« Théodore Rousseau, la voix de la forêt ».
Petit Palais, Musée des beaux-arts de la Ville de Paris, du 5 mars au 7 juillet 2024.

Commissariat : Annick Lemoine, conservatrice générale du patrimoine, directrice du Petit Palais, commissaire générale ; Servane Dargnies-de Vitry, conservatrice peintures au musée d’Orsay, commissaire scientifique.

Exposition visitée le lundi 4 mars 2024 (vernissage presse)

Théodore Rousseau (1812–1867) n’avait plus fait l’objet d’une exposition monographique en France depuis… le centenaire de sa mort ! Le Petit Palais comble cette lacune avec une présentation qui éclaire la trajectoire de cet éminent membre de l’école de Barbizon, auquel on attribue notamment, bien avant les impressionnistes, la première grande toile entièrement peinte en plein air.

Pour Théodore Rousseau, l’affaire était entendue : en matière de peinture, il devait en aller de la nature comme de l’histoire. Autrement dit, il fallait traiter le paysage comme si ce genre, assez dédaigné par la hiérarchie classique, pouvait tutoyer les sommets. Par le format, déjà : dès 1834, Rousseau se lance dans une toile aux dimensions presque héroïques, Le Mont-Blanc, vu de la Faucille. Effet de tempête. Des paysages de grand format, il y en avait parfois eu par le passé, mais il s’agissait en général de représentations d’une nature très peuplée, très humanisée. Rien de tel avec Rousseau, qui exclut en le plus souvent l’humain de ses compositions. En lieu et place de héros mythologiques, bibliques ou historiques, l’artiste proposera… des arbres. Ce choix s’exprime dès son entrée dans la carrière : alors qu’il est l’élève du peintre Jean-Charles-Joseph Rémond, spécialiste du « paysage historique » (l’exposition en montre un bon exemple, où un tout petit Caïn tue un tout petit Abel, au milieu d’une nature inventée), le jeune Rousseau, âgé de 17 ans en 1829, décide que le concours du Prix de Rome, pourtant objectif suprême de toute formation artistique, n’est tout simplement par pour lui. Cette rébellion est symptomatique d’un caractère intransigeant, qui rejette avec dédain la voie des honneurs officiels. Les honneurs officiels se vengeront, du reste, car entre 1836 et 1847, il n’arrive à faire admettre aucune des toiles qu’il envoie au jury du Salon, ce qui lui vaut le surnom de « grand refusé ».

En l’occurrence, le problème ne vient pas uniquement de ce que Rousseau refuse les catégories en vigueur et qu’il prétend hisser le paysage pur à des hauteurs que le milieu académique n’ose imaginer. Ce qui chagrine les tenants de la tradition, c’est la technique adoptée par ce jeune homme, qui s’inscrit résolument dans le courant romantique – son Effet de tempête susmentionné l’indique assez clairement, par son déchaînement de passion – et qui se sert du bout de son pinceau pour gratter sa peinture, ou qui liquéfie sa matière pour mieux évoquer le grain d’une roche, par exemple. S’il s’est d’abord soumis à l’exigence d’une facture lisse durant ses années d’apprentissage, il s’en affranchit bien vite – raison pour laquelle il ne sera plus accepté au Salon, où il avait pourtant été admis en 1834, du temps où il consentait encore à peindre avec une certaine minutie). Se pose d’ailleurs pour beaucoup de ses toiles la question de l’(in)achèvement, car le peintre avait l’habitude de souvent remettre son ouvrage sur le métier – la grande Forêt en hiver au coucher du soleil qui n’a pas pu quitter le Metropolitan Museum de New York fut ainsi commencée en 1845 et Rousseau y travaillait encore l’année de sa mort, plus de vingt ans après.

ILL. 1  Théodore Rousseau, Le Mont-Blanc, vu de la Faucille, effet de tempête, commencé en 1834, huile sur toile 146,5×242 cm. Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhague, Danemark © Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhague.

Tout change pour Théodore Rousseau avec la Révolution de 1848. Les autorités de la jeune IIe république ont sans doute reconnu l’un des leurs dans ce peintre révolutionnaire, et Ledru-Rollin en personne, alors ministre de l’Intérieur, vient commander pour l’Etat une œuvre à celui qui n’est plus persona grata au Salon depuis plus de dix ans. Ce sera Sortie de forêt à Fontainebleau, soleil couchant, qu’il livrera quelques années plus tard, et auquel il donnera pour pendant une représentation du même site à un autre moment de la journée (ce qui, quoi qu’en dise le cartel de l’exposition, ne suffit peut-être pas tout à fait à préfigurer les séries que peindra Monet à partir des années 1870). Au Salon de 1849, la toile qui marque son grand retour, Une avenue, forêt de L’Isle-Adam, annonce pourtant par son poudroiement de lumière un peintre comme Monticelli, qu’admirait tant Van Gogh. A noter aussi que cette vue de forêt inclut des vaches et même des bergères, signe que l’humain n’est pas radicalement exclu de l’art de Rousseau. Une preuve éclatante devrait en être La Descente des vaches dans le Haut-Jura, grande toile (259 x 162 cm) hélas aujourd’hui inexposable car devenue totalement illisible du fait de l’utilisation de bitume. Comme pour la célébrissime peinture d’histoire moderne de Géricault, Le Radeau de la Méduse, le noircissement de l’œuvre paraît hélas irréversible, ce qui transforme ce paysage diurne en scène nocturne, raison pour laquelle l’œuvre est restée au musée Mesdag de La Haye, et ne peut guère être évoquée que par des esquisses, dont une de grand format mais laissée inachevée.

ILL.2 Rousseau, Théodore (n.1812–04–15 – d.1867–12–22), La campagne au lever du jour (Titre principal), 1859. Huile sur bois. Petit Palais, Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris.

La technique, ou les différentes techniques de Rousseau étonnent aussi parfois par le choix audacieux des couleurs (le vert de La Mare aux fées, forêt de Fontainebleau, vers 1848), leur superposition presque transparente (L’Arbre penché au carrefour de l’Epine, 1852), la

manière de tracer le contour des nuages dans un ciel à l’aspect inachevé (Les Gorges d’Apremont en forêt de Fontainebleau, après 1862). Rousseau fut aussi un dessinateur brillant, comme l’exposition le montre fort bien, avec des fusains de grand format, dont on s’est longtemps demandé s’il pouvait s’agir de préparations en vue de toiles jamais réalisées, mais qui semblent bien avoir été conçues comme des œuvres à part entière. Certaines huiles sur toile donnent l’impression d’un dessin sur papier, comme la superbe Campagne au lever du jour (1859), et certains dessins particulièrement minutieux se distinguent à peine des photographies contemporaines (Le Gray, Cuvelier, Marville) exposées à proximité.

ILL. 3 Théodore Rousseau, Le Massacre des Innocents, 1847, huile sur toile, 95 cm×146,5 cm. La Haye, Collection Mesdag © Collection Mesdag, La Haye

Si la représentation de l’humain ne l’intéressait que très médiocrement, Rousseau n’en fut pas moins portraitiste, du moins, portraitiste d’arbres. Plusieurs de ses œuvres apparaissent comme la représentation en pied d’un arbre que le titre identifie par son nom. Et pour celui qui refusait la peinture d’histoire, l’exposition se conclut sur une grande toile que l’artiste avait baptisée Le Massacre des innocents (1847), sujet ô combien classique, éminemment traité par Rubens, Poussin et tant d’autres. Ce n’est pourtant pas à un fameux épisode biblique que renvoie l’œuvre en question, mais à un massacre tel qu’en commettent les bûcherons de la forêt de Gastine selon Ronsard : l’autre titre de ce paysage qui paraît plus dessiné que peint est en effet Abattage d’arbres dans l’île de Croissy. Quelques années plus tard, le peintre qui déclarait écouter la voix des arbres écrivit au ministre de l’Intérieur – non plus Ledru-Rollin, mais le duc de Morny, le Second Empire approchant à grands pas – pour demander que la forêt de Fontainebleau soit préservée des coupes intempestives. Ainsi naquit la première réserve naturelle au monde, « réserve artistique » dont on peut se demander si la motivation n’était tout de même pas plus esthétique qu’écologique à strictement parler.

Catalogue sous la direction de Servane Dargnies-de Vitry, broché, 208 pages, 22 x 28 cm, 139 illustrations, 35 euros. 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhague.
© Paris Musées / Petit Palais
© Collection Mesdag, La Haye
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