Il y a dans le choix de Bérénice de Jean Racine quelque chose qui s'accorde naturellement à l'art d'un Romeo Castellucci attaché à la question de l'image et de la tragédie. Dans cette pièce que son auteur qualifiait de "vif succès de larmes", on trouve tous les principes non pas d'un théâtre de l'amour mais d'un théâtre de la violence. Bérénice est de toutes ses tragédies, la tragédie la plus violente car la plus abstraite et jetant les bases d'une véritable dialectique racinienne qui n'a pour seule issue que la mort ou la disparition. C'est vraisemblablement le texte le plus difficile à monter parce qu'il ne se passe absolument rien. Pas une goutte de sang, l'hémorragie est interne.
Tout est figé, paralysé et empêché – une situation véritablement "tragique" et en même temps d'une grande beauté formelle qui puise dans une langue à la structure inégalée. Castellucci pointe avec justesse le rapport paradoxal entre l'inactualité et la grande modernité de cette langue racinienne : "Racine appartient au futur, du fait de son combat avec le langage : il y a un abime caché, en-deçà du langage. Tout est dit pour être caché. Les mots emportent l'air. (…) Pour moi, la force que l'on ressent avant tout dans cette pièce est celle d'un frein. Tout est tenu, ou retenu. Les Grecs (et Saint Paul) avaient un mot pour l'exprimer : katechon (κατέχον : du Grec : qui signifie : ce qui retient). On peut ainsi ressentir l'abime caché, mais si proche, comme un voile fébrile entre le fond et la forme, le plongeon et le réel. D'un côté, il y a donc la politesse, la noblesse des mots et, de l'autre, tout proche, dans les recoins, cet abime, la violence, la mort, le sang."
Dans son "Sur Racine", Roland Barthes pose sous la forme d’une double équation ce rapport essentiel d’autorité d’où découle la violence : A a tout pouvoir sur B ; A aime B, qui ne l’aime pas. Ou, plus précisément dans cette pièce : Titus a tout pouvoir sur Bérénice, mais ne l’aime pas tant qu’il le dit (puisqu'il décide de la quitter), et Bérénice aime Titus, mais n’a aucun pouvoir sur lui (puisqu'elle ne peut pas empêcher qu'il la quitte). Romeo Castellucci met à nu les conclusions de ce que Barthes appelle "une sorte d’anthropologie structurale et analytique", avec ce héros enfermé en lui-même et incapable de projeter le sentiment amoureux sur un objet défini. Ce personnage racinien, cet "Homo racinianus" qui cherche à se libérer de lui-même, avec une expression verbale du sentiment amoureux qui demeure intransitif, grammaticalement sans objet : "J'aimais, Seigneur, j'aimais, je voulais être aimée". Cette force amoureuse est indifférente à son objet, créant un appel d'air qui crée une réaction en chaîne qui ne débouche que sur un échec.
Parler et faire – le corps et la voix
Castellucci opte pour une dramaturgie qui met à nu le principe barthésien du "Logos et Praxis" qui fonctionne comme une substitution de l'acte par la parole. La tragédie est un art de l'échec et plus précisément, un échec qui se parle :
"Voici peut-être la clef de la tragédie racinienne : parler, c’est faire, le Logos prend les fonctions de la Praxis et se substitue à elle : toute la déception du monde se recueille et se rédime dans la parole, le faire se vide, le langage se remplit. Il ne s’agit nullement de verbalisme, le théâtre de Racine n’est pas un théâtre bavard (bien moins en un sens que celui de Corneille), c’est un théâtre où agir et parler se poursuivent et ne se rejoignent que pour se fuir aussitôt. On pourrait dire que la parole n’y est pas action mais réaction. Cela explique peut- être pourquoi Racine s’est soumis si facilement à la règle formelle de l’unité de temps : pour lui le temps parlé n’a aucune peine à coïncider avec le temps réel, puisque la réalité, c’est la parole ; pourquoi aussi il a fait de Bérénice le modèle de sa dramaturgie : l’action y tend à la nullité, au profit d’une parole démesurée. La réalité fondamentale de la tragédie, c’est donc cette parole-action. Sa fonction est évidente : médiatiser la Relation de Force." Roland Barthes – Sur Racine (Éditions du Seuil, 1965, page 41)
En choisissant de vider le plateau et de faire de Bérénice le point unique vers lequel convergent et duquel émanent tous les flux, Castellucci restitue la circularité des conflits et la place centrale qu'occupe la parole dans la tragédie. Le principe est à la fois simple et redoutablement efficace : ajouter à la règle des trois unités (temps, lieu, action) le quatrième principe d'un personnage seul en scène. Le spectateur ne perçoit que la parole de Bérénice, avec au-dessus du plateau, la projection des répliques de Titus et Antiochus. Un peu comme on surprendrait une conversation téléphonique sans ne rien entendre de ce que répond l'interlocuteur au bout du fil, la tragédie se transforme en un long monologue. Précisons également que rien ne subsiste des scènes où Bérénice est absente afin de renforcer cette impression d'un personnage unique autour duquel se construit toute l'action. La voix est captée avec un micro placé au plus près des lèvres de l'actrice, faisant corps et se confondant avec elle au point de devenir une enveloppe sonore autant que corporelle. Amplifiée et parfois déformée en temps réel, la voix résonne avec étrangeté comme un élément très spectaculaire consistant à jouer entre le timbre naturel et artificiel au même titre que le débit de la parole qui parfois accélère ou ralentit à l'extrême.
Isabelle Huppert est à la fois l'instrument et l'architecte idéal pour réussir une pareille aventure. Son interprétation est comparable à celle des alpinistes réalisant des escalades dites en free solo, c'est-à-dire sans la sécurité que leur donneraient les cordes et les pitons fixés sur la paroi, avec comme seul choix possible celui de continuer de monter ou de mourir. La mémorisation rigoureuse des milliers de gestes à effectuer permet de réaliser un exploit comparable à celui d'Isabelle Huppert dans cette Bérénice d'un seul tenant et sans filet de sécurité. Interagissant physiquement et vocalement au cœur d'un spectacle conçu comme un vaste et complexe dispositif théâtral qui semble construit sur mesure pour elle, l'actrice se livre à un corps-à-corps avec la radicalité d'une mise en scène en forme d'expérience-limite. À l'exception de quelques scènes-pantomimes où des figurants interviennent pour jouer Titus et Antiochus et plusieurs sénateurs romains, elle est seule durant cette heure et demie de spectacle – portant la pièce sur ses épaules et ses cordes vocales. Le texte de Racine la traverse comme une force tellurique, une secousse sismique ou un flux qui remonterait des profondeurs. Castellucci la montre littéralement traversée par le texte, et littéralement, devenant le texte au point de se confondre avec lui et lui donner corps. Il faut remonter à des spectacles comme 4.48 Psychosis de Sarah Kane pour retrouver un souvenir d'une interprétation aussi bouleversante qui justifie ces propos du metteur en scène : "Elle est l'actrice définitive. Pour une pièce définitive. Il faut une actrice radicale comme Isabelle pour aborder l'un des textes les plus radicaux de l'histoire occidentale. La radicalité, au sens propre du terme, que je n'ai pas peur d'utiliser, est un point d'entrée dans la pièce. Avec Isabelle Huppert, feu central du théâtre, pour incarner Bérénice, l'enjeu est d'exprimer avec elle l'hardcore du théâtre."
Castellucci expose comme principe de l'extrême contemporanéité de ce texte l'extrême rigueur du carcan formel parfois livré tel quel ou bien coupé à la fin de chaque alexandrin, ou bien encore à l'état d'écho flottant et fantomatique. Isabelle Huppert est l'incarnation d'un texte dont on pourrait croire qu'il est restitué en temps réel, à moins que le temps de la vocalisation ne corresponde pas au présent mais à un passé dont il ne subsiste désormais que le souvenir sonore. Le monologue et l'absence des autres protagonistes donne l'illusion que le rôle s'exprime de l'intérieur d'elle-même avec la latitude offerte au spectateur de penser qu'il est dans la tête de Bérénice ou dans celle d'une personne qui croit être Bérénice. Le travail sonore réalisé avec le fidèle Scott Gibbons joue avec ce décalage spatio-temporel, donnant l'illusion que la voix qui nous parvient est l'écho d'une parole née longtemps avant, comme ces rayons qui mettent des années à parvenir d'un astre lointain jusqu'à la Terre.
Prométhée enchaîné
On pourrait également rapprocher cette mise en scène du Prometeo de Luigi Nono – monument sonore absolument inclassable, situé quelque part entre un oratorio et un opéra, mais dont le sous-titre résume à lui seul la portée et la profondeur : Prometeo. Tragedia dell'ascolto. Il y a dans Bérénice une parenté latente avec ce Prométhée enchaîné dont elle partage la situation entravée et véritablement "tragique". Eschyle et Racine se rejoignent dans ces plans visuels et les effets électroniques réalisés en temps direct, évoquant la structure en archipel de la "tragédie de l'écoute" de Nono, avec cette circulation du spectateur-auditeur parmi des îles-scènes dont on finit par oublier qu'elles appartiennent à une structure générale rigoureuse pour s'abandonner aux promesses d'une navigation soumise au gré des flots. L'oreille comme instrument tragique ultime, "organe de la peur" tel que le définissait Nietzsche, parlant de la musique comme "un art de la nuit et de la pénombre", sur la même ligne qu'un Castellucci parlant de Racine : "Je doute de la merveilleuse lumière de sa langue, il y existe aussi beaucoup d'ombre. Et c'est à cette ombre que je donnerai toute sa place." Le résultat est un théâtre tragique qui interroge et qui crée un espace mental autour du personnage et à partir de lui. Approche éminemment nietzschéenne qui réfute le psychologisme au profit d'un théâtre du réel qui pénètre le noir du corps. Pour Nietzsche comme pour Castellucci, la tragédie représente une forme d'art suprême, point de fusion des deux forces vitales et contradictoires qui sont l'Apollinien et le Dionysiaque. Le personnage de Bérénice est littéralement affrontée à ces deux éléments avec la double impossibilité que représentent Titus et Antiochus, sous un ciel désespérément vidé de ses dieux – la laissant seule face au choix impossible de la raison et de l'instinct, et livrant au spectateur la plus pure et la plus douloureuse des expériences cathartiques révélant la complexité de l'existence humaine.
Il donne à voir le trouble dans lequel est plongé le corps racinien, montré dans un désordre charnel alternant pleurs et soupirs, à la fois cible et flèche d'une enveloppe de sons et de bruits qui échappent au domaine du langage articulé et forment un puissant contraste avec la carrure ordonnée de la langue de Racine telle qu'on la vénère sous son vernis de rigueur classique. En choisissant de supprimer les répliques des autres personnages, Castellucci focalise l'attention sur cette parole qui s'épanche un monologue, flux vital et érotique ou bien témoignage de ce rapport de force qui s'instaure quand l'autre se tait et refuse de rentrer dans l'échange.
Acte 1 : l'acte d'Antiochus
Le spectacle s'ouvre sur un rythme obsédant qui tient à la fois d'un tocsin implacable et rappelle le célèbre rituel qui précède classiquement une représentation au XVIIe Siècle. On signale au public que la représentation va commencer, tradition dont l'origine se perd et qui marque symboliquement le passage du quotidien à l'univers fictif de la pièce. Sauf qu'ici, il n'est pas question d'évoquer les neuf muses antiques, la Sainte Trinité et le sort qu'on conjure, mais entrer irrésistiblement dans une scansion rituelle ponctuée par l'affichage électronique des composants du corps humain. Castellucci invite à pénétrer l'espace du théâtre par cette plongée verticale, par ordre décroissant jusqu'à l'infinitésimal et dans le même affrontement (corps à corps) avec le réel que les commentaires très prosaïques qui ponctuaient le déroulement du Sacre du Printemps [1] en détaillant la composition chimique de la poudre d'os projetée par les machines pendant le spectacle. Oxygène, Carbone, Hydrogène, Azote, Calcium, Phosphore… on atteint rapidement l'or sur lequel le décompte s'arrête et qui marque l'entrée en scène de Bérénice. Sa main, précisément, recouvert d'une couche d'or et qui semble arrêtée par la barre métallique qui tombe des cintres comme un obstacle.
Les pourcentages occupent ici l'espace où sont projetées les répliques des personnages absents, comme si l'échantillonnage chimique faisait office et venaient se substituer à eux comme une sorte d'hyper-présence matérielle et statistique. En pénétrant la matière jusqu’à sa structure atomique et le 0.00000000000000001 % du radium, Castellucci atteint spectaculairement un équivalent de ce que Barthes désignait justement chez Racine par la formule de "degré zéro de l'objet critique". Structurale autant qu'analytique, cette introduction en forme d'analyse chimique du corps humain renvoie conjointement à la mise à nu du corps de l'actrice qui interprète Bérénice aussi bien qu'à l'analyse du corps du spectateur au moment de découvrir le spectacle. La tragédie est montrée comme un phénomène ou un processus qui pénètre le corps et en modifie les éléments qui le composent. La tragédie obéit à une forme de rituel comme une mise à nu matérialiste qui place au centre le corps comme addition et décomposition des éléments chimiques qui le constituent.
Élément important du glossaire castelluccien, l'allusion à la machine est ici moins flagrante et se résume à ces chiffres et cette pédale de grosse caisse qui apparaît à plusieurs moments de la soirée, utilisée comme un instrument de percussion automatique contre le buste de l'empereur ou ici, la statue de la déesse égyptienne Bastet. L'effet produit est celui d'une amplification qui donne à la sculpture la fonction symbolique et sonore d'un corps résonant. La présence de la déesse-chat peut cependant interroger, dans la mesure où Castellucci semble ici confondre en une seul personnage la Bérénice princesse de Judée avec son homonyme la reine Bérénice II, épouse du pharaon Ptolémée III héritier de la dynastie lagide. Connue pour la célèbre constellation dite "chevelure de Bérénice", la reine égyptienne est passée à la postérité pour avoir ordonné la construction du Bubasteion d'Alexandrie [2], temple ptolémaïque dédié à Bastet, la déesse des parturientes. Privée d'une maternité qu'elle espérait sans doute de son union avec Titus, Bérénice recouvre la statue avec son voile comme pour tenter d'étouffer ce battement qui se superpose à la déclaration inopportune d'Antiochus. Peine perdue, ce sont trois lances qui se mettent à battre obstinément les longs draps qui entourent la scène, comme un destin fatal qu'elle ne peut endiguer.
Acte 2 : l'acte de Titus
Les rideaux se soulèvent et la scène passe du noir au blanc. Sur les trois pans, on devine malgré les nombreux plis la citation de Castellucci dans les notes de salle à l'égard de son actrice fétiche : "Isabelle Huppert est la synecdoque de l'art du théâtre occidental, c'est l'actrice mais aussi l'acteur par définition. Isabelle Huppert est une "représentation en tant que telle" je vais au théâtre pour voir Isabelle Huppert jouer Bérénice), c'est la flamme qui bat le rappel. Elle est Théâtre."
On peut voir dans cette intervention silencieuse du metteur en scène l'idée d'une mise en abîme du théâtre dans l'espace même de sa représentation. Comme Audrey Bonnet dans la Jeanne au bûcher qu'il montait à l'Opéra de Lyon (2017) et au Théâtre de la Monnaie (2019), le nom de l'actrice se confond avec le personnage et intègre la scénographie comme un élément symbolique et signifiant. Isabelle Huppert incarne Bérénice au point de se consumer littéralement dans son interprétation, comme à la toute fin de la pièce quand le frein tragique atteint son maximum et que le monologue ralentit à l'extrême, l'actrice laissant percer un touchant "Isabelle…" comme pour se parler et s'encourager.
Privée de Titus comme d'un aliment érotique, Bérénice/Isabelle peine à respirer tandis qu'en arrière-fond derrière un rideau de gaze se déroule comme un rêve l'apothéose de Titus, entouré par les sénateurs et symbolisée par une immense photo d'aigle qui glisse latéralement en dévoilant la scène
Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,
Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,
Cette foule de rois, ces consuls, ce Sénat,
Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat
Sa voix se brise avec un effet électronique d'auto-tune quand elle veut à lui parler et qu'il fuit cet entretien, aussi froid que cet iconique et pathétique radiateur en fonte contre lequel elle cherche vainement à se blottir pour y trouver de la chaleur
Hé quoi ! Vous me jurez une éternelle ardeur,
Et vous me la jurez avec cette froideur ?
Cet amalgame de premier et de second degré se lit dans la présence faussement incongrue de ce lave-linge dans lequel elle plonge un pan du rideau comme elle chercherait à laver son honneur ou purifier un péché tandis qu'elle regarde son reflet dans le miroir d'un pan pivotant
Mais quand je m'examine,
Je crois de ce désordre entrevoir l'origine
Acte 3 : L'annonce faite à Bérénice
L'acte est réduit à son strict minimum, du fait de l'absence de la longue scène dans laquelle Titus charge Antiochus d'annoncer à Bérénice qu'il veut se séparer d'elle. Cette coupure décuple l'effet produit par la réaction que cette nouvelle déclenche chez Bérénice. Celle-ci entre dans une fureur et une excitation extrême, réhaussée par l'amplification des effets électroniques qui font de sa voix une longue et douloureuse éructation et déchirure qui poussent Antiochus à lui révéler la terrible vérité :
Et vos refus cruels, loin d'épargner ma peine
Excitent ma douleur, ma colère, ma haine.
Seigneur, si mon repos vous est si précieux,
Si moi-même jamais je fus chère à vos yeux,
Éclaircissez le trouble où vous voyez mon âme.
Que vous a dit Titus ?…
On passe du chaos et du fracas sonore à un soudain silence dans lequel on entend crépiter la couronne de néon rouge qui descend lentement des cintres comme un signe couleur sang.
Nous séparer ? Qui ? Moi ? Titus de Bérénice !
Acte 4 : L'affrontement Titus-Bérénice
L'acte débute par une longue scène silencieuse où deux figurants (Cheikh Kébé et Giovanni Manzo) exécutent ce qui s'apparente à une mystérieuse cérémonie rythmée visuellement par deux rubans suspendus en hauteur et actionnés par un moteur qui alternativement les dévident et les enroulent, montant et descendant comme une respiration. On imagine librement la représentation de Titus et Antiochus, aussi bien que le schéma du roi/empereur avec son confident. Aussi lents que précis, les gestes remplacent les mots, formant une sorte de pas-de-deux cérémoniel. Bérénice est dissimulée sous une couverture rudimentaire, telle une tragi-comique mendiante agitant un verre pour réclamer l'amour comme on demanderait l'aumône
Phénice ne vient point ? Moments trop rigoureux,
Que vous paraissez lents à mes rapides voeux !
Le figurant sépare les deux rubans qu'il avait noué au préalable, tandis qu'apparaît le même anneau doré qui figurait l'union mystique dans Vita Nova (2019) [3]. Quittant la couronne de laurier qu'il accroche à l'anneau, le double symbole s'envole vers les cintres ("Hé bien, il est donc vrai que Titus m'abandonne ? Il faut nous séparer. Et c'est lui qui l'ordonne.") . Comme sonnée par ce coup qui la frappe, Bérénice lutte audiblement contre une mémoire qui semble la fuir, séparant chacun des mots de sa célèbre réplique où la première et troisième personne se confondent :
Que le jour recommence et que le jour finisse,
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?
Une dernière tentative de résistance la soulève, enchaînant froidement avec un débit accéléré un réquisitoire agressif
Non, je crois tout facile à votre barbarie.
Je vous crois digne, ingrat, de m'arracher la vie.
De tous vos sentiments mon cœur est éclairci.
Je ne vous parle plus de me laisser ici.
Qui moi ? J'aurais voulu honteuse, et méprisée,
D'un peuple qui me hait soutenir la risée ?
avant de conclure sur un constat aussi lapidaire que glacial :
Et sans me repentir de ma persévérance,
Je me remets sur eux de toute ma vengeance. Adieu.
S'ensuit une deuxième longue pantomime qui vient conclure l'acte, montrant à la manière d'une procession shintoïste, l'empereur assis au centre d'une grande croix rappelant les couleurs rouge et bleue des rubans et porté en triomphe par une dizaine de figurants tandis qu'on entend à nouveau le même rythme lourd battant contre un buste antique posé à même le sol. On distingue fugacement des situations qui rappellent certains tableaux néoclassiques comme le serment des Horaces, aperçu dans des spectacles comme la Flûte enchantée, ainsi que l'esclave mourant et l'esclave rebelle de Michelangelo et le groupe des bourgeois de Calais sculpté par Rodin. Nulle volonté ici de désigner une référence particulière, mais simplement de créer un réseau rhizomique dans lequel le sens cède à des éléments de perception, des stimuli à la fois très forts et très primaires comme le bruit cet immense drap qui se soulève et retombe ou bien la tension et le contraste caravagesque de ces corps dénudés sur fond noir.
Acte 5 : Le départ de Bérénice
On recommence à zéro. Ou plutôt on énonce l'alpha et l'oméga du langage, cet alphabet qu'on avait déjà croisé il y a peu dans Walküre (où ils servaient de runes à Wotan) et qui est ici énoncé de A à Z comme un compte à rebours et des composants du corps humain. Le très haut taux de sodium laisse imaginer qu'on est ici en présence de la composition chimique des larmes de Bérénice, dont le taux très bas d'oxygène traduit dans le même temps le trouble extrême. En robe couleur flammes, elle règle ses comptes
Non, je n'écoute rien. Me voilà résolue.
Je veux partir. Pourquoi vous montrer à ma vue ?
Pourquoi venir encore aigrir mon désespoir ?
N'êtes-vous pas content ? Je ne veux plus vous voir.
La voix est nue, débarrassée de tous les effets de sonorisation, à l'exception de quelques discrets chants d'oiseaux.
Je connais mon erreur, et vous m'aimez toujours.
Votre coeur s'est troublé, j'ai vu couler vos larmes.
Bérénice (Isabelle), Seigneur, ne vaut point tant d'alarmes,
Ni que par votre amour l'univers malheureux,
Dans le temps que Titus attire tous ses voeux,
Et que de vos vertus il goûte les prémices,
voie en un moment enlever ses délices. (…)
Ce n'est pas tout, je veux en ce moment funeste
Par un dernier effort couronner tout le reste.
Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus.
Adieu, Seigneur, régnez, je ne vous verrai plus.
Le monologue ralentit à l'extrême… L'absence des répliques faisant du dialogue terminal avec Titus et Antiochus un unique long flux monologue au sein duquel l'actrice achève de disparaître mais sans mourir, à l'instar des deux autres protagonistes qui forment avec elle la figure triangulaire de cette tragédie. Le frein est serré à son maximum, et dans un effort surhumain, elle laisse percer cette "Isabelle" qui semble adressé à elle-même comme pour s'encourager à terminer son monologue. Elle se tâte le front, cherche ses mots comme affrontant la pire des épreuves pour une actrice : cette perte de mémoire qui signifie à la fois la mort et la disparition du discours tandis qu'une ultime vidéo montre en time-lapse un lys rouge qui, lentement, finit par s'assécher et mourir… – peut-être une allusion à l'échec amoureux tel que le décrit Anatole France dans son roman éponyme ou bien plutôt bien le symbole de cette pureté fanée qui préfère l'éloignement au déshonneur.
Tout est prêt. On m'attend. Ne suivez point mes pas
Mais le dernier mot, cet "hélas !" prononcé par Antiochus (mot réduit au silence que lui impose le principe de la mise en scène), ce mot cède la place à un brutal "Ne me regardez pas !" – pure invention d'un Castellucci confiant à son interprète des mots définitifs qui font écho au prémonitoire "Je lui dirai, partez, et ne me voyez plus" que confiait Titus à son confident Paulin (Acte 2, scène 2)
Ne me regardez pas, fuyez mon regard. Et, joignant le geste à la parole, Bérénice dissimule ses yeux derrière sa main alors qu'un faisceau lumineux reste braqué sur elle durant de longues minutes silencieuses durant lesquelles le public retient son souffle. La voix se dissocie du corps, une voix déformée électroniquement jusqu'à une enveloppe fréquentielle en infra basse qui fait disparaître le mot. Le rideau se referme sur le même bip lumineux qu'au début.
Hurlée à deux reprises, cette exorde terrible ("Ne me regardez pas") forme l'ultime et imaginaire alexandrin qui résume et referme la tragédie tout entière. "Ne me regardez pas" exprime la dramaturgie d'une pièce construite comme une lente sortie de scène des trois protagonistes principaux. Impossible de ne pas regarder puisque à ce moment exact, la tension est à ce point insupportable, qu’elle ne peut se résoudre que par cet appel à l'aide, presque un cri primal et cathartique. Le personnage confondu avec l'actrice demande ici l'impossible. Et le processus de Castellucci est parvenu à son point ultime, consistant à retourner le texte comme un peau pour en laisser percevoir l'intimité de la chair, travaillant au plus près le corps et la fonction de l’actrice et superposant le personnage à la femme au point de l’imprimer profondément comme un trauma intérieur. Ce faisant, la réminiscence dépasse le stade de la récitation et la tragédie nait de ce décalage qu'on peut qualifier d'asynchronisme. Un personnage qui est et se souvient avoir été le personnage, avec une voix perçue comme présence physique et charnelle ou bien réduite à un son lointain et déformé par le processus externe de l'électronique. Rien de plus tragique en définitive que le spectacle d'une tragédie qui tente de se relier au monde et atteindre une dimension universelle précisément par son aspect spectaculaire et le prisme des images que lui impose cette mise en scène.
[1] https://www.festival-automne.com/edition-2014/romeo-castellucci-sacre-printemps
[2] https://www.wikiwand.com/fr/Bubasteion_d%27Alexandrie
[3] https://www.festival-automne.com/edition-2019/romeo-castellucci-la-vita-nuova