Molière (1622–1673)
L’Avare (1668)

Comédie en cinq actes et en prose d’après La Marmite (Aulularia) de Plaute,
Créée au Théâtre du Palais-Royal le 9 septembre 1668

Mise en scène : Jérôme Deschamps
Décor : Félix Deschamps Mak 
Costumes et accessoires : Macha Makeïeff 
Lumières : Bertrand Couderc 
Assistant à la mise en scène : Damien Lefèvre

Avec
Bastien Chevrot (Cléante)
Bénédicte Choisnet (Elise)
Lorella Cravotta (Frosine)
Vincent Debost (Maître Jacques)
Jérôme Deschamps (Harpagon)
Fred Epaud (Anselme, Brindavoine)
Hervé Lassïnce (La Flèche)
Pauline Tricot (Mariane)
Yves Robin (Maître Simon, Dame Claude, le Commissaire)
Geert Van Herwijnen (Valère)
Et l’apparition de Jean-Mary Feynerol, Isabelle Granier / Marie-Caroline Massé, Damien
Lefèvre dans les rôles de chevaliers et trompettistes.

Régie générale : Lionel Thomas
Assistant décor : Anton Grandcoin
Assistant peinture : Alessandro Lanzillotti
Assistante costumes :  Laura Garnier
Assistant lumières : Enzo Cescatti
Perruques et maquillage : Emmanuelle Flisseau
Régie accessoires : Agnès Linais
Régie costumes : Marlène Hémont
Couturières : Anaïs Abel, Séverine Allain, Emilie Boutin
Son : Nicolas Rouleau
Confection des costumes : les ateliers du TNP
Construction du décor : les Châteaux de la Drôme
Directrice de production : Julia Lenze.

Production : Compagnie Jérôme Deschamps.
Coproduction : Théâtre national populaire, Villeurbanne ; Théâtre Montansier, Versailles ; Théâtre de Caen ; EPCC Châteaux de la Drôme, Grignan ; Théâtre de Chartres Scène Conventionnée d’Intérêt National – Art et Création. Avec la participation artistique du Jeune théâtre national et de la compagnie Mademoiselle.

La Compagnie Jérôme Deschamps est soutenue par le ministère de la Culture

Spectacle créé en plein air au château de Grignan le 23 juin 2023

Grignan, château de Grignan, lundi 7 août 2023, 21h

Comme chaque année, nos déambulations estivales nous ont conduit dans la Drôme pour assister aux Fêtes Nocturnes de Grignan qui fêtent leur trente-sixième année d’existence. Le village hautement pittoresque, est surplombé par le château de la comtesse de Grignan, fille de Madame de Sévigné avec laquelle elle entretiendra une riche correspondance. Ainsi, le XVIIème siècle est une période ayant laissé une profonde empreinte dans l’histoire de ce lieu et le festival se fait parfois l’écho de la foisonnante création théâtrale de cette époque que la Marquise de Sévigné appréciait beaucoup, en particulier les comédies de Molière dont il est question plusieurs fois dans ses lettres. Comme l’an passé où l’on fêtait le quatre-centième anniversaire de sa naissance, c’est justement Molière qui est une fois encore à l’honneur. Après Les Fâcheux mis en scène par Julia de Gasquet en 2022, Jérôme Deschamps monte L’Avare pour cette édition. Le créateur des Deschiens défend ici un choix fort portant sur une pièce parmi les plus connues du célèbre auteur. « Comédie féroce », très influencée par l’Aulularia de Plaute, L’Avare est une œuvre singulière entre la farce et la comédie de caractère qui, sous le rire franc qu’elle fait naître, n’en dissimule pas moins une certaine noirceur de l’âme humaine dont Molière se plaît à s’amuser tout en la dévoilant sans détour. Une nouvelle mise en scène d’un pareil monument du répertoire semble toujours comporter des risques. Jérôme Deschamps et ses formidables comédiens s’en écartent sans difficulté et parviennent à enthousiasmer sans réserve les spectateurs. Nous étions dans les gradins et en rendons compte ici.

Les derniers rayons du soleil frappent le château qui prend alors des nuances dorées tandis que l’on pénètre dans les gradins par les deux accès prévus à cet effet. Les spectateurs sont ce soir encore très nombreux, comme l’équipe du festival nous le confie, consciente du succès populaire que les Nocturnes remportent pour chaque édition. Pourtant, cette dernière fera date sans doute, en raison d’une fréquentation sensiblement en hausse. La magie du lieu – assez spectaculaire en soi, il est vrai – la célébrité de Molière et de L’Avare, le public estival de retour après les confinements peut-être aussi, tout cela peut expliquer cette embellie. Mais c’est sans compter le remarquable travail de Jérôme Deschamps et de ses équipes dans une mise en scène enlevée servant le texte avec soin, faisant également la part belle à des incursions bouffonnes plus modernes.

Vue d'ensemble du plateau pour les retrouvailles entre Anselme (Fred Epaud) et ses enfants (Geert Van Herwijnen et Pauline Tricot)

En entrant, on remarque immédiatement le plateau presque nu et semi-circulaire voulu par

le metteur en scène. Un dénuement assumé qui laisse seulement voir quelques éléments de décor stylisés comme les bosquets des deux côtés du plateau imaginés par Félix Deschamps Mak, permettant un passage vers les coulisses. Ce qui attire l’attention, c’est surtout l’immense palissade faites de planches de bois. Barrant la vue sur la façade du château, elle n’est pas sans rappeler celle dans la Cour d’honneur pour Les Pieds dans l’eau en 1995. Facétie du metteur en scène qui fait surgir son propre passé dans son spectacle, la palissade est aussi une frontière symbolique avec la magnificence de la bâtisse, cette magnificence qui certes reflète la richesse mais aussi les dépenses somptuaires qu’Harpagon refusent.

Harpagon (Jérôme Deschamps) et Cléante, son fils (ici, Stanislas Roquette)

Avec le dénuement de l’espace, on peut ainsi y voir celui de la maison de l’avare, tout comme son intériorité le tenant à distance de toute vie sociale, solitaire loin des autres – toujours suspects pour lui. L’insularité risible de cet « humain, le moins humain » pour reprendre les mots de La Flèche à l’acte II. Lui, cet avare prêt à toutes les compromissions avec les siens, à toutes les brutalités de la même manière, et qui ne croit qu’en l’argent. On peut aussi voir dans l’astre lunaire aux reflets pailletés, figuré sur le panneau de décor à cour, un signe saturnien discret, presque comme la marque implicite d’une malédiction suggérant que l’avarice déshumanise irrémédiablement. Que l’on ne peut que rire d’Harpagon, faute de pouvoir ici le plaindre. Enfin, le dispositif scénographique très léger – on pense aussi à la table et aux deux simples bancs de bois qu’apportent et emportent ensuite les comédiens, dans l’acte IV – laisse les spectateurs libres de reconstituer mentalement l’environnement de la pièce de Molière et, approche parfaitement jubilatoire s’il en est, annonce la priorité accordée à la comédie jouée par les acteurs.

Comme l’indique à voix haute le metteur en scène depuis les coulisses, il se trouve justement que ce soir, l’un d’entre eux est blessé : Bastien Chevrot qui interprète le rôle de Cléante va donc entrer sur scène en fauteuil roulant. Et, parce que ce plaisir à jouer la comédie de Molière affleure tout le temps dans la troupe, il va être au fil de la représentation un Cléante absolument convaincant, se déplaçant avec aisance, accélérant, ralentissant, avançant par à‑coups, s’amusant des possibilités offertes par l’entrave de son équipement, porté par le soutien sans faille de ses partenaires. Des moments de théâtre véritablement jubilatoires.

La tradition des trois coups étant respectée, entrent Valère et Élise – respectivement Geert Van Herwijnen et Bénédicte Choisnet. Ils sont en costumes d’époque – soulignons ici le beau travail de conception par Macha Makeïeff alliant historicité et simplicité pour chaque tenue. Un maquillage sommairement appliqué, visage blanc et pommettes rougies comme pour la plupart des personnages, évoque également un théâtre d’époque. Toutefois la mise en scène d’emblée échevelée et moderne contrebalance cela dans un bel équilibre. Les deux jeunes gens sont contrariés dans leur projet d’union par le père d’Élise qui n’est autre qu’Harpagon. Pour rassurer sa bien-aimée, Valère rappelle qu’il s’est rendu indispensable auprès du vieil homme et qu’il le fait pour lui plaire. Hors scène – derrière la palissade peut-on penser, un stratagème est déjà en place. La comédie que joue le jeune homme à l’avare témoigne de l’extraordinaire élaboration dramaturgique de la pièce où tous les faux-semblants règnent, y compris ceux de l’avare lui-même. Les intrigues amoureuses vont se faire face : après le premier couple, on découvre le mariage contrarié de Cléante – en fauteuil – avec Mariane – merveilleuse et drôlissime Pauline Tricot en jeune promise hystérique, qui vient complexifier l’intrigue de manière spéculaire : ce n’est plus un mais deux mariages d’amour qui sont ici compromis par l’importun père dévolu à son obsession de l’argent.

Harpagon (Jérôme Deschamps) à droite avec son personnel de maison dont Dame Claude au premier plan (Yves Robin)

C’est alors qu’Harpagon arrive, lui qu’on avait déjà entraperçu au tout début de la pièce, traversant d’un bosquet à l’autre, poussant une brouette, en pleine séance de jardinage selon toute vraisemblance. Ventripotent portant chapeau et gants rouges, pelle de jardin et petits cadenas accrochés à la ceinture – comme autant de verrous l’enfermant dans sa monomanie, il se trouve face à La Flèche, valet de Cléante, le soupçonnant de vol comme il se doit. Ce dernier en costume rayé et coloré, formidablement campé par Hervé Lassïnce, le craint et se joue pourtant de lui, marmonnant ses injures dans cette célèbre scène d’affrontement, révélant pour la première fois au public l’avarice maladive et extrême du maître de maison ainsi que le jeu de dupes dans lequel chacun excelle pour se sauver – n’oublions pas que la comédie reste un univers plein de dangers auxquels il convient d’échapper et tous trichent pour cela. Ce face-à-face est un morceau de bravoure pour les deux comédiens, chacun solidement installé dans son personnage. On aurait pu craindre un déjà vu, une pâle imitation de ce que d’autres – et des plus illustres – ont pu en faire par le passé. Il reste que le metteur en scène déjoue fort heureusement ce piège, en imprimant un phrasé singulier, en développant une fluidité des mouvements, une gestuelle propre à chacune et à chacun au fil du texte – Vincent Debost est un Maître Jacques roublard et roulé dans la farine à nul autre pareil, par exemple. Il en ressort un jeu maîtrisé, qui semble véritablement transfigurer les acteurs dans la vis comica. Et cela semble tout aussi réjouissant pour eux que pour le public.

Jérôme Deschamps ajoute avec finesse ses propres références à l’univers moliéresque. Des insertions sonores comme les aboiements en off d’un chien, qu’on imagine être probablement un corniaud défendant lamentablement le jardin où la cassette sera enterrée ; ou encore les trompettes depuis la terrasse surplombant le cour du château reprenant l’air célèbre de Maurice Jarre pour le Festival D’Avignon, annonçant l’arrivée d’Anselme – joué par Fred Epaux –  à la fin, galopant, comme dans un carrosse invisible. Tous ces éléments sont autant de lazzi renvoyant au parcours artistique du metteur en scène, ce qui modernise harmonieusement la pièce. Et jusqu’à la fin heureuse pour les jeunes amoureux, Harpagon reste un avare impénitent, n’ayant d’yeux que pour sa cassette – son seul amour –  qu’on fait glisser vers lui depuis les coulisses.

Parmi les scènes qui ont particulièrement retenu notre attention – mais pas nos fous rires, il y a  la scène 5 de l’acte III entre Harpagon et Frosine, l’entremetteuse, professionnelle en mensonges et manipulations, formidablement campée par Lorella Cravotta. Les deux artistes se connaissant bien, ils déploient ensemble un jeu en duo d’une puissance comique considérable, dans les mouvements comme dans les variations de la voix. A leur face-à-face, s’ajoute Yves Robin, travesti de façon grotesque en Dame Claude et, quittant la dramaturgie moliéresque, on entre soudain chez les Deschiens qui s’invitent à Grignan en toute simplicité, réactivant les mécanismes imparables de la farce si chers à Molière en son temps déjà. L’ensemble est réussi et absolument désopilant.

Tous entourent Harpagon (Jérôme Deschamps)

C’est bien un spectacle aussi trépidant que rigoureusement ordonné qui est joué depuis le 23 juin sur le parvis du château de Grignan. Jérôme Deschamps célèbre l’époustouflante intemporalité du théâtre de Molière, surlignant les lignes de forces qui structurent solidement sa célèbre comédie. Avec le style qui est le sien, entouré d’une troupe de comédiens vraiment épatants, il en exalte sa grandeur, sa nécessité même, par le rire qui emporte tout et permet peut-être de mieux affronter nos démons. Sans doute, le pari était-il osé. Les applaudissements très nourris au moment des saluts laissent penser cependant qu’il est bel et bien gagné.

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.

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