Prenant place dans la salle du théâtre de l’Oulle, on est instantanément frappé par le dispositif scénique choisi. Tel un diorama, il présente un intérieur stylisé très années 80 avec une tapisserie à dominante de bleu et aux motifs géométriques façon Vasarely. Différents objets tels des tabourets Tam tam ou une lampe à lave occupent également l’espace, ce qui ancre bien le spectacle dans la période du début des années 80, comme l’indique la note d’intention rédigée par le metteur en scène. Ce qui surprend de la même façon, c’est l’exiguïté de ce dispositif. Comme si le manque d’espace traduisait une étroitesse plus abstraite. Peut-être celle qui caractérise l’esprit de la jeune femme assise et qui regarde une télévision posée au sol, tournée à l’envers de la salle et dont le rayonnement l’éclaire. On remarque enfin que différents portraits ornent les murs dont un de Joan Crawford.
Une musique d’ambiance aseptisée et rappelant les allées d’un centre commercial est diffusée. Edwige campée avec brio par Sarah Daugreilh est traductrice. Elle traduit notamment des comics américains dont Ultra-Girl qu’elle lit depuis l’enfance et qui l’obsède manifestement. Edwige et sa vie terne, malgré les motifs colorés sur les murs. Edwige et son ennui dans l’existence qui se heurte aux cloisons dans l’espace réduit de la scène, comme une métaphore de sa vie.
En quête permanente d’évasion devant sa machine à écrire, Edwige s’est créé depuis longtemps un double fantasmé et augmenté. Un alter ego aussi stimulant qu’envahissant. Ultra-Girl en personne – sculpturale Laure Giappiconi. Vêtue d’un combishort moulant aux couleurs du drapeau des États-Unis, portant de longues cuissardes cirées rouges, elle apparaît côté jardin, comme arrivant de la pièce d’à côté. Evoluant aussi bien dans le petit salon d’Edwige que dans son esprit, Ultra-Girl semble appartenir à la mythologie intérieure de son hôte. Elle se définit comme une créature transformée, améliorée par les pouvoirs surnaturels dont elle est dotée. « Je ne suis plus la femme que vous avez connue. Je suis la vie, et la flamme incarnée. » Une authentique déesse occupant une place de choix dans le panthéon intérieur de la jeune traductrice féministe et très fleur bleue, prisonnière des rites du quotidien, opérant des gestes précis dignes de ceux d’un automate dans son petit univers sans surprise. C’est qu’elle a fini par s’identifier à la très sensuelle super-héroïne de fiction dont elle traduit les aventures. Ainsi, elles disent en chœur toutes deux face au public : « Je suis devenue Ultra-Girl ». Et nous pénétrons dans l’esprit habité de la jeune femme se dédoublant grâce à l’univers des comics qui s’immisce dans le réel, à Lyon, au début des années 80. Les deux femmes dialoguent quelque part entre intériorité et environnement extérieur. Si différentes. Si semblables.
Edwige admire ces femmes auxquelles elle ne ressemble pas et qui sont si loin d’elle. La super-héroïne permet de convoquer d’autres figures féminines puissantes, déterminées, amoureuses, militantes, admirées malgré leurs fragilités. On compte parmi elles Fantômette, la marquise de Merteuil, Catwoman, la Princesse Leïa, Lady Chatterley, Mary Poppins, Sue Ellen, Barbarella, Alexis Carrington… Les deux femmes reprennent des chansons, reprennent des répliques de films en lip sync et font entendre en filigranes tous les espoirs, toutes les frustrations, tous les désirs d’Edwige. L’ensemble est entrecoupé par les récits monologiques de la jeune femme qui évoque ses souvenirs sentimentaux : le jeune homme de son âge qui va jusqu’à lui donner de l’argent pour dormir chez lui et ne la touche pas ; l’assistant d’anglais à l’université qui n’a pas donné suite à leur relation… Le fil narratif discontinu reproduit le tohu-bohu mental dans lequel la jeune femme se trouve en permanence.
Les personnages masculins sont tous interprétés par le formidable David Bescond. Du réparateur de machine à laver en passant par l’assistant d’anglais de retour à Lyon jusqu’à Schopenhauer lui-même, il endosse tous les rôles d’hommes dans cet univers hyper féminisé. Un moment marquant : l’émission de débat introduite par le générique original du journal télévisé de l’époque. Edwige s’improvise animatrice de débat et micro en main, elle passe la parole à Ultra-Girl d’une part, et à Schopenhauer lui-même d’autre part. Les échanges finissent par être tendus, le philosophe allemand se moquant très ouvertement de la super-héroïne – « J’ai hâte d’étudier ça, une femme qui philosophe » – et elle-même s’opposant vivement à lui, dénonçant sans détour sa phallocratie. Edwige est très vite dépassée par le débat dans lequel les deux participants s’affrontent à couteaux tirés.
Schopenhauer ou Chopin hour ? On découvre la méprise de la jeune femme qui, écoutant Isn’t it a pity ? célèbre morceau d’Ella Fitzgerald, a phonétiquement confondu les deux. La lumière se fait quand elle comprend en fin de compte que la chanteuse tacle sévèrement le philosophe allemand et sa pensée misogyne – « My nights were sour / Spent with Schopenhauer », rien à voir avec la musique romantique, en effet. Évoquant enfin Humoresque, film avec Joan Crawford – le portrait accroché prend ici tout son sens, où le personnage qu’elle joue se noie à la fin, Edwige achève en disant : « J’ai treize ans et je vais toute ma vie retenir mon souffle ». Sombre prophétie qui appelle alors au secours toutes les Ultra-Girls disponibles en elle pour supporter ce manque d’air, au fil de son existence.
Avec ce spectacle entre cinéma hollywoodien et roman-photo, Cédric Roulliat clame ici sa grande admiration pour la force de ces femmes réelles ou fictives, toutes lumineuses, qui l’ont accompagné de près dans sa jeunesse, au début des années 80. Ce premier spectacle pose d’emblée une question intéressante : celle des rapports qu’entretiennent la fiction et la construction de soi. Et, avec ces trois comédiens très engagés, il la traite avec beaucoup de finesse.