On hésite à suivre l’ordre du programme ici, puisqu’on aime en général garder le meilleur pour la fin. Pourtant, cet opus 109, si rare au concert en-dehors de l’entière triade finale, plaçait la soirée sur des bases excessivement élevées. Par son caractère radicalement entier, d’abord, laissant toutes précautions oratoires en coulisses et livrant, comme le réclame volontiers le texte, un discours d’une immédiateté totale, avec une liberté et une imagination parfois incroyables. Dès le I, le ton est délibérément à rebours de l’habituelle réserve mélancolique, qui fait trop souvent risquer un prudent quant-à-soi : un ton déjà presque schumannien, en accord avec un aspect de l’écriture (le fragment poétique schlegélien, qui est son moyen, plutôt que l’idéal classique rétrospectif qui est son objet), et avec la germanisation des indications, qui, partagée avec l‘opus 101, est tout sauf un détail. Les deux premiers mouvements témoignent d’un lâcher-prise peu commun et voient s’exprimer des qualités elles-mêmes peu communes dans ces pages : une permanence de l’avancée, une farouche aspiration vers l’avant, mais jamais traduite par des appuis et relances qui saucissonneraient le discours : la phrase a l’accent du fragment, mais l’interprétation n’a rien de fragmenté, le geste y est profondément unifié, au prix de scories (qui sont de toute façon le lot de tous, y compris des très grands dans le II) parfaitement oubliables. Le thème et variations se déroule de manière un peu plus conventionnelle, mais toujours avec caractère et beaucoup d’élégance (seule le fugato manque un peu de carrure sonore, de force brute). La variation la plus intéressante est la première, d’une saisissante éloquence : Berlinskaïa y exacerbe l’inquiétude rythmique, introduisant une quasi-syncopation dans l’accompagnement, avec le retard sur les tenues et la compensation sur les notes de passage. Conduite avec une aussi forte intuition, ce rubato semble déployé entre un pôle baroque et une attirance schubertienne : sur le plan du phrasé (car les profils des phrases sont proches), ce moment interprétatif d’une rare singularité fait irrésistiblement songer à un autre immortalisé par le disque : l’aria des Variations Goldberg par Blandine Verlet (!).
Le meilleur était donc au début quoi que ce ne fût sans doute pas l’opinion la mieux partagée dans la salle. Ouvrons une parenthèse, que justifie le climat particulier de cette soirée aux attentes . Dans le public de Berlinskaïa, plus encore que dans ceux des ténors russes du circuit se produisant au TCE, se trouvent les parents et enfants d’une Russie qui n’est peut-être pas du fond des âges, mais au moins des fonds du siècle passé. Dans cette Russie, on est attaché avec un soupçon de coquetterie à l’idée qu’un pianiste russe ne sait pas vraiment jouer Beethoven, car pour cela il faut être occidental. Il serait plaisant de prendre le temps de s’interroger, dans ce cas précis, sur la signification de l’idée : être occidental, et pas russe, pour jouer Beethoven (il s’agit de le jouer, non de le comprendre) ? Derrière se trouve la mythologie, au si riche destin littéraire, de la damnation, de l’incapacité à surmonter le tragique de l’existence individuelle comme de la destinée collective, le pathos du malheur magnifique, opposé à la résolution et la sublimation allemandes, à l’idéal hoffmannien d’une musique qui n’est pas pure simplement parce qu’elle est instrumentale. C’est le vieux fond aristocrate , (autant que pré-révolutionnaire, celui magnifié par Conrad dans Under Western Eyes), aussi cosmopolite que complexé de l’élite artistique soviétique qui a nourri ce cliché, dont les ressorts remontent comme on le sait à l’époque de Glinka : mais qu’ils rechignent encore un peu à en sortir est au fond un signe de vitalité, ou au moins de prise au sérieux de quelque chose, et de conservation d’un regard rétif à la standardisation mondiale. Un monde où tout le monde se sent pareillement légitime à interpréter Beethoven n’est absolument pas quelque chose de sain ni de réjouissant, parce que c’est un monde du regard conforme, et de du bon goût industrialisé, où le style n’est plus à défendre et l’interprétation n’est plus à conquérir.
Berlinskaïa n’a a priori pas de conquête à effectuer pour s’emparer de la Reminiscenza de Medtner, musique emblématique et comme sans âge d’une certaine société et d’une certaine Russie indéracinables, et qui a fait partie de celles dont elle a tourné les pages pour Richter, une des Nuits de Décembre de 1981 au musée Pouchkine. Dans ce film rare et précieux (il n’existe aucune version publiée de l’oeuvre par lui au disque), Richter introduit la Reminiscenza en ces termes : Ce que je pourrais dire à propos de la sonate ? Une sonate des souvenirs. Ici, quelque chose de Borissov-Moussatov… L'humeur… Certaines humeurs de Tchekhov… Une sorte de nostalgie de l'intelligentsia russe du passé. Et plus, tout est un peu à l'ancienne. Pas dans le mauvais sens du terme, mais pour le charme. Il existe bien des manières de rendre de climat si particulier, tout en préservant l’intelligibilité d’une architecture dont la fantaisie n’est pas sans rigueur ni subtilité. Celle ici choisie n’évoque que de loin la manière hiératique et contrastée de Richter, et pas davantage ne convoque-t-elle l’approche lyrique et orchestrale de Gilels. A appuyer la dimension néo-classique de l’accent, à valoriser une forme de tempérance légèrement hautaine, ce ton interprétatif fait davantage penser à Ginzburg, s’il fallait absolument convoquer les mânes mythiques du piano soviétique. On retrouve aussi, dans ce jeu très clair, très économe de pédale, et aux contrastes dynamiques contrôlés (le Svegliando ouvrant le développement tragique est d’une retenue monacale), la rigueur pudique des Canzona Serena (la petite soeur de la Reminiscenza dont elle partage le thème principal) souvent données par Lugansky ces dernières années. Comme pour ce dernier, la clarté de son est la base et la limite de la palette expressive de Berlinskaïa, qui, à mon goût, manque parfois de la densité harmonique, et de poids individuel de notes. Ce manque est compensé par l’intelligibilité polyphonique, avec une main gauche tranquillement autoritaire, et le grand naturel avec lequel la conduite est stylisée, notamment quant à l’exploitation contrapuntique du second thème, traitée avec une remarquable souplesse, dans un tempo médian idéal. Après le retour de celui-ci, l’éclairage apporté au second développement est remarquable d’élégance sans effets, flegmatique, n’ayant presque pas l’air d’y toucher. L’aspect informel et sans prétention, le trait enjoué parfois pince-sans-rire de cette fin de traversée élégiaque n’est pas le plus évident ni le plus souvent entendu de cette partition, et c’est la réussite de cette interprétation certes dénuée des sensations fortes que d’autres y mettent. On repense bien à l'aspect distant et un peu indifférent des femmes de Borissov-Moussatov, au ton des contes de Tchekhov, d’une façon inattendue.
Les Kreisleriana sont, elles, beaucoup plus prodigues en sensations fortes, et prennent le partie d’une certaine radicalité dans la prise de risques, moins en ce qui concerne le caractère démonstratif de la virtuosité que sur le plan discursif. A l’instar de l’opus 109, l’interprétation semble obéir ici à une absence presque complète de préméditation et à un guidage absolument intuitif, où l’oreille suggère en temps réel ce que l’imagination mettrait trop de temps à projeter. Quitte à ce que les doigts soient parfois pris de vitesse, avec une quantité de déchet plus importante que selon le standard contemporain, que l’on peut juger excessive – ou pas. En-dehors de la coda du Sehr Aufgeret, rien n’est assuré et tout est tenté. Pour une certaine quantité de ratés, quelle qualité expressive est déployée ! Cas extrême, le Schnell und spielend canarde tous azimuts, mais l’on a rarement (sinon lors d’une hallucinante interprétation par Katia Skanavi à Bagatelle) entendu l’esprit de cette musique être projeté avec une vérité aussi évidente. A l’autre bout du parcours, le ruissellement inaugural parvient à éliminer toute pesanteur de pulsation. Le II est superbe de versatilité, de tensions intérieures aux phrases, d’esprit d’humoresque, mais n’oublie pas de creuser ses phrases : à nouveau, il n’y manque qu’une certaine profondeur de son, d’incarnation de la matière (c’est aussi le cas des IV et VI, aussi bien sentis soient-ils). Idéal en revanche est le Sehr lebhaft central, au rubato tout d'instinct, jaillissant, élastique. Berlinskaïa procède dans le VII à l'inverse de son Medtner qui flattait le ton altier dans le style ancien : ici l'accent vieille Allemagne à la guitare, et le fugato central sont des enjeux secondaires par rapport à la dimension, tout simplement, de saut dans la folie. Le contraste, souvent neutralisé et dénué de sens, avec la coda introduisant le finale, est magistralement assumé. Au fond, la seule véritable frustration vient ici, comme souvent, de l'exécution de l'édition révisée, avec son lot de reprises inutiles, de codas banalisées, d'audaces atténuées. Après la démonstration de mâle puissance offerte par Pollini à l'automne, animale et orchestrale, dans la première édition qui plus est, cette proposition certes plus fragile pianistiquement, mais d'un engagement et, d'une noblesse et d'une entièreté de conception aussi appréciables, nous aura permis en tout de refaire un tour d'horizon très riche des immenses virtualités du chef d'oeuvre.
Après ces huit poèmes noirs, les huit valses de Ravel apparaissent comme un digestif un peu aimable. On comprend bien la logique du programme qui fait voisiner plutôt ce qui ne se relie pas stylistiquement ou dans l'imaginaire culturel (à quoi s'ajoute l'originalité séduisante de ne jouer que des oeuvres s'achevant aux confins du silence). J'avais entendu Nicholas Angelich associer les Valses Nobles et Sentimentales et les Kreisleriana, en sens inverse, il y a dix ans, et cela fonctionnait peut-être mieux. Mais qu'importe, ce qu'on entend ici est encore de belle facture, là aussi en raison de la grande distinction d'imaginaire que l'on perçoit que pour un piano solide mais à la longueur de note un peu courte. S'y retrouve la transparence des voix, la tranquillité subtilement inquiète de son Medtner. Dans l'esprit plus que dans le son, se retrouve la respiration ample et le trait méditatif donnés à l'oeuvre par une autre légataire spirituelle de Richter – Leonskaja – il y a quatre ans. Si une génération et beaucoup d'autres choses séparent les deux grandes dames, elle ont en commun cette précarité du rapport au concert, le refus de la prudence, la nécessité de faire partir la conception profonde du geste physique élémentaire, et de n'y faire aucune concession psychologique ; et ce raffinement d'imaginaire si rare qui fait que même ce qui est appuyé, exagéré, ou raté, ne parvient pas à être trivial.