À 73 ans, Lars Norén revient à la Comédie Française avec Poussière. Mieux qu'une consécration, cette pièce est en réalité un génial pied de nez dans la lignée de Pur (2009) ou Embrasser les ombres (2005). N'ayant plus rien à prouver et parvenu à l'âge où d'autres goûtent paresseusement les fruits de leur renommée, Norén choisit la voie oblique de ce qu'il appelle la "décréation" – une manière raffinée et désinvolte de faire le vide autour de lui et dans son écriture. Ce faisant, il parvient à ce processus qu'il décrit lui-même comme le fait de devenir étranger à soi-même et découvrir en soi une nouvelle personne. De sa propre appréhension de la vieillesse, il tire une pièce sur la dégradation physique et morale d'un échantillon d'êtres disloqués. Poussière est une comédie sur le seuil ultime de la vie, ce dernier moment où l'on s'apprête à basculer dans l'inconnu. À ce moment seulement, la vérité est révélée comme une vague qui reflue et laisse voir le sol à nu.
Avant que ne commence le spectacle, le rideau de scène montre d'une manière un peu grandiloquente et didactique, le négatif d'une reproduction géante du Jugement dernier peint par Hans Memling. Cul par-dessus tête, les scènes de damnation dominent l'assemblée des saints réunis dans un Paradis, devenu par symétrie inverse, un Enfer. C'est dans cet espace, désormais privé de l'espoir d'une vie après la mort, que se déroule la pièce de Lars Norén. Ce théâtre apparaît comme le dernier lieu sacré, mais un sacré sans Dieu dans lequel les personnages n'ont pas d'autre identité qu'une lettre anonyme (de A a J), à l'exception de Marylin (Françoise Gillard), une jeune handicapée mentale dont les interventions se bornent à des cris de mouette (merci Tchekhov…).
La langue de Norén se déploie par fragments, rebondissant en ricochets d'une réplique à l'autre avec parfois la possibilité laissée à un personnage de développer plus longuement, sur le principe du bâton de parole. Il résulte de ce procédé une grande complexité d'adéquation entre mise en scène des corps et mise en place de l'oralité. La solution de placer les acteurs en rang d'oignons face au public ne résout pas totalement quelques collisions inévitables dans ce jeu de départs/arrêts continus. Maigres réserves qui ne parviennent pas à ternir le plaisir d'écouter une troupe respirer ensemble, au rythme d'une fausse improvisation qui se brode en direct autour du thème d'une infinie désillusion.
"Au théâtre, on meurt moins vite qu’à l’opéra"
La raréfaction des détails ne permet pas de camper immédiatement le lieu et les protagonistes. Tout se révèle progressivement et l'on découvre parmi ces onze personnes âgées, des parcours et des destins à la fois différents et lamentablement similaires. Ce pessimisme surligné est insoutenablement caricatural, impossible à surmonter sans une bonne dose d'humour, seul viatique efficace dans cette mélasse déprimante. Le désespoir contraint le spectateur à éclater de rire face à une tragédie devenue comédie dans un processus comparable au basculement Enfer et Paradis. Pour preuve cette description extraite des notes de travail de Norén :
D : Homme, 63 ans. Pasteur, pas d'enfants. A du psoriasis comme sa mère, de l'arthrose et la maladie de Parkinson. Va s'installer bientôt en maison de retraite
Cherche vainement son livre La Pesanteur et la Grâce de Simone Weil qu'il a toujours sur lui. Abusé quand il était enfant.
On navigue à vue entre Godot et Cioran, avec une brochette de vieux dépressifs usés jusqu'à la corde, entre l'ex-employée de Sainte-Anne ou l'ex-ouvrier du bâtiment, le cancéreux abandonné par sa femme, le chauffeur routier pédophile qui porte sur lui les cendres de son chien etc. Durant deux heures défile une improbable galerie de portraits que l'on peut saisir à la fois comme pièces isolées ou éléments organiques d'un même tableau diffracté en une multitude de points communs : la folie, l'enfance abusée, l'obsession du transit intestinal, la dégradation physique etc. Le talent de la troupe du Français parvient à impulser par un rythme faussement décousu, l'idée d'un vaste portrait d'ensemble par petites touches évanescentes.
"Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras à la poussière"
Au-delà d'un irrésistible éclat de rire, la pièce de Norén tend des perches assez épaisses qui peuvent interroger. C'est évidemment le cas avec ce petit garçon qui apparaît à deux reprises et dont les notes de travail nous disent qu'il s'agit d'un "enfant, 9 ans, Migrant, noyé". L'idée se limite à une apparition et une réplique de Bruno Raffaelli : "pourquoi bordel on vient dans ce pays alors qu’on ne veut pas les avoir chez nous ?". Cette allusion (heureusement fugitive) à l'actualité déséquilibre l'absence totale d'indication de lieu qui donne au spectacle toute sa force et son universalité. Vient ensuite cette arrière-scène qui forme une séparation, un au-delà aux contours vaguement amoindris par un rideau de tulle. Ce paradis cotonneux sert de refuge à tous les personnages qui, un à un quittent la scène comme on quitte la vie. Il manque peut-être à ce modèle avoué de la symphonie des Adieux de Haydn cette forme de protestation impuissante qui donnerait à l'image encore plus de vigueur. Au lieu de cela, ces êtres falots s'agitent en floues pantomimes tandis que la mère de Marilyn (Martine Chevallier) interrompt sa rengaine lancinante ((Si tu crois un jour que tu m'aimes
N'attends pas un jour, pas une semaine
Car tu ne sais pas où la vie t'emmène
Viens me retrouver
Si le dégoût de la vie vient en toi
Si la paresse de la vie
S'installe en toi
Pense à moi
Pense à moi)) en l'étouffant dans un sac plastique. À défaut de trouver le courage (ou la lucidité) de se suicider soi-même, on finit par administrer la mort – ultime et laborieuse négation de Dieu et le message des évangiles : "heureux les simples d'esprit"…Si Lars Norén élève son théâtre au rang de soin palliatif virtuose, il laisse suffisamment d'espace aux tours de force de ses acteurs : Hervé Pierre se mettant (littéralement) à nu au fur et à mesure qu'il perd l'esprit, Anne Kessler minaudant ses névroses du bout de son rouge à lèvres, Christian Gonon et Dominique Blanc qui rejouent la scène de la première rencontre amoureuse, Danièle Lebrun ancienne employée à Sainte-Anne, Alain Lenglet le prêtre sans foi ou bien Didier Sandre et Gilles David, incurables et désespérés.