La Rotonde située au deuxième étage du Musée Guimet accueille depuis plusieurs années les présentations thématiques d’estampes japonaises. Mais à l’heure où les salles d’exposition du sous-sol proposent un rassemblement d’œuvres nippones autour du Dit du Genji, et alors que le musée parisien des arts asiatiques s’apprête à ouvrir une année chinoise, la susdite Rotonde est cette fois « annexée » par l’Empire du Milieu, à l’occasion d’une exposition consacrée aux créations graphiques de celui que le sous-titre de cette manifestation présente comme « un artiste chinois à Paris » : T’ang Haywen, dont le plus clair de la vie se déroule effectivement en France, puisqu’il arriva dans la capitale en 1948, à l’âge de vingt et un ans, et y vécut jusqu’en 1991.
Si le Musée Guimet peut offrir au public cette nouvelle exposition (qui n’est pas la première in situ puisque T’ang Haywen avait déjà été honoré en 2002), c’est grâce à une convergence de facteurs. D’abord, en 2002 et 2003, des collectionneurs privés ont fait don à l’institution de toute une série d’œuvres qui, à elles seules, constituaient déjà un échantillon assez représentatif, puisqu’il s’agissait de peintures réalisées entre 1967 et 1975, et d’une série de portraits datant de 1985. Et surtout, en 2022, la Direction national d’intervention domaniale a alloué à cet établissement deux cent deux œuvres supplémentaires de l’artiste, ainsi que de quelque quatre cents documents d’archives personnelles. Il y avait là largement de quoi montrer la production de T’ang Haywen dans toute sa diversité, depuis sa venue en France jusqu’à ses ultimes années, et le Musée Guimet n’a pas hésité.
Pourtant, le nom de ce peintre n’est guère connu du grand public, Zao Wou-ki étant l’arbre qui cache la forêt chinoise en France. Zao était de sept ans l’aîné de T’ang, il a vécu plus longtemps, et ses toiles très colorées, de grand format, suscitent peut-être une adhésion plus immédiate. Beaucoup moins présent dans les institutions muséales françaises, T’ang a surtout peint sur papier, et souvent en noir et blanc. Comme Zao, il est considéré comme « peintre français d’origine chinoise », et il est à souhaiter que cette exposition au Musée Guimet ne le renvoie pas, dans l’esprit de certains visiteurs, au seul exotisme de ses origines, puisque son œuvre s’inscrit en fait dans l’abstraction internationale de l’après-guerre.
Le titre de cet article n’est évidemment pas à prendre au sérieux, d’autant plus que l’enfance de T’ang Haywen fut en réalité marquée par l’événement inverse, l’invasion de la Chine par le Japon en 1937. Sa famille partit alors pour le Vietnam et il fit ses études au lycée français de Saïgon. De là, l’émigration vers la France dut lui apparaître comme une évidence. Ses parents crurent qu’il partait faire des études de médecine, mais il s’inscrit à l’Académie de la Grande Chaumière et entreprit des études de lettres à la Sorbonne.
Ses débuts artistiques se placent sous le signe de la figuration, dans un style un peu décoratif et très fifties : paysages bleutés à l’aquarelle, dont certains peuvent renvoyer à la tradition chinoise de la représentation de montagnes et de cascades. A cette époque, il visite probablement les musées de France, car l’exposition inclut un dessin d’après l’un des deux chefs‑d’œuvre de Goya conservés au musée de Lille, La Lettre, aussi appelé Les Jeunes. C’est aussi la période où il dessine des cartes de vœux, qui lui permettent de donner plus libre cours à son imagination.
Sous l’influence de maîtres occidentaux du XXe siècle comme Matisse ou Klee, son art s’affranchit peu à peu de l’évocation du réel. Dans les années 1960, il explore de nouvelles techniques et de nouveaux supports, comme en témoigne les carreaux de céramique réalisés à l’occasion d’un séjour à San Francisco. C’est le moment où T’ang Haywen se rappelle que son grand-père lui a jadis enseigné la calligraphie. La couleur se fait plus intense, le geste devient parfois violent, et des idéogrammes se glissent au milieu des lignes horizontales. On est alors très proche de l’art abstrait pratiqué par de jeunes artistes comme Georges Mathieu ou Hans Hartung. Par son étagement de bandes horizontales, une œuvre de 1965 (presque aucune de ses créations n’a de titre, ce qui ne facilite pas toujours le discours sur son art, mais l’œuvre en question est celle dont un détail illustre la couverture du catalogue) se rapproche étonnamment de ce que font au même moment Rothko aux Etats-Unis ou Patrick Heron en Grande-Bretagne. T’ang n’a pourtant pas encore renoncé à la peinture figurative, puisqu’il produit encore des paysages très stylisés.
Dans les années 1970, en revanche, le sujet disparaît au profit d’un art exclusivement fait de taches et de traits. L’artiste joue sur les oppositions entre le vide et le plein, en laissant parfois vierge une grande partie du papier, entre le noir et le blanc, bien illustrée par une œuvre comme Yin et Yang, qui frappe par son exceptionnelle symétrie centrale. C’est l’époque où T’ang adopte comme format privilégie le diptyque, rapprochant deux feuilles de même format, ce qui rappelle les pratiques de l’estampe japonaise. Mais l’exposition inclut aussi des triptyques, on y reviendra, ainsi que des diptyques coupés en deux dans le sens horizontal. Il s’agit majoritairement d’œuvre réalisées à l’encre, sur différents grains de papier, où seule la signature rouge de l’artiste apporte une touche de couleur.
Dans les années 1980, la couleur revient massivement, surtout avec des triptyques de taille assez réduite, aux teintes délicates, et où l’œil croit distinguer des paysages dans la tradition chinoise. L’artiste a pourtant montré qu’il était capable de détourner ce type de représentation, comme l’indique son grand Visage-Paysage, devant lequel il faut prendre du recul pour s’apercevoir que ces collines et ces lacs presque symétriques sont en fait deux grands yeux charbonneux, à la Van Dongen, surmontés de leurs cils épilés. Cette décennie est aussi celle où T’ang Haywen s’essaie au portrait, en noir et blanc et dans un petit format carré.
Au diptyque, l’artiste préfère parfois la feuille pliée, d’où des effets rappelant presque les tests de Rorschach où l’encre forme des taches plus ou moins évocatrices. L’économie de moyens fait aussi songer, mutatis mutandis, aux peintures d’Olivier Debré, quand quelques traces semblent s’évanouir vers les marges de la feuille.
Catalogue par Valérie Zaleski, 64 pages, 50 illustrations, broché, 17,2 x 24 cm, 15 euros