Il y a beaucoup d’agitation devant le Palais des Papes. On se presse vers la billetterie puis, muni de son titre précieux, on se déplace en masse vers l’une des deux entrées. C’est que la soirée a une coloration toute particulière puisque c’est la dernière du « In » et qu’elle permettra de voir ou revoir By Heart, la pièce qui a contribué à faire connaître Tiago Rodrigues à travers le monde, rejouée une fois encore dans ce lieu qu’est la Cour d’honneur, lieu souvent considéré comme très impressionnant – ce sur quoi l’auteur ironisera d’ailleurs durant le spectacle. Le signe est fort, l’instant unique. Au moment de s’installer, tous, connus ou anonymes, semblent sentir qu’il y a bien quelque chose d’incomparable dans l’air tourbillonnant en rafales.
Sur l’immense plateau, dix chaises hétéroclites et un petit escabeau sont disposés au centre, en arc de cercle. Juste devant, à cour, des cageots de bois entassés, pêle-mêle. À l’intérieur, on aperçoit des livres en grande quantité. C’est alors que Tiago Rodrigues fait son entrée, en jeans, t‑shirt imprimé et baskets. En silence, jetant un coup d’œil vers le public, il vient prendre place sur l’escabeau, non sans avoir pris au passage un livre dans une des cagettes, livre dans lequel il se plonge immédiatement, semblant oublier de cette façon la présence des spectateurs et le tumulte de leur arrivée. Une fois, il va sortir de scène pour y revenir quelques instants après, boire un peu dans la gourde qui était posée à côté de lui sur le sol blanc déroulé sur le plateau. Nouveau regard vers le public puis nouvelle plongée dans sa lecture. Quelques minutes après, il va prendre quelques renseignements auprès du personnel de salle et, une fois qu’il a salué le public, il convie l’assemblée à faire preuve d’un peu plus de patience afin de laisser aux retardataires le temps de trouver leur place. Les célèbres trompettes de Maurice Jarre retentissent peu après, indiquant que le spectacle est sur le point de commencer. Sans cérémonie ni recherche d’effets, Tiago Rodrigues se lève une dernière fois, pose son livre dans un des cageots et se place face au public qui fait alors silence.
Il explique le déroulement de ce qu’il va se passer : dix personnes volontaires doivent se rendre sur le plateau à ses côtés. Tandis que certains s’avancent déjà au bas des gradins, il ajoute qu’il va falloir apprendre un texte « pas trop difficile, pas trop simple » non plus. Et par cœur, bien entendu. Il plaisante sur l’agitation « à la française », il prévient qu’il ne faudra pas jouer, pas surjouer en grimaçant non plus, qu’il n’y aura pas de théâtre interactif, ce à quoi il est « allergique » comme tant d’autres. Sans attendre, on constate que son sens de la scène et du jeu se déploie sans retenue. On mesure l’aisance dans les déplacements, dans l’adresse, dans l’utilisation d’une langue qui n’est pas la sienne. L’ancien comédien du Tg Stan prévient que le spectacle ne commencera que lorsque les dix chaises ne seront plus vides… ce qui arrive prestement, laissant plusieurs volontaires très certainement déçus. Tandis qu’on équipe de micros HF les dix heureux spectateurs sur scène, l’instigateur de cette expérience scénique continue sa présentation pour cette nouvelle version dans la Cour d’honneur. Comme By Heart n’est a priori pas adapté à la vastitude du lieu, il relève le défi d’y « trouver une intimité ». Celle qui permettra à la parole personnelle de toucher chacun des quelques deux mille personnes rassemblées devant lui. Et cet extraordinaire défi qui effraye tant de comédiens, ce défi que tant de professionnels aguerris ont pourtant échoué, ce défi a priori si risqué, va être formidablement gagné.
L’intimité est ce qui touche à la personne, à son histoire. Pour Tiago Rodrigues, « le théâtre est (…) un art du vivant et de la présence, mais aussi de la présence des absents », en référence à Heiner Müller qui y voit également un dialogue avec les défunts. Ainsi, nous plongeons instantanément dans l’intimité de l’artiste portugais qui nous fait rencontrer sa grand-mère décédée il y a quelques années et à qui il apportait toujours différents cadeaux dont des livres. « Des cageots remplis de livres », précise-t-il, éclairant la présence de ceux qui se trouvent devant lui, sur la scène. Il établit ensuite le lien avec une émission à la télévision hollandaise à laquelle participait le célèbre critique littéraire, linguiste, écrivain et penseur disparu en 2020, George Steiner – dont il porte un portrait floqué au dos de son t‑shirt. Il avoue avoir été littéralement obsédé par cette émission. Au point de l’avoir apprise par cœur. Distribuant à un des volontaires assis sur la scène, un livre ouvert avec le nom de l’érudit qui l’a tant habité écrit dessus – il le refera plusieurs fois au cours du spectacle avec d’autres noms célèbres, il poursuit en citant un passage de la conférence de Steiner intitulée De la beauté et de la consolation. Par cœur, là aussi.
Devant l’immense mur du Palais, déroulant un fil narratif très précis – bien que ne se vérifiant pas nécessairement, Tiago Rodrigues évoque Boris Pasternak qui aurait fait apprendre et réciter un sonnet de Shakespeare sur la mémoire à une assemblée – le numéro 30, celui-là même que les dix volontaires vont eux aussi apprendre et réciter. Par cœur comme un acte de résistance à l’oppression et aux multiples visages du totalitarisme. Il parle aussi de F. Scott Fitzgerald, de Ray Bradbury entre autres réunis dans une espèce de festin littéraire qui se déroule sous les yeux du public qui y est convié. Il continue en récitant plusieurs passages, revient à Steiner – une obsession, n’est-ce pas ? Et entre ces digressions joyeusement roboratives, il fait travailler la mémoire des dix volontaires qui, avec la plus grande application, font entendre leur voix dans l’enceinte de la Cour d’honneur où elles résonnent souvent avec un timbre plein d’émotion. Véritable chef de chœur, Tiago Rodrigues lance bras et jambes pour accompagner la récitation de chacune, de chacun. Il souffle, marche, monte dans les gradins pour voir de plus loin les participants à cet étrange et sublime exercice de mémorisation en public. Facétieusement, il ne manque évidemment pas de plaisanter sur les difficultés ponctuellement rencontrées. Son sens du spectacle réjouit tout le monde et des salves de rire s’élèvent régulièrement depuis le public quand il réagit aux bourrasques de mistral qui font que les pages des livres posés au sol tournent à grande vitesse, quand il digresse sur des devinettes lui permettant de saluer les Portugais dans la salle ou encore sur… Dark Vador, nommé ainsi seulement en français. De même donc, il tance avec légèreté les volontaires qui trébuchent sur telle ou telle partie du vers qu’ils doivent apprendre, avec force remarques et grimaces. « Le public adore l’échec. C’est la vulnérabilité. Joli mot… » Justement, il ne perd jamais une occasion de glisser son amour des beaux textes, des jolis mots. Sa première récitation en anglais du sonnet 30 en témoigne : la voix grave et retentissante laisse aussi bien entendre chaque vers que tous les silences qui sont comme la respiration du texte.
Arrivant au terme de ce curieux apprentissage par cœur, après avoir dégusté une feuille en hostie sur laquelle le sonnet est imprimé – les nourritures spirituelles et terrestres se confondent alors, les dix personnes sur scène vont en effet réciter en chœur les quatre premiers vers et ajouteront les dix suivants – un pour chacun d’entre eux – sans erreur. Un silence de cathédrale règne dans le Cour d’honneur. Il s’amplifie encore quand, sans transition, Tiago Rodrigues récite lui-même en langue portugaise le sonnet 30, comme il l’a certainement fait autrefois dans un authentique geste d’amour à Candida, sa grand-mère qui avait perdu la vue.
C’est alors à un moment aussi exceptionnel que poignant qu’on assiste. Les quelques deux mille spectateurs se lèvent comme un seul homme et applaudissent. Longtemps. On salue le spectacle qui s’achève, avec Tiago Rodrigues et les dix récitants. On salue Françoise Morvan, traductrice de la nouvelle version du sonnet choisie pour la Cour, appelée sur scène. On salue le travail des personnels du festival d’Avignon qui rejoignent en masse et à sa demande le directeur de cette soixante dix-septième édition et qui honorent la mémoire de Cédric Vautier, membre de l’équipe récemment décédé. On salue enfin cet événement plein de grâce dont on peut dire qu’y participer était une joie à nulle autre pareille.
Malgré les réserves de certains, les critiques sévères compréhensibles ou parfois scandaleusement injustes sur certains spectacles de la programmation, on peut dire que le nouveau directeur conclut de façon absolument remarquable cette édition, conclusion qui n’est pas sans rappeler les mots de Vilar lui-même : « L’art du théâtre ne prend toute sa signification que lorsqu’il parvient à assembler et à unir ». Sans doute, faut-il les faire encore entendre. Et même les retenir par cœur.