Une bougie pour un bûcher
Valentin Schwarz…
Acte I
Le récit de Valentin Schwarz (notre boussole, notre GPS) du Ring est cette fois très clair et même impératif : son titre de l’acte I est « La nuit qui suit les événements de Rheingold ». Du même coup, les derniers doutes qui embrumaient Das Rheingold se lèvent, les petites filles ne sont pas les Walkyries et celle qu’Erda emmène avec elle n’est pas Brünnhilde, ou alors en une nuit tous ces enfants auraient vite grandi.
Schwarz sème les indices à tous vents, encore une fois : l’orage gronde, un arbre s’est écroulé sur la maison de Hunding et Sieglinde, et celui-ci, en pleine tourmente, doit réparer l’électricité (l’an dernier, vu l’éclairage problématique, on pensait peut-être à Wotan, ou à quelque facteur qui sonnerait toujours deux fois). Cette année, c’est sûr : c’est Hunding , gardien qui travaille au service de Wotan, qui dans l’ombre grimpe à l’escabeau, et essaie de réparer un fusible. Il laisse ensuite sa femme seule, en s’éloignant dans la nuit.
À partir de ce moment, et à quelques détails près, c’est le premier acte de toujours qui va se dérouler. Il est rare de voir un premier acte déroger de l’habitude, tant il est précis au niveau dramaturgique. L’inconnu qui survient, la femme qui l’accueille, les regards qui se croisent, l’arrivée du Maître qui voit en l’inconnu son ennemi quand la femme voit de plus en plus en lui son autre soi, son miroir, son frère, le somnifère, le duo, la reconnaissance, Notung qu’on extrait et la fuite du couple.
De Wieland à Tcherniakov en passant par Chéreau, Flimm ou Castorf, c’est ce thème qui est joué avec bien peu de variations…
Dans cet acte, « l’atelier Bayreuth » est resté fermé et tout se déroule de la même manière que l’an dernier, je renvoie donc le lecteur à nos analyses passées, ci-dessous, « Pour poursuivre la lecture… »
Quelles sont les variations Schwarz ? Une seule, de taille, lorsque Siegmund arrive, Sieglinde est déjà enceinte d’Hunding, elle le souligen d’ailleurs en montrant son ventre et en citant Hunding, avec une conséquence sur laquelle Schwarz insiste, les retrouvailles sont familiales avant d’être amoureuses. Tout le duo du frère et de la sœur consiste en une évocation précise, et historiée de leur passé lointain : le décor de chambre d’enfants descend (comme dans Rheingold) et l’on retrouve les deux, en version bambins de rêve (pyjama à paillettes, comme dans les histoires miraculeuses et les contes de fées). Schwarz insiste dans toute la relation entre ces deux êtres sur la relation fraternelle avant la relation incestueuse (et d’ailleurs tout nous dit qu’elle n’a pas lieu), c’est le souvenir d’un lointain passé chez papa Wotan (dans une chambre chaleureuse dont on sait depuis Rheingold que c’est aussi un refuge de Wotan) ce que j’ai appelé l’an dernier « le vert paradis des amours enfantines ».
La question de l’inceste passe au second plan… On peut même se demander si la manière dont au final de l’acte Hunding semble sur le point d’agresser le couple enlacé ne constitue pas une erreur d’évaluation du mari, qui comprend sans comprendre l’étreinte des deux autres. Peut-être voit-il la relation amoureuse là où il y a d’abord la relation familiale, le frère et la sœur reconstitués, le paradis retrouvé. Peut-être rêve-t-il (éclairage étrange de la scène). Après tout, la logique de l’inceste disparaît dans la mesure où Sieglinde est déjà enceinte et Siegfried déjà conçu… mais alors, Siegfried serait-il le fils de Hunding ? Retour au palais des Glaces – ou des mirages, retour au labyrinthe.
Sinon, Hunding dans l’acte reste tel qu’en lui-même l’éternité le change, pas vraiment aussi brutal que d’habitude, un travailleur qui revient au foyer et se retrouve face à un homme dont il devine bientôt qu’il n’est pas son ami… Ce Hunding a quelque chose de plus distant, de plus maîtrisé que d’habitude. Il s’endort dans l’arbre écroulé, qui de loin semble un vague monstre, un arbre-insecte énorme qui enserre de ses branches-pattes une partie de la maison. Un arbre qui nous dit (quand l’éclairage permet de le voir…) « Vous voyez, l’arbre c’est moi ! »)
Schwarz nous offre en pâture un arbre, mais non pas un tronc qui se dresse fièrement au milieu du salon, ou cet arbre mort de Chéreau, au milieu de la cour, dont on n’arrive pas à se débarrasser, mais un arbre déchu, abattu, méconnaissable, et surtout, sans Notung, qui, dans cette version-variation, sera le sempiternel pistolet, trouvé dans le socle de la pyramide lumineuse (déjà vue dans Rheingold) située dans la chambre d’enfants, comme un cadeau dissimulé et tombé du Ciel… Depuis les légendes scandinaves, les armes ont évolué, et on est passé aux armes à feu qui déjà dans Rheingold ont fait florès.
Dernier point enfin, Sieglinde est enceinte, mais même si elle affirme que tout dans cette maison appartient à Hunding en indiquant son ventre, elle n’a pas l’air tellement enthousiaste de la perspective de cette grossesse… Si la succession est une quête urgente chez les Wotan, chez les Hunding, ça a l’air d’être plutôt un poids difficilement supportable.
Mais tout l’écheveau se démêlera à l’acte II… Enfin, si le palais des Glaces le permet…
Acte II
L’acte II non plus n’est pas fort différent de l’acte II de 2022, ce n’est d’ailleurs pas le pire de ce Ring. Au moins il a une logique.
La logique, c’est déjà la mort de Freia, qui n’a pas supporté d’être le gage de Rheingold. On se souvient que le rideau tombait sur Wotan en transes dansant sur la musique de l’entrée au Walhalla, et Freia considérant… un pistolet, laissant supposer un possible suicide.
L’histoire ne dit pas comment d’un jour à l’autre Freia est morte, elle s’est peut-être suicidée, ou bien la mort l’a surprise suite au stress post-traumatique… mais peu importe, elle est dans le cercueil blanc : la déesse qui garantissait l’immortalité est morte, c’est un peu rude pour les autres mais par chance, quelques pommes sont encore sur la table… quelques moments de survivance sont encore possibles.
La mort de Freia, très mise en scène par Fricka, occasionne un regroupement de toute la famille (on se croirait dans Rheingold), avec d’autres femmes inconnues qu’on devine être des Walkyries, et toujours une servitude nombreuse et affairée.
Mais surtout, c’est la cause de la colère de Fricka contre son mari… à qui elle ne pardonne pas d’avoir laissé sa sœur en gage dans Rheingold et donc indirectement causé sa mort (on sent l’ombre des Atrides se profiler…).
Ainsi se profile le glissement progressif vers un autre système de causalités et de conséquences qui font de cette Walküre le pivot du Ring, non tant pour la manière dont Wotan réalise qu’il a déjà perdu (ce qui est habituel, y compris chez Tcherniakov qui respecte le livret), mais par la manière dont Fricka prend le pouvoir et détermine les événements jusqu’à la fin de l’épisode. S’il y a une « originalité » dans ce travail c’est la centralité de Fricka, qui gère puis surveille tout ce qui se passe.
D’une certaine manière, l’arrivée de Brünnhilde un peu foutraque au départ avec des hojotoho joyeux et des selfies avec Wotan (quand on pleure Freia…) envahit l’espace, fait glousser le public, mais ne déplace pas le centre névralgique : Fricka n’en concevra que plus d’amertume.
Autre nouveauté dramaturgique, Hunding vient se plaindre à la patronne. Hunding, humble gardien vient se plaindre de la fuite de sa femme à Fricka, qui va donc intercéder auprès de Wotan. Il est humble, silencieux (par force, il n’apparaît normalement qu’en fin d’acte) et même très timide, ce qui permet à Valentin Schwarz d’introduire après les selfies une autre scène « comique », où Hunding, acceptant le café qui lui est offert, refuse le sucre et Fricka au contraire transforme la tasse de café en sucre teinté de café. Un moment qui fait rire le public, mais on se perd en conjectures sur son intérêt réel.
Il reste que Fricka trouve là la manière de coincer son mari qui comme de juste, se soumet. Et Fricka quitte la scène très théâtrale derrière le cercueil de sa sœur.
Restent en scène Brünnhilde et Wotan.
Cette Brünnhilde vêtue en dame un peu excentrique avec son chapeau (un chapeau qui va traîner ensuite au long des autres épisodes, encore un signe…) est un peu légère et insouciante, c’est du moins l’impression que la mise en scène veut en donner, pour mieux valoriser la manière dont subitement, elle va prendre ensuite les événements au sérieux, devant Siegmund et Sieglinde. Les selfies initiaux étaient un indice de cette légèreté, indice indirect d’une société qui se noie (c’est très profond…), avec ce jeu qui présente Grane comme son majordome-homme à tout faire, garde du corps et bien autre chose, une sorte de bras armé prolongement de Brünnhilde. Si Grane est un jouet en peluche chez Tcherniakov, si le cheval en peluche est aussi un accessoire de ce Ring présent dans la chambre des enfants dès Rheingold, Grane est une présence permanente, un rôle, un adjuvant de Brünnhilde, qui va s’affirmer jusqu’à Götterdämmerung…
La scène entre Brünnhilde et Wotan est par ailleurs une conversation, une de plus, qui n’a pas grand-chose d’émouvant, rien en tous cas des sommets qu’on peut voir aussi bien chez Tcherniakov que Kriegenburg ou Castorf. Elle devrait être très précise dans les gestes, les mouvements (on se souvient de Chéreau et du gigantesque pendule) : ici, ça n’est rien…ça passe sans casser sinon que Wotan s’allonge un peu abattu, puis monte et descend, agite un extincteur qui va rester aussi plus tard…
J’avais supposé l’an dernier une bombe ou un détonateur, c’est l’extincteur, sans doute incapable d’éteindre à la fin le Walhalla en flamme… Grande idée… En tous cas ce Wotan excité-prostré a l’air de souffrir de troubles bipolaires…
La dramaturgie de la scène suivante, Siegmund-Sieglinde et annonce de la mort tourne essentiellement autour de la grossesse de Sieglinde. Les jumeaux errent dans les espaces vides du Walhalla, espace-monde pyramidal dont on semble assez vite faire le tour, et dont le décor d’Andrea Cozzi ne donne aucune véritable idée, à part que c’est une Pyramide… C’est en permanence le Secret de la Grande Pyramide, selon le titre de Georges Barbarin. Rien à voir avec l’espace-monde de Tcherniakov à Berlin dont la logique et les plans s’affichaient…
Le secret de cette grossesse semble être une des clefs de ce moment. Schwarz nous dit, mystérieux, dans son résumé « De sombres secrets hantent Sieglinde »…
Effectivement, l’origine de cet enfant est assez brumeuse, mais suffisamment maléfique pour que Sieglinde ait envie de s’en débarrasser avec une aiguille à tricoter… Mais Siegmund est là qui, bon samaritain, l’aidera à surmonter les problèmes. Écoutons Schwarz, encore une fois : « (Siegmund) accepte le futur-né comme son enfant »…
Tout cela n’est évidemment pas aussi lisible scéniquement : on voit bien que Sieglinde veut s’en débarrasser, on voit bien que Siegmund l’en empêche, mais quel est le statut de ce couple, des enfants perdus comme dans La Dispute de Marivaux mise en scène par Patrice Chéreau (1973), des enfants perdus qui se sont retrouvés pour conquérir leur identité, et que papa Wotan veut récupérer ?
Seule idée intéressante : au moment de l’annonce de la mort, Fricka et Wotan s’approchent pour écouter et vérifier chacun pour son compte que Brünnhilde fait bien le boulot et ne trahit pas, mais, manque de chance pour eux, ils partent avant qu’elle ne change brutalement d’avis…
Un moment terrible nous informe de la réalité de la situation. Quand, au comble de l’infortune, Sieglinde est écroulée, endormie, seule pendant que Siegmund va combattre, Wotan soulève sa jupe, baisse sa culotte, regarde à quel point en est l’enfant (car Schwarz dans son auguste résumé nous a aussi appris qu’elle avait des contractions…) : il contrôle visiblement ses œuvres car un tel geste ne peut être altruiste. L’enfant ne peut donc être de Hunding…
Les sombres secrets de Sieglinde ne seraient-ils pas le viol de papa, qui pour dissimuler le forfait, a fait marier de force Sieglinde au gardien Hunding pour lui faire endosser la grossesse…
Le voilà donc l’inceste initial, pas entre frère et sœur, mais entre père et fille. En concevant le futur Siegfried (dans cette version) Wotan se garantit sa descendance, et le plan consistait à faire endosser d’abord par Hunding la grossesse, puis par Siegmund, soit deux faux pères officiels pour un vrai père/grand-père secret : les relations familiales étaient déjà compliquées dans le « vrai » Ring, elles le sont encore plus dans la version Schwarz : Brünnhilde, tante de Siegfried, devient maintenant sa demi-sœur… Ah…les grandes familles… On comprend que Fricka ait un peu tiqué…
Mais voilà, devant tant de malheur accumulé, Brünnhilde la légère un peu écervelée (à l’image de ses sœurs les Walkyries comme on le découvrira à l’acte suivant), prend les choses plus au sérieux et se met à défendre les jumeaux. Dans la scène finale, assez mal réglée au demeurant, c’est Siegmund qui est tué (d’un coup de revolver, comme il se doit) provoquant une grande douleur chez Wotan et un certain désarroi chez Hunding… qui s’éloigne et qui va sans doute être l’objet de soins particuliers des sbires de Wotan. Wotan devait donc tuer Siegmund, au nom de Fricka, pour que l’enfant apparaisse le fruit légitime des « amours » de Hunding et de Sieglinde… Est-ce que cela change quelque chose pour lui, puisque Siegfried (son fils…) va naître de toute manière (ce que Fricka ignore…) ?
Acte III
Freia est morte, il reste quelques pommes d’éternité, mais il faut quand même éviter de vieillir trop vite. Les Walkyries sont des femmes légères et un peu écervelées, comme apparaît Brünnhilde au début de l’acte II.
Elle se font traiter et « rajeunir » dans une clinique (ou un coin-clinique du Walhalla) de chirurgie esthétique, toutes occupées à leur beauté, et pépient dans un salon de la clinique, visage bandé après un lifting ou autre chirurgie réparatrice, elle s’attaquent même, brûlantes de désir, à un pauvre majordome qu’elles déshabillent et qui n’en peut mais. Une manière d’en faire sentir la totale inutilité de ce groupe, mais de montrer en même temps le « saut qualitatif » effectué par Brünnhilde, désormais passée à un autre destin. Il y a décidément tout dans ce Walhalla…
L’entrée de Brünnhilde accompagnée de Sieglinde est cette fois encore une variation sur le thème habituel puisque l’enfant est né. Sieglinde porte la redingote de Siegmund, et Brünnhilde est suivie de Grane qui porte l’enfant dont visiblement Sieglinde ne veut pas. Toujours ce secret enfoui…
Dans cette vision Siegfried n’est pas un enfant de l’amour, il est un enfant du viol, un enfant non désiré, d’une certaine manière affectivement abandonné à la naissance. Il est l’enfant issu d’une nécessité de Wotan, contraint de trouver un substitut à l’Or-enfant enlevé dans Rheingold, Siegfried est en quelque sorte une utilité. Il pouvait être élevé par Siegmund et Sieglinde dans les valeurs (?) qui étaient celles de la famille comme je l’avais évoqué l’an dernier, c’était le projet, mais Fricka en a décidé autrement et désormais le destin du bébé est complètement ouvert, et pas forcément heureux, vu l’attitude de la mère. Mais dans ce récit nouveau un peu gauchi, Brünnhilde impose l’enfant à la mère, et impose aussi son nom « Siegfried ».
Suit le duo final.
Valentin Schwarz ne sait pas bien régler les duos, et celui-ci est long et ennuyeux : il ne se passe rien sinon que Wotan comme prévu doit chasser Brünnhilde de la famille, au loin, qu’il lui retire un médaillon (?) qu’il lui avait donné au II, encore un signe et qu’il est désespéré (il se roule au sol, trituré de douleur et de peine, c’est mal rendu, artificiel, excessif : on pense à aux adieux de Wotan chez Tcherniakov, l’un des moments les plus déchirants, et on se dit que Valentin Schwarz a encore de la marge pour savoir rendre une douleur, à moins que cet excès même soit une expression volontaire, et alors cela tombe à plat. C’est un moment où il ne se passe rien entre les deux personnages, un encéphalogramme plat qui se veut inventif. Mais on a dû couper l’électricité.
Comme l’an dernier, – rien n’a bougé – Brünnhilde s’éloigne avec Grane vers une pyramide dont on pourrait imaginer qu’elle va s’embraser, mais on sait depuis que ce n’est pas le cas, le rideau de fer tombe sur Brünnhilde partie dans le vaste espace, laissant Wotan recroquevillé au sol en une image hautement symbolique, comme le monde écrasant sa petite silhouette…
Le final se voudrait pour Fricka la victorieuse le signe de clémence : la réconciliation. On approche une table, le champagne, on va trinquer au couple reconstitué après cet épisode qu’on veut oublier puisque tout est rentré dans l’ordre.
Mais non : Wotan ne trinque pas, enlève son alliance, la met dans le verre, rend le verre, laisse Fricka et son espoir de paix, ramasse le chapeau de Brünnhilde qui traînait et s’en va (ce n’est donc pas le chapeau traditionnel du Wanderer), quittant sa femme vers une autre vie, celle de Wanderer, faite d’errance de par le monde.
La scène est vide, reste sur la table roulante qui portait le champagne une bougie allumée, on attendait un bûcher : on a une bougie. Sacré farceur, ce Valentin Schwarz…
À ce point du récit plusieurs questions se posent.
Puisque la thématique de la succession est l’obsession de Wotan et l’Alberich, d’un côté le jeune Hagen est aux mains de Fafner et donc perdu pour tout le monde. De l’autre Wotan a conçu Siegfried comme Hagen de substitution… A l’instar d’Alberich et Wotan, frères dans cette vision, Hagen et Siegfried sont-ils demi-frères ? De Siegfried au moins on connaît la mère, mais dans ce récit la question des mères semble moins prégnante…
Dans cette quête d’une succession, Wotan rompt les amarres avec la famille et quitte Fricka pour agir seul, et évidemment surveiller de près l’évolution de Siegfried… Plus de grandes réunions familiales, mais désormais des personnages qui vont agir seuls pour leur propre compte…
On finit par se demander quelle plus-value apporte la relecture de Valentin Schwarz à une histoire qui en elle-même a déjà généré tant de réflexions. Elle semble au contraire en affadir la portée, et n’apporte rien de vraiment neuf. L’impression qui domine est une volonté de partir sur un autre scénario, pour s’apercevoir assez vite que bien des éléments résistent, parce qu’on y retrouve Wotan et ses échecs, Fricka et sa victoire à la Pyrrhus, Brünnhilde et ses calculs d’avenir, et les jumeaux perdus, retrouvés et déchirés, mais cette fois-ci sans inceste, dans une relation qui n’a même pas le temps d’être définie, amour simplement fraternel ? amour érotique ? les deux ? Que Fricka et Hunding pensent cette relation « coupable » est une chose établie… qu’elle le soit n’est pas vraiment dit… et Sieglinde enceinte jusqu’au cou n’est pas en état de penser à la bagatelle avec son frère, il est vrai que papa est déjà passé par là, ça fait beaucoup…
Le spectateur est au milieu du palais des Glaces, au centre de la Foire aux signes, et il ne s’amuse pas vraiment.
La victoire des voix
Si cette Walküre tranche avec les autres épisodes, c’est par les voix car de ce point de vue, elle constitue sans nul doute le moment le plus réussi de l’ensemble du Ring, essentiellement à cause de ses jumeaux, Elisabeth Teige et Klaus Florian Vogt, mais aussi de l’arrivée de Catherine Foster, la Brünnhilde de Castorf, en Brünnhilde pour cette année.
Comme pour le groupe de Maîtres dans Die Meistersinger von Nürnberg, comme les Filles du Rhin ou les Nornes, l’ensemble des Walkyries reste toujours délicat à distribuer. En effet, il ne s’agit pas d’un chœur, mais d’un ensemble de voix qui dialoguent en une sorte de « concertato », si bien qu’il faut à la fois une homogénéité d’ensemble, mais aussi des voix singulières qui sachent à la fois articuler, et se profiler, sans se singulariser par un aigu acide ou un cri malvenu. L’an dernier la cohésion l’avait emporté. Cette année, où deux chanteuses ont changé, le résultat est à peu près similaire, même si çà et là on entend des son criards (Simone Schröder en Rossweisse), et même si une Christa Mayer (qui passe de Fricka à Schwertleite pour donner un coup de main…) ou une Marie Henriette Reinhold en Grimgerde s’affirment avec cran dans un ensemble dont la mise en scène désordonnée où l’effet basse-cour n’aide pas à asseoir l’homogénéité.
Christa Mayer en Fricka est toujours plus à l’aise dans Walküre que dans Rheingold, la scène est plus brève, demande une certaine tension dans les aigus et moins de continuité conversative, le phrasé est mieux dominé et la voix montre plus de confort dans l’énergie démontrée et aussi plus d’expressivité. Elle s’impose sans difficulté.
Tomasz Konieczny en Wotan en revanche montre une sorte d’histrionisme vocal qui ne convient pas au rôle. Était-il besoin de tenir la note du premier Das Ende dans son récit comme s’il s’agissait d’un Wälse de Siegmund au premier acte (à moins qu’il s’agisse d’une détestable compétition…), la note est tenue si longuement qu’elle en perd sa signification, dans un monologue qui doit être situé entre le dialogue avec Brünnhilde et le monologue intérieur. Rien d’intérieur dans l’expression, avec un phrasé heurté, une articulation brouillonne, où les mots se bousculent plutôt qu’ils ne se font entendre. La présence vocale est toujours forte, mais plus au service d’une démonstration pour amateurs de chant en force qu’au service d’une interprétation véritable où subtilité, délicatesse et contrôle seraient privilégiés. C’est encore le cas au dernier acte où le discours perd toute couleur et tous les accents aux profits d’une succession d’aspérités sans élégance (le syndrome Telramund) : c’est vrai, le Wotan de Walküre n’a rien à voir vocalement avec celui de Rheingold, où certains défauts apparaissent moins, mais Wotan n’est pas un rôle où la démonstration du volume vocal doit primer, mais au contraire l’alliance de l’accent et de la voix, au service du texte, et non les notes au service des capacités en souffle et en volume du chanteur, ce qui ne rend service ni au personnage, ni au texte ni au final à la musique.
Les grands Wotan (Hotter, Adam, Tomlinson, Koch, Volle…) phrasent, ne débitent pas…
Face à lui, Catherine Foster d’impose en Brünnhilde intense, avec cette voix peut-être un peu droite, mais puissante, mais saine, mais contrôlée aussi, avec des jeux assez surprenants y compris dans les Hojotoho initiaux. L’an dernier Irene Theorin avait eu quelque difficulté : cette année, Catherine Foster démontre qu’elle est une Brünnhilde qui compte, acérée, colorée sur l’ensemble de la représentation, qui sait ménager ses forces et gagner en intensité au troisième acte, où elle emporte la conviction par une interprétation vibrante, jamais criarde, jamais exagérée, mais vivante, de cette vie qui naît de l’intérieur, sans jamais avoir une intention gratuitement démonstrative. Et pourtant elle n’est pas aidée par une mise en scène qui mettrait le personnage en perspective, elle est laissée à elle-même, mais son expérience supplée…
Georg Zeppenfeld est Hunding, comme l’an dernier, et comme l’an dernier, il confère au personnage une sorte d’humanité, auxquels les Hunding ne nous ont pas habitués. Un seul exemple, Kurt Moll, à l’opéra de Paris dans la mise en scène de Klaus Michael Grüber entrait en scène avec sur le dos un gros quartier de viande… on n’imagine pas du tout Zeppenfeld dans ce type de personnage où en revanche on verrait très bien un Karl Ridderbusch, somptueuse grosse bête violente. La précision du phrasé, le souci permanent d’articuler le texte et de le transmettre, avec ses accents, ses couleurs, la projection impeccable, le timbre assez clair en font un Hunding plus fragile, que son rôle (muet) un peu timide au deuxième acte confirme et conforte. Même quand il agite son arme pour assommer les amants(?)/jumeaux dans la dernière image du deuxième acte, il donne plutôt l’impression de rêver la situation plutôt que de la vivre, il n’est pas le méchant du moment, mais presque le médiocre… c’est très subtilement interprété, et pour une fois, c’est la mise en scène qui impose ce personnage, qui n’est pas ici, comme souvent on le voit, une préfiguration de Hagen (chez Tcherniakov où Hunding est aussi une sorte de gardien ou de policier c’était le même chanteur, Mika Kares, qui l’interprétait…).
Redoutable tâche pour Elisabeth Teige qui succède, là encore (comme dans Tannhäuser) , à une Lise Davidsen qui avait littéralement brûlé toutes les planches en Sieglinde. Elle impose, plus que dans son Elisabeth, une Sieglinde intense, avec une voix qui sait ménager ses effets, très contrôlée et en même temps très engagée, vibrante, avec des aigus supérieurement conduits et qui émeuvent. Sans avoir les moyens de sa concitoyenne, elle s’empare du rôle pour en faire un personnage attachant, un peu perdu, puis de plus en plus décidé, de plus en plus engagé, avec une voix qui allie force et sensibilité et qui s’impose très vite comme une très grande Sieglinde, peut-être le plus convaincant à tous égards des trois rôles qu’elle a tenus à Bayreuth cette année. Vraiment magnifique voire bouleversante au deuxième acte.
Enfin last but not least, Klaus Florian Vogt est Siegmund, avec cette voix aux qualités ductiles qui lui fait interpréter à 24h de distance Siegmund et Tannhäuser (on ne se ménage pas à Bayreuth) avec la même intensité. Vogt, c’est d’abord un univers poétique, conféré par un phrasé impeccable, un souci du texte permanent, une articulation modèle qui rend le texte intelligible à chaque moment. Mais la voix s’est étendue, possède plus d’assise, tout en gardant cette couleur juvénile qui convient si bien à Siegmund, qu’il interprète de bout en bout sans aucune difficulté, passant de Winterstürme à se damner y compris à la note traitresse du « Wälsungen » final du premier acte (so blühe denn, Wälsungen Blut!) parfaitement passée. Au deuxième acte, il est ardent, urgent, avec une couleur à la fois triste dans la voix et l’expression désespérée, et c’est de plus un interprète qui se glisse aisément dans toutes les mises en scène.
Vogt a toujours été un ténor wagnérien de grand niveau, il est en train de devenir LE ténor pour Wagner puisqu’il a interprété désormais tous les grands rôles de ténor des opéras wagnériens. On l’attend avec impatience pour Siegfried l’année prochaine sur la colline…
La direction musicale
La solidité de l’approche de Pietari Inkinen se confirme après cette Walküre bien mieux dominée que dans celle de 2021 (la Walküre-performance de Hermann Nitsch) et beaucoup moins plate. Mais solide ne signifie pas variée, colorée, diverse, avec une recherche dans les équilibres et la valorisation de certaines phrases ou pupitres. C’est fluide, en place, sans aspérités, avec les moments dramatiques voulus, mais qui reposent essentiellement sur le travail du volume, un peu massif, sans fouiller la partition (j’ai dans cette salle un souvenir de Boulez dans le prélude du deuxième acte et l’incantation finale de Wotan qui reste pour moi une sorte de modèle de richesse sonore, de somptuosité et de variété qui m’avait laissé complètement étourdi de bonheur), mais sans jamais heurter l’oreille : l’orchestre est très au point (cuivres exceptés et ça va se gâter dans les journées successives) et cette direction ne présente ni défauts, ni qualités particulières. C’est surtout un manque de personnalité qu’on remarque (avec ses défauts d’équilibre, Cornelius Meister l’an dernier clivait, mais disait aussi des choses), une direction passe-partout, sans grande subtilité ni profondeur et qui tient tout en place, mais qui ne marque pas la mémoire, indifférente en somme.
La première journée est passée, avec un succès marqué du côté du public car comme l’an dernier où Lise Davidsen excepté, les protagonistes étaient les mêmes et ont offert pour la plupart une démonstration de ce que doit être le chant wagnérien. Comme la direction musicale ne se fait pas remarquer par des problèmes particuliers, la musique dans l’ensemble est très bien accueillie.
Les initiatives de la mise en scène hésitent entre de vraies prises de position et désir de déjouer ou de décevoir les attentes : on place l’inceste ailleurs, pas de bûcher final mais une bougie et des Adieux de Wotan, non à Brünnhilde, mais à sa femme et à sa famille… Beaucoup d’ajouts anecdotiques dont on continue de se demander en quoi cela fait avancer l’action, en quoi cela nous donne des pistes de réflexion sur le Ring, sur nous, sur le monde : ça bouge – mal- ça bavarde ‑beaucoup‑, et ça continue d’ennuyer.
Mais l’impression qui commence à émerger c’est que cette production du Ring est une production pour rien, un échec dans la programmation artistique et les choix. Que le Festival annonce officiellement un nouveau Ring pour 2026, à l’occasion des 150 ans de l’œuvre (1876–2026) nous avertit déjà que celui-ci ne durera que quatre ans au maximum… c’est presque trop.
À suivre…
4 ans pour ce Ring c’est beaucoup trop.On aurait pu espérer des améliorations par rapport au Ring de 2022.Cela ne semble pas être le cas.
Je ne suis pas allé réécouter ce Ring 2023 pour 2 raisons : la mise en scène de Schwarz m’avait paru pleine d’idées…mauvaises.
J’avais encore dans l’oreille la direction musicale catastrophique de Inkinen dans la Walkyrie en 2021.En 2022 Meister avait sauvé les meubles mais Schwarz plus Inkinen c’était trop pour moi.
Vivement le Ring du cent cinquantenaire de 2026.
Les goûts et les couleurs…
Très étrange de comparer Tcherniakov et Schwarz de cette façon, le premier respecterait les événements et les rapports entre les personnages, mais pas le second ?
Je l’avais déjà montré mais il n’en est rien pour le Ring de Berlin avec cette incohérence initiale d’un centre de recherche où se trouverait déjà Alberich, maître de l’asile à soumettre les autres (l’anneau ne servant à rien, il n’a même pas de substitut comme chez Schwarz), dans le centre même du chef Wotan…De quoi d’ailleurs ce dernier a‑t‑il peur ? il n’y a rien à récupérer ni rien à transformer, puisque rien n’a été vraiment volé, rien n’a été perverti. Les filles du Rhin ? Que veulent-elle récupérer ? A quoi servent les Nornes ? Et Brünnhilde qui semblait s’être émancipée de Wotan et du Laboratoire à la fin de la Walkyrie ? Pour en fait être tous deux de mèche afin d’attirer Siegfried sur le rocher en flamme… Et j’en passe. Toujours le même problème avec Tcherniakov qui crée lui-même ses propres impasses à vouloir réécrire Wagner.
Mais encore une fois, les goûts et les couleurs…
Qu’on aime ou pas ses mises en scène, Tcherniakov est connu pour changer les histoires. J’ai vu son Holländer cette année à Bayreuth : pas de rédemption (il s’agit pourtant du thème essentiel de cet opéra…passons), mais une histoire totalement inventée de vengeance (le Hollandais revient pour se venger du suicide de sa mère, qui était la maitresse du père de Senta). Les rapports essentiels entre le personnage principal du Holländer et les autres ne seront donc pas du tout les mêmes, d’ailleurs Tcherniakov doit changer la fin de l’œuvre, Senta ne meurt pas pour racheter le Hollandais, mais ce dernier sera tué par…Marie…la nourrice de Senta. Non, décidément les événements non plus ne sont jamais respectés chez Tcherniakov.
Je me rappelle de son Freischütz complétement réinventé lui aussi…et que dire de la fin de son Tristan, un naufrage totalement anecdotique.
Schwarz au contraire reste dans le propos de fond et réussit très bien à donner une lecture pertinente des rapports entre les personnages et ainsi faire ressortir toute leur finesse psychologique. Chaque personnage se construit et se définit à travers l’autre, il y a toujours une profonde dialectique dans cette mise en scène. Les adieux de Wotan par exemple sont bouleversants justement parce que la mise en scène sait faire ressortir la profondeur du texte en niant (tout en créant) de façon dialectique l’apparition formelle du feu entourant le rocher, et même du rocher lui-même, après l’apparition de ce terrible mur qui séparera à jamais Wotan de la fille tant aimée. Car à cet instant, c’est l’intériorité de Wotan qui nous intéresse, c’est le basculement, c’est son effondrement et celui du monde à venir, c’est le constat d’une consolation qui ne viendra jamais, car l’orgueil a trop détruit : à en avoir les larmes aux yeux devant tant de justesse de mise en scène, et puis quel jeu et quelle voix de Konieczny !
Les enfants ne sont absolument pas une énigme pour le spectateur ! Là encore on retrouve une pure construction dialectique dans l’idée de l’anneau-enfant qui deviendra Hagen, symbole de la haine d’Alberich, tout comme la petite fille-anneau qui incarnera l’idée d’amour sacrifiée du couple Brünnhilde – Siegfried.
La critique sur les décors ne me semble pas fondée non plus, plein de choses fourmillent intelligemment dans ces détails qu’apportent de nombreux éléments sur scène.
La lecture du Ring de Schwarz est tout à fait lisible et beaucoup moins fantaisiste que la critique du Wanderer le laisserait croire, en tout cas si on se donne la peine de s’y attarder ne serait-ce que le quart du temps qu’on prendrait à essayer de décoder Tcherniakov. C’est l’experience théâtrale pour le spectateur qui est nouvelle par ces procédés de substitutions symboliques originaux et par le travail sur les archétypes.
Il faut lire cette interview (avec l’aide d’une traduction informatique pour les non germanophones) :
https://rwv-bamberg.de/2023/07/es-gibt-keine-einfache-antwort-auf-die-komplexen-dinge-des-lebens/
Les propos de Valentin Schwarz montrent une certaine maturité sur la façon de mettre en scène, on est vraiment loin de l’amateurisme suggéré par la critique. Surtout, ses propos permettent de bien comprendre le langage de sa mise en scène, il explique bien à quel point le Ring est déjà rempli de contradictions passionnantes, d’idées qui ne cessent d’évoluer et de se transformer, à l’image du développement musical permanent des leitmotivs, comme ces enfants qui grandissent et évoluent, comme ces personnages qu’on suit en « off ».
Enfin, il faut aller voir ce Ring qui commence à émerveiller de plus en plus de spectateurs, déjà plus aucune huée pour la Walkyrie le soir où j’y étais, et de plus en plus de chroniques positives et constructives.
Quand les productions de Tcherniakov auront probablement mal vieilli, subissant les aléas des histoires à la mode qu’on invente et qu’on réinvente, il restera cette production qui est aussi de son temps, mais qui propose une façon de réinventer le théâtre et son langage, pour s’y plonger complètement quitte à confronter un temps nos acquis sur ce qu’on a accepté du Ring en tant que mythologie, pour transformer notre conscience et pour se créer soi-même en tant que spectateur actif de cette tragédie, sans cesse en devenir.
Hâte de revoir ce Ring dans son intégralité l’an prochain !