Excommunié de la chapelle surréaliste par le "pape" André Breton dès 1932, Luis Buñuel se tourna vers le parti communiste et une brillante carrière de cinéaste. Dans une veine expressive assez proche de Viridiana (1961) ou La Vie criminelle d'Archibald de la Cruz (1955), l'Ange exterminateur est un film complexe et provocateur qui invite les spectateurs à réfléchir sur la nature de la culpabilité, du destin et de la folie. La direction d'acteurs se combine à une exploration profonde de l'inconscient humain. La thématique rappelle une forme de retour aux sources surréalistes de Buñuel, exhortant le spectateur à ne pas chercher à tout prix le sens et la signification des symboles présents dans son film. Riche en étrangetés rappelant l'errance onirique du Chien andalou (1929) et de L'Âge d'or (1930), l'Ange exterminateur raconte l'histoire d'une société d'aristocrates et de bourgeois invités à diner chez l'un d'eux, Edmundo et Lucia Nobile. La similitude du prénom est une clé que Thomas Adès associé à la citation de Lucia di Lammermoor dont il est fait mention dans le film et qui devient l'œuvre lyrique qui précède véritablement le dîner dans l'opéra. La petite société est constituée d'une galerie de portraits hauts en couleurs avec un colonel, un chef d'orchestre et sa femme pianiste, une patiente et son médecin, un couple d'amoureux, Eduardo et Beatriz ainsi qu'un explorateur… en tout 14 personnages disparates qu'un étrange sort retient prisonnier dans un salon sans qu'on puisse savoir pourquoi et alors même que la porte est grande ouverte. Cette série d'incohérences distillent un parfum d'étrangeté dont la valeur métaphysique à peine esquissée laisse au spectateur une totale liberté d'interprétation. La critique sociale y est évidente, mais également des sous-couches invitant à lire le drame à la lumière du Huis-clos de Sartre ou même de la parabole "Devant la Loi" de Kafka [1]. Ce syllogisme de l'absurde a pour cadre ce salon bourgeois qui devient l'univers carcéral et le miroir révélateur pour ces personnages en quête d'issue. On suit pas à pas leur longue déchéance durant des jours qui débouche sur la mort de trois personnages et des comportements primitifs, chacun luttant pour sa survie, copulant devant les autres ou creusant le sol pour y chercher l'eau dans les canalisations. Rien ne nous est épargné de cette réduction à l'état de nature, jusqu'à cette viande qu'on fait cuire en mettant le feu à des débris de violoncelle… en guise de très didactique leçon morale.
On navigue à vue dans une illustration de ce que Freud avait développé dans son "Malaise dans la civilisation" (1930), ouvrage majeur et inspirant pour le mouvement surréaliste dans lequel l'auteur explore la nature de la civilisation humaine et les tensions entre les désirs instinctifs individuels et les exigences de la société. La nature humaine primitive, caractérisée par des pulsions instinctives telles que l'agressivité et la sexualité, sont refoulées par la société afin de maintenir l'ordre social. Ce refoulement crée des tensions internes chez l'individu, ce qui conduit à des sentiments de frustration, voire de souffrance psychique. Pour Freud, le prix de la civilisation est la renonciation à une partie de notre liberté instinctuelle, ce qui crée un conflit entre le moi et le surmoi, entre nos désirs individuels et les normes sociales. La sublimation peut fonctionner comme solution potentielle à ce malaise, en canalisant les pulsions instinctives vers des activités socialement acceptables et créatives mais sans que le malaise fondamental de l'existence humaine ne puisse être entièrement éliminé, comme le traduit l'initiative de Leticia Maynar, qui parvient à éviter le sacrifice d'Edmundo et la libération momentanée des autres convives.
Initié au chef‑d'œuvre cinématographique de Luis Buñuel par sa mère Dawn Adès, historienne d’art spécialiste du surréalisme, Thomas Adès partage avec Calixto Bieito le même intérêt pour cet univers de faux-semblants et d'étrangeté. Le livret en trois actes de Tom Cairns s'adapte parfaitement au scénario du film, à l'exception notable de la dernière scène dans la cathédrale qui évacue la dérisoire dimension de l'apocalypse et de la rédemption. Moins inspiré et moins dynamique (quoique assez similaire au premier abord) que le décor imaginé par Rebecca Ringst pour le Guerre et Paix de Prokofiev au Grand Théâtre de Genève, la scénographie d'Anna-Sofia Kirsch présente un immense espace d'un blanc immaculé montant jusqu'aux cintres et embrassant le cadre de scène au point de la faire déborder sur les côtés. Le piano à queue est au centre, avec une série de fauteuils rouge écarlate sont un seul est marqué par une croix mystérieuse comme une signature (Tapiès ?). Perdu dans ce salon aux dimensions de cathédrale, le jeune Yodi promène ses ballons de baudruche en forme de moutons – référence à l'irruption dans le film d'un véritable troupeau de mouton, accompagnés par un ours qui ici, prendra la forme d'un ours en peluche présenté tel un Christ en croix avec lequel Lucia de Nobile s'accouplera spectaculairement…
Les personnages y pénètrent dans cet espace en même temps qu'une volée de cloches qui indique le début de l'œuvre et des péripéties. Cette liturgie de l'horreur et de la désillusion sied parfaitement au lexique de Calixto Bieito dont on retrouve ici sans surprise le catalogue des obsessions. Traité sur le mode d'un carnet d'esquisses dont on tournerait les pages, le metteur en scène aligne les portraits, prisonnier d'une partition qui détourne ce qui dans le film s'apparentait à l'impression générale d'un grand dérangement, en confiant à chaque personnage un air de bravoure en guise de signature vocale. Le résultat est un langage scénique souvent ton sur ton et mettant à nu le sentiment d'une (trop) longue et désuète démonstration morale, à la fois ultra cérémonielle et anti-religieuse (la cantatrice portée les bras en croix sur la table, telle une procession à la Vierge, le señor Russell emmailloté tel un Lazare au tombeau…)
Le regard parcourt ce plateau où les personnages viennent chacun à leur tour imposer au premier plan des situations ultra symboliques dans un (H)adès aux allures de pandémonium mondain. L'absurdité de la situation sert de démonstration impossible qui débouche sur une égalité somme toute banale entre normalité et anormalité, réalité = surréalité etc. Seules les adresses humoristiques ("je vous prie, jouez-nous du Adès !") trompent l'ennui, avec la surprise du chef à la fin quand le décor pivote sur lui-même et que la porte à l'arrière se retrouve au premier plan avec les personnages grimaçant un ultime Libera me qui n'est pas sans rappeler le glaçant Pater noster de Eisenhardt qui conclut Die Soldaten de Bernd Alois Zimmermann.
La tension ne semble jamais retomber durant ces quelque deux heures de musique alternant récitatifs, duos et arias hystériques avec une mention spéciale pour les aigus de la cantatrice qui décrochent un contre la planant au-dessus du maëlstrom enchevêtré des autres voix solistes. Cette forme de libération performative joue sur des pics expressionnistes dont la répétition finit par lasser, l'essentiel se concentrant sur des figures circulaires qui cherchent une résolution à l'imitation de ces personnages prisonniers de la malédiction. L'intrusion facétieuse d'une guitare flamenca ou le martèlement obsédant des tambours appelant au sacrifice de la victime expiatoire (pâle allusion au rituel de la semaine sainte de Calenda que Buñuel citera dans plusieurs de ses films [2]. Autre couleur instrumentale surnaturelle, et allusion à la présence de l'Ange, les Ondes Martenot font entendre des coulures expressives façon vieux films d'épouvante avec Béla Lugosi et Boris Karloff… Beaucoup d'effets impressionnants pour une musique dont l'agitation ne marque pas vraiment la mémoire ni l'émotion, malgré l'engagement du compositeur œuvrant en personne au pupitre de l'Orchestre de l'Opéra de Paris.
Le plateau répond avec brio à la nervosité et l'excitation de l'écriture, se pliant vocalement à l'exigence et à l'engagement de la direction d'acteurs même si l'on peut regretter que le choix de la traduction anglaise affaiblisse l'impact des dialogues du film de Buñuel. Nicky Spence est un Edmundo de Nobile très vif et incarné, avec une présence aussi marquée que celle de Anthony Roth Costanzo en Francisco de Ávíla (que Bieito imagine en évangéliste de cette Passion profane). Des lauriers également pour le Seńor Russell de Philippe Sly et le docteur Conde de Clive Bayley – un peu moins pour le Raul Yebenes de Frédéric Antoun ou l'Alberto Roc de Paul Gay, moins constrastés et présents que le vitupérant Colonel de Jarrett Ott. Côté féminin, on notera la belle énergie de Jacqueline Stucker (Lucia) et surtout la Leticia de Gloria Tronel qui se coule à merveille dans le personnage à la fois (obscur ?) objet de désir et oiseau déchiré d'aigus dans une cage invisible que lui dessine le metteur en scène. Petite déception pour la Leonora Palma de Hilary Summers mais Christine Rice (Blanca) et Claudia Boyle (Silvia) se tirent brillamment de deux airs composés sur des poèmes de jeunesse ajoutés par Adès. Le duo très tristanien entre Beatriz et Eduardo (Filipe Manu) et Amina Edris (Beatriz) offre une belle parenthèse élégiaque au flux mélodique échevelé.
[1] https://journals.openedition.org/leportique/492
[2] https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cpc90010172/espagne-les-tambours-de-calanda