhard n’a rien perdu de sa force ni de son actualité, parce qu’i ;révèle ce qui rampe sous les événements, une fascisation de la société née des excès du capitalisme et de ses dérives, le rôle non indifférent des Etats-Unis dans cette affaire (ne jamais oublier le nombre de criminels nazis que les USA ont soustrait aux tribunaux, les protégeant (Eichmann), les envoyant en Amérique du Sud (Barbie) les utilisant (Werner von Braun) au nom de la lutte contre le bolchévisme – sans passer sous silence le Maccarthysme et ses excès) et la manière dont les systèmes ou bien anesthésient ou hypnotisent les individus jusqu’à en faire des animaux ou bien les écrasent et les anéantissent, au sens propre.
Alors, il joue exactement ce qu’il dénonce, il métaphorise, il amuse, il dissimule sous la couleur, les paillettes les interstices, il effraie et inquiète aussi et au détour d’un virage, il rappelle l’histoire, les vagons vers les camps, les chambres à gaz, les individus seuls contre la machine exterminatrice, réelle ou psychologique qui a conduit au suicide le personnage de la pièce Josef Schuster, mais aussi Primo Levi en 1987 un an avant la création de Heldenplatz (et d’autres comme Paul Celan), et pour les mêmes raisons et selon le même mode (se jeter dans le vide). Ce n’est pas le souvenir du passé qui est ici marquant, mais sa présence dans le monde, une présence vivace et torturante, comme ces cris Heil Hitler que Madame Schuster, femme du professeur disparu, entend encore « en direct » dans la pièce, histoire immédiate indélébile. Ces faits de l’histoire que certaines mémoires ont cherché à oublier ou faire oublier, cherchent à effacer, à annuler, cancel-shoah en quelque sorte rendent la période d’aujourd’hui encore plus terrible, encore plus délétère et rend encore plus criminels ceux qui agitent de près ou de loin ces idées fétides parce qu’aujourd’hui, on sait tout, dans le détail, alors qu’aux temps de Thomas Bernhard on ne savait pas encore tout.
2024 pire que 1988.