Georg Friedrich Haendel (1685–1759)
Semele (1744)
Opéra à la manière d'un oratorio en trois actes
Livret d'après William Congreve
Création le 10 février 1744 au Théâtre de Covent Garden

Direction musicale : Gianluca Capuano
Mise en scène : Claus Guth
Décor : Michael Levine
Costumes : Gesine Völlm
Lumières : Michael Bauer
Vidéo : rocafilm (Roland Horvath)
Chorégraphie : Ramses Sigl
Dramaturgie : Yvonne Gebauer, Christopher Warmuth

Semele : Brenda Rae
Jupiter : Michael Spyres
Apollo : Jonas Hacker
Athamas : Jakub Józef Orliński
Juno : Emily D'Angelo
Ino : Nadezhda Karyazina
Wedding Planer/iris : Jessica Niles
Cadmus/Somnus : Philippe Sly
High Priest : Milan Siljanov

Lauschwerk

Chef de chœur : Sonya Lachemayr
Opernballett der Bayerischen Staatsopern

Bayerisches Staatsorchester

Coproduction  avec le Metropolitan Opera, New York

Munich, Münchner Opernfestspiele, Prinzregententheater, samedi 22 juillet, 18h

Serge Dorny reprend la tradition munichoise qui veut qu’au magnifique Prinzregententheater (le « petit Bayreuth ») on propose en temps de Festival un opéra baroque. Cette tradition remonte aux temps de Sir Peter Jonas, elle a été poursuivie par Nicolaus Bachler, et Serge Dorny vient de la resceller en proposant Semele de Haendel dans une mise en scène de Claus Guth, qui a triomphé comme rarement on a vu dans ces murs et affiché complet sur toutes les représentations, si bien qu’on aurait pu sans problème en faire au moins trois de plus.
La distribution a de quoi faire rêver, Michael Spyres en Jupiter, Emily D’Angelo en Juno, Branda Rae en Semele, tandis que Jakub Józef Orliński, pour sa première fois à Munich, affole la salle en Athamas, et les vedettes sont bien entourées du reste du plateau et très soutenues dans la fosse par un Bayerisches Staatsorchester très rare dans ce répertoire dirigé par Gianluca Capuano qui livre un Haendel vif, coloré, rarement aussi détaillé.
Au total, standing ovation, hurlements du public et extérieurs du théâtre remplis de chercheurs de billet (« suche Karte »). Qui dirait que l’opéra est mort ?

Semele (Brenda Rae)

L’histoire de Semele selon la mythologie est celle d’une des nombreuses mortelles dont Zeus était amoureux et dont Héra son épouse était jalouse. Elle prit les traits de la nourrice de la jeune femme pour lui conseiller de demander à Zeus, qui avait affirmé ne rien lui refuser, de se montrer à elle dans la pleine puissance de sa vraie nature. Mais la nature de Zeus, c’est la foudre, et en se montrant à elle, il la brûla. Elle mourut.
Mais elle portait en son sein le jeune Dionysos, que Zeus a cousu dans sa cuisse jusqu’à sa naissance, et qui dans ses exploits de jeune Dieu alla aux Enfers libérer sa mère, et l’élever jusqu’à l’Olympe où elle devint immortelle sous le nom de Thyoné.
L’histoire racontée dans la Semele de Haendel est à la fois semblable et différente et le livret de William Congreve, écrit pour un autre opéra en 1707 jamais représenté, a été transformé en oratorio par Haendel pour des raisons d’efficacité commerciale (pouvoir représenter de la musique pendant le Carême) et d’opportunité, le public commençant à se lasser des opéras italiens. Il raconte la même histoire de manière un peu romancée, où Semele, désireuse de l’amour de Jupiter et surtout d’approcher l’immortalité, essaie d’échapper au mariage très mortel promis par son père Cadmos à Athamas, qui en est amoureux, tandis que la sœur de Semele, Ino, en est aussi très amoureuse – plus que Semele qui a la tête ailleurs. C’est alors qu’interrompant les noces, Jupiter sous la forme d’un aigle immense enlève Semele.

Junon (Héra chez les grecs) jalouse tend un piège à la jeune femme en apparaissant sous les traits de sa sœur Ino qui l’incite à demander à Jupiter d’apparaître dans tout l’état de sa divinité. Ce qui fut dit fut fait, et Semele meurt. Apollon annonce que de ses cendres naîtra un Phénix.
A priori c’est une histoire triste, qu’on pourrait parfaitement imaginer par certains côtés en opéra belcantiste du XIXe mais qui par la fantaisie des transformations (le sujet vient des Métamorphoses d’Ovide), des mondes mortels et divin et des apparitions de Dieux pas toujours si divins peut aussi tourner en ridicule le désir de Semele d’être immortelle, d’autant que rêver d’égaler les Dieux est un péché terrible, celui d’hybris, l’orgueil démesuré dont Prométhée a été lourdement puni. Il y a de quoi faire du tragique et du comique, en tous cas du spectacle, et c’est bien ce qui été reproché à Haendel dont l’oratorio disait-on, ressemblait trop à un opéra. On le soupçonna aussi de vouloir moquer la maîtresse du roi George II tant l’histoire recèle toutes les clés du vaudeville mythologique.
Ainsi, le destin de l’œuvre fut assez vite interrompu (4 représentations lors de la création, en 1744), et ce n’est qu’à la fin du XXe siècle et pendant les vingt premières années du XXIe que représentations et enregistrements se multiplièrent, offrant à l’œuvre, enfin redevenue un opéra pur-sucre un nouveau départ.
La Bayerische Staatsoper, depuis le mandat de Sir Peter Jonas (1993–2006) a présenté de nombreux opéras de Haendel, et Serge Dorny propose de se relier à cette tradition (d’ailleurs aussi reprise par son prédécesseur Nikolaus Bachler) en proposant Semele, dans une mise en scène de Claus Guth, qui avait monté Rodelinda durant son mandat lyonnais en décembre 2018.

Athamas (Jakub Józef Orliński) Semele (Brenda Rae)

Claus Guth s’empare de cette histoire en en faisant une version Haendel de « À quoi rêvent les jeunes filles », transformant toute l’aventure un rêve, fantasme, espace mental de Semele. On connaît son goût pour les méandres de la psychologie et il s’empare ici de la psychè de la jeune fille qui en plein mariage, va s’abstraire pour vivre une autre vie. Contrairement à d’autres approches un peu plus vaudevillesques où Junon et Jupiter règlent leurs comptes par Semele interposée, ici c’est vraiment Semele qui est au « centre du système » comme on dit. Un système qui va opposer vision des mortels (Athamas, Ino, Cadmos, Semele), dans un univers blanc immaculé, et vision du monde divin tout noir, sorte de Ying et Yang mythologique qui inverse ce qu’on penserait plus habituel. Ainsi Semele est attirée irrémédiablement par le côté obscur de la force.

Semele (Branda Rae) du côté obscur de la force

Aussi le décorateur Michael Levine a‑t‑il conçu un décor unique : pour ce voyage intérieur on ne bouge pas de lieu, et en même temps le lieu change sans cesse, et toute l’action se passe dans les ruines du mariage raté. Guth souligne dans son interview du programme de salle l’importance des rituels dans la vie des hommes, comme moyen de faire le point sur leur identité (il rejoint l’opinion très à la mode de la psychothérapeute française Caroline Goldman) et notamment le rituel du mariage qui est un point de basculement. Semele justement se rend compte au moment du mariage, parfaitement réglé dans ses moindres détails et dans sa géométrie avec ce mot « LOVE » en lettres de fleurs qui domine l’assemblée, qu’elle a envie d’autre chose, d’un au-delà de ce rite éminemment social et millimétré qu’elle vit comme une clôture.
Claus Guth construit donc sa mise en scène comme un cycle, qui s’ouvre sur un mariage (celui de Semele avec Athamas) et se clôt sur un autre (celui d’Ino avec le même Athamas) exactement le même à un seul (menu) détail près, la mariée, comme si le rituel organisé avait horreur de l’accident ou du vide, qu’une mariée disparue, il en fallait une autre, un peu comme l’élection du pape « le pape est mort, il en faut un autre »/ Morto un Papa, se ne fa sempre un altro par le plus ritualisé des rituels.
D’ailleurs, l’image initiale montre le mariage traditionnel, avec mariée et marié en blanc (comme au sommet d’une pièce montée) et ouvre le spectacle, mais la mariée (Brenda Rae) sort aussitôt du champ et laisse sur place…la robe qui n’est qu’habillage rigide, prête à en accueillir une autre :  le blanc ne sied pas à Semele…
La blancheur immaculée de l’ambiance générale renforce évidemment l’impression, une blancheur à éclairage très fort, à la limite du supportable (lumières de Michael Bauer), et des invités aux costumes convenus (de Gesine Völlm) qui artificialisent la scène comme s’il s’agissait d’une maison de poupées de cire en exposition, à commencer par le marié, Athamas (qui garde son costume blanc toute la représentation) : il est LE marié, celui qu’il vous faut, une sorte de modèle Barbie initial de (futur) gendre idéal.

En refusant cette voie tout tracée pour aller vers ses rêves et ses désirs d’absolu, Semele n’est plus la ridicule mortelle qui désire l’immortalité, elle est celle qui s’affirme et affirme sa solitude et sa singularité face aux autres. D’ailleurs, ce refus du mariage n’est pas décidé par l’affirmation d’une certitude, mais au contraire par un doute, ou un soupçon. Semele soupçonne que la vie qui lui est offerte (« bourgeoise » ou rangée) n’est pas pour elle, qu’elle aspire à autre chose, un autre monde, ou simplement qu’elle aspire à se rechercher elle-même.
L’histoire est très cruelle, car la société n’a que faire de ces hésitations, il lui faut du sûr, du solide, de l’établi, du présentable et du représentable. À un mariage il faut une mariée, quelle qu’elle soit, pour l’usage, pour le monde, pour la photo. C’est ce côté lisse que Semele refuse.

Le rideau se lève sur l’ordre établi des mortels et se ferme sur l’ordre rétabli des mortels en ayant laissé une victime au bord du chemin, visible, isolée. Entre les deux, trois heures de désordre…
Quel peut-être le premier désordre dans une salle d’un blanc immaculé et insupportable ?
Une poussière, un élément perturbateur, une simple plume noire qui tombe du ciel et qui, littéralement, fait tache. Dans une société uniformément blanche, le noir, c’est le désordre, et la plume, l’incongru… C’est le révélateur de sa recherche pour Semele : Le côté obscur de la Force que nous évoquions entre en scène aussi léger qu’une plume, mais pesant infiniment plus… C’est l’importance du regard et non la chose regardée, comme disait Gide, qui fait de cette plume le Momentum…
Ainsi que ce voyage soit immobile et mental ou qu’il soit en quelque sorte réel importe peu : Semele se cherche son identité, parce qu’elle ne veut pas rester assignée à une identité singulière et surtout une identité donnée par les autres, elle veut être plurielle. Elle veut être Soi-même comme un roi, comme dirait le livre d’Elisabeth Roudinesco. D’ailleurs, ne chante-t-elle pas "Myself I shall adore".

Alors ce monde blanc se pervertit de noir, des ailes immenses tombent sur la salle et Semele elle-même va symboliquement percer le mur et passer du costume blanc au noir…

Qui perce les murs ? Les prisonniers, pour s’échapper et gagner la liberté, souvent symbolisée par un rai lumineux. Ici au contraire, l’au-delà du mur c’est un monde noir qui s’ouvre, et c’est ce noir même qui attire, après tout ce blanc.
Alors, tout devient désordre, les lettres de fleurs du mot LOVE se renversent, les chaises se retrouvent en tas, les invités sortent et c’est dans ce décor déglingué que (presque) tout l’opéra va se dérouler, comme surgi du geste ou du mental de Semele. Elle devient l’errante de son monde, et donc le personnage central toujours en scène, faisant des autres des accessoires, en quelque sorte à son service ou au service de ses rêves.

Entrée de Jupiter (Michael Spyres) Semele (Brenda Rae)

Semele traverse le monde dans son monde, et ceux qui l’entourent essaient de la distraire, Jupiter, Michael Spyres, lancé dans un cancan endiablé en conclusion de l’air "I must with speed amuse her" lorsqu’il se rend compte qu’il faut la détourner de l’idée d’immortalité.

Athamas (Jakub Józef Orliński)

Plus spectaculaire encore et faisant crouler la salle Jakub Józef Orliński (curieusement son nom est une déclinaison adjectivale du mot « aigle » en polonais, cet aigle qui perturbe tout le mariage…) quand Athamas cherche à divertir Semele se lance dans un intermède dansé en breakdance, puisqu’il est à la fois contreténor et breakdancer… – pour les reprises ou à la reprise au MET, ou bien il sera par force dans la distribution, ou bien il faudra trouver un autre contre-ténor qui soit un Breakdancer… vaste programme…

Ino(Nadezhda Karyazina), Semele(Brenda Rae), Juno (Emily D'Angelo)

Un seul moment se situe « ailleurs », dans un décor végétal (mais noir) qui rappelle les toiles peintes des opéras baroques, au début de l’acte III, quand Juno (Emily D’Angelo sculpturale en robe fendue noire, une sorte de superbe mère maquerelle des Olympiens) prend les traits d’Ino et piège Semele. C’est l’occasion d’un des moments un peu loufoques de l’œuvre, avec Iris (messagère de Juno) d’abord, très vive, très fraiche, puis avec Somnus, qui ne se déplace jamais sans son oreiller, confié au très acrobatique (lui aussi) Philippe Sly. Monde noir fait d’ombres obscures, qui ferait presque de ce monde divin un Enfer, allant à l’encontre de toute l’imagerie d’un Olympe où les Dieux papotent dans un Ciel lumineux entre Nectar et Ambroisie.

Juno (Emily d'Angelo) Semele (Brenda Rae)

Suivre Guth, c’est aussi circuler dans un labyrinthe psychique un peu « à côté » de Semele, ces Dieux à la fois dangereux et loufoques (Juno, et Iris par ailleurs, sont de vraies caricatures, mais jamais complètement caricaturales, toujours sur le fil du rasoir : Juno a à la fois un look singulier (pas vraiment la matrone qu’on imagine quelquefois) et un port, une superbe qui frappe et qui la rend immédiatement identifiable, Iris est très mobile, très singulière aussi, dans une jeunesse débridée, une sorte d’Hermès en jupons
Jupiter lui aussi en noir, s’oppose au tout-blanc d’Athamas, ils s’opposent aussi par corpulence, voire aussi vocalement, au contreténor un peu rauque d’ Orliński s’oppose le ténor barytonnant de Spyres, qui convient à merveille au personnage des voix au bord, sur le fil, entre deux mondes.

Claus Guth conduit l’action en suivant les données de la légende, sans trop la faire peser dans son imagerie : ainsi de la foudre de Jupiter est certes montrée, mais sans spectacularité particulière, comme un des événements mais pas un climax, car il y a une suite…
ET la suite c’est le mariage arrangé d’Ino et d’Athamas, un ordre de Jupiter…il faut respecter les formes.

 

Semele (Brenda Rae)

La légende dit qu’un Phénix naît des cendres de Semele : dans la vision de Guth, le mariage se déroule pendant que Semele, assise à jardin, seule, regard perdu dans le vide, est comme figée avec un bébé dans les bras, le petit Dionysos, semé par Jupiter (cela s’appelle un coup de foudre) et toute l’histoire est ici résumée, cruellement. Il ne fait ni bon rêver, ni assumer une identité, ni vivre sa réalité intérieure individuelle, dans une société régie par des mortels soucieux des rituels sociaux et de Dieux soucieux surtout que l’ordre règne pour continuer à être des Dieux. D'ailleurs, même à ce second mariage, les plumes noires tombent… À bon entendeur… Émigration zéro vers l’Olympe…
Ainsi Guth offre-t-il à cette œuvre qui n’est pas un oratorio, mais comme dit Haendel, un « opéra à la manière d’un oratorio » c’est-à-dire une œuvre à l’identité usurpée, en phase avec l’histoire de Semele, et aussi  un écrin à multiples facettes, presque une version un peu shakespearienne (après tout, on est dans un opéra en anglais), où le tragique voisine le loufoque, le rire voisine les larmes, le grinçant fait pièce à la mélancolie en un Songe d’une nuit d’été qui serait presque une nuit de Sabbat. Songe pour songe, j’ai aussi pensé à celui de Strindberg, cette visite divine sur la terre des humains de la déesse Agnès, sorte d’anti Semele qui découvre le malheur humain structurel.

Jupiter (Michael Spyres) Semele (Brenda Rae)

C’est dire l’espace référentiel auquel ouvre ce travail, qui réussit l’exploit d’être subtil, profond, et en même temps divertissant, jamais prétentieux, jamais didactique. Ici la production n’est pas plus réductible à un genre que l’identité de Semele elle-même. C’est aussi cette variété, servie par une direction d’acteurs au cordeau, d’une précision remarquable, ou chaque mouvement, chaque attitude est calculée, qui fait le prix et le succès du spectacle, où Guth, présent à l’avant-dernière représentation à laquelle j’assistais a été ovationné par le public unanime et debout, ce qui est assez exceptionnel pour lui (on se souvient de l’accueil de sa Bohème à Paris).

Quand pareil spectacle est servi par pareil plateau et pareille fosse, le triomphe est dans l’ordre des choses : pas le succès d’un soir de première, mais le triomphe continu qui s’est renouvelé à chaque représentation d’un public délirant et heureux. Le miracle baroque…

Mariage 2…

Voilà un plateau en effet, au contraire de l’Aida du lendemain, qui est totalement adéquat au projet et formidablement engagé, et ce dans tous les rôles. Un plateau qui mériterait enregistrement tant il est passionnant d’entendre des voix qui servent aussi parfaitement un projet et une musique.
Les rôles de complément sont comme toujours à Munich, très bien tenus. C’est le cas de l’Apollo sonore et bien timbré de Jonas Hacker, jeune ténor membre de la troupe remarqué en d’autres occasions et Milan Siljanov en grand-prêtre, qui fut du studio puis maintenant membre de la troupe, toujours solide.
On remarque très fortement l’Iris de Jessica Niles, membres du Studio de la Bayerische Staatsoper, à la voix fraiche, très bien posée, jamais sonore au mauvais sens, mais toujours modulée et expressive, et ce qui ne gâte rien bien au contraire, très efficace en scène, où elle attire immédiatement le regard. Sans nul doute une future belle carrière. À suivre.
On connaît mieux Philippe Sly, par son Leporello à Vienne, son Don Giovanni à Lyon. Il fait ses débuts à Munich dans le double rôle de Cadmus, père de Semele, qu’il chante de manière affirmée, et surtout Somnus, où il peut mieux déployer ses qualités de comédien, d’agilité et de caractériste vocal, avec une belle expressivité qui lui fait remporter un vrai succès, même si la voix a besoin d’un poil plus de projection.
Nadezhda Karyazina est Ino, la sœur de Semele, amoureuse malheureuse, puis comblée d’Athamas. La voix est bien projetée, profonde, homogène, très expressive dont on aurait pu faire aussi une Juno (d’ailleurs, les deux rôles sont quelquefois assurés par la même chanteuse), mais la différenciation vocale donnait aussi une réalité plus tangible au personnage sur le plateau, où à la fin elle affiche enfin un bonheur émouvant (à la différence de Semele au début).
Sous-distribuée, la Juno d’Emily D’Angelo, dans un rôle qui reste limité, pour une voix qui mérite un rôle plus à sa mesure, tant le timbre est chaud, la voix puissante, le phrasé impeccable et la ligne de chant modèle. Le spectre du grave à l’aigu n’a pas d’accident, avec une homogénéité qui frappe. En plus, la mise en scène de Guth en fait un personnage qui s’impose en scène avec force, avec cette silhouette longiligne favorisée par un costume particulièrement seyant. Toute la scène avec Iris est rondement menée pleinement affirmée dans son genre hybride disons, comico-inquiétant. Belle prestation qui la fait attendre dans des rôles plus importants encore.
L’Athamas de Jakub Józef Orliński a fait crouler la salle, si bien qu’il remporte un triomphe que la démonstration éblouissante en tant que Breakdancer transforme en délire. La voix de contre-ténor n’a pas l’homogénéité de certains de ses collègues, ni toujours la facilité dans les agilités. Certes, la prestation reste exemplaire par la variété des couleurs qu’il montre dans des airs très divers. Autant je l’ai trouvé très émouvant dans Come Zephyrs come, (l’air de Cupidon) attentif à la couleur, très contrôlé, autant à d’autres moments la voix laisse échapper des sons rauques dont on se demande si c’est un effet d’interprétation ou un manque de contrôle. Mais il a une présence scénique, breakdance ou non, absolument lumineuse, et le personnage s’impose peut-être plus ainsi que par la stricte prestation vocale, légèrement irrégulière. Il reste que c’est un performeur fascinant à tous égards.
Autre présence scénique étonnante, le Jupiter de Michael Spyres, absolument magistral avec une voix qui n’a pas, par exemple, la chaleur ni la poésie d’un Anthony Rolfe Johnson jadis, mais qui démontre des capacités infinies d’expression s’appuyant sur un spectre large de baryténor aux graves sonores et au suraigu impressionnant. Le phrasé est impeccable, le texte est dit avec un soin qu’on peut qualifier sans crainte de « modèle » et la présence scénique est totale, et pas seulement quand il danse le cancan. Il possède à la fois une légère distance qui sied au dieu, mais aussi une relative empathie envers Semele qu’il essaie de distraire en la détournant de son but dans I must with speed amuse her. Son grand air Where'er you walk montrait les possibilités infinies de la voix, à la fois suave mais qui sait aussi user du grave, de certaines notes plus rauques, de tons sombres. C’est une composition qui fait date.

Jupiter (Michael Spyres) Semele (Brenda Rae)

Il se dirige vers Wagner, il reste à espérer qu’il n’abandonnera pas ce type de répertoire où il est à peu près irremplaçable.
Et puis Brenda Rae, qui le soir où je l’ai entendue avait fait annoncer qu’elle était souffrante. On s’en est peu aperçu, tant la voix est contrôlée, maîtrisée jusqu’à l’extrême aigu. Techniquement, il y a peu de remarques à émettre : son Myself I shall adore est assez joli et plutôt personnel, alors que le reste demeure quelquefois un peu froid et anonyme par exemple dans O sleep, why dost thou leave me ? où l’on aurait peut-être aimé plus de couleurs. Autant l’artiste offre une prestation sans grand reproche technique, autant c’est peut-être la caractérisation vocale qui semble plus à la peine. Il y a quelque chose de neutre qu’on aimerait mieux incarné, plus présent, notamment dans pareille mise en scène. C’est la seule réserve à émettre dans une prestation au total bien plus qu’honorable, et un peu moins que définitive : on ne sent pas dans le chant cette personnalité qui est en train de se construire, cette singularité d’un caractère qui s’affirme et on reste finalement un peu extérieur. C’est dommage pour la perfection de la soirée, mais c’est véniel aussi par rapport à l’ensemble d’un plateau en tous points exemplaire.
Ce n’était pas le chœur de la Bayerische Staatsoper qui officiait, très sollicité par la programmation du festival, mais LauschWerk, un ensemble vocal préparé par Sonya Lachenmayr et composé en grande partie de membres actifs et d'anciens membres de la Jugendchorakademie Audi (spécialisée en activités chorales pour les jeunes) qui s’est montré particulièrement présent, avec un relief marqué dont les interventions laissaient clairement entendre ce qui pouvait renvoyer au monde de l’oratorio et une diction absolument remarquable.

 

Tout à fait exceptionnellement en revanche on a retrouvé en fosse le Bayerisches Staatsorchester, alors que pour les représentations de ce répertoire la Bayerische Staatsoper fait habituellement appel à d’autres formations. C’est donc un ensemble qui est a priori étranger au baroque et dont le succès a montré qu’il s’en était particulièrement bien sorti. L’année de son 500e anniversaire, la formation de fosse la meilleure au monde ou peu s’en faut a donc montré sa ductilité et son adaptabilité, et il serait intéressant que Munich, à l’instar de Zurich (l’Orchestra La Scintilla) créée sa propre formation spécialisée dans le baroque, ce qui serait un gage d’appui à ce répertoire dans une maison où il a un vrai succès.
À sa tête, Gianluca Capuano, appelé en urgence pour remplacer Stefano Montanari empêché, a confirmé sa capacité à amener une formation a priori peu familière du baroque à exécuter un Haendel vif, plein de couleurs, sans les calcifications qu’on entend quelquefois dans ce répertoire. Capuano veille sans cesse à la transparence de l’orchestre, dans une salle aux proportions idéales. On lui reproche quelquefois ses tempos rapides. On aurait raison s’ils n’étaient « que » rapides, comme chez certains chefs ; mais Capuano quel que soit le compositeur (on l’a entendu récemment à Salzbourg chez Gluck ou Monteverdi) développe un discours d’abord appuyé sur la couleur et le rythme, faisant entend des sons variés, modulés, jamais monotones, variant les rythmes à l’intérieur d’une phrase musicale, ou à l’occasion d’un Da Capo. Il en résulte un sentiment d’exploration totalement nouveau, avec des moments qui a dessein, se placent dans une longue perspective, mettant en évidence la créativité et la variété de cette musique. L’introduction au troisième acte m’a stupéfié par la couleur mélancolique et mystérieuse, et par une approche qui semble bien proche de certaines œuvres du XIXe (oserais-je parler de couleurs wagnériennes par moments), voire plus, avec des dissonances savantes et un contrôle des volumes qui plongent l’auditeur dans un univers totalement neuf et qui tranchent avec certaines visions qu’on a de Haendel. À d’autres moments, cela virevolte, les rythmes sont serrés, acrobatiques, c’est à la fois dansant tout en gardant sans cesse une ligne rigoureuse : Capuano nous fait entendre les archéologies musicales, les fils qui relient les répertoires, la continuité de l’histoire musicale et en même temps un hic et nunc qui la rend non pas comme on dit musique « ancienne » ou « baroque » qui renverrait immédiatement le spectateur à un champ de sonorités donné, – les fameux horizons d’attentes- mais qui la rend extraordinairement actuelle ou inactuelle, d’une sorte de modernité continue qui rend cette musique parfaitement adaptée à notre aujourd’hui. Capuano travaille aussi à sans cesse coller aux voix qu’il a sous la main, réécrivant tel Da Capo, accompagnant les possibilités vocales sans jamais couvrir, et offrant une édition très complète de l’œuvre à quelques éléments près. Et il nous livre cette musique charnelle, qui respire sans cesse, une musique qui emporte l’auditeur là où jamais il n'aurait pensé se retrouver en écoutant Haendel, il « rompt pour nous l’accoutumance », comme on dit des poètes. C’est pourquoi, au-delà des voix et d’un plateau exceptionnel, il est le véritable artisan de cette formidable production, parce qu’il livre un Haendel plus vivant, plus proche de nous tout en respectant les codes de l’interprétation « HIP ».
Pour user d’une métaphore cinématographique, cette interprétation m’a donné intensément l’idée de l’instant fugace, « l’attimo fuggente » des italiens, que rendait si bien Fellini dans son film Roma lorsqu’on découvrait l’espace d’un instant une fresque romaine éblouissante de couleurs, qui se délitait en quelques secondes au contact de l’air. C’est un peu ça ici : avoir rencontré l’espace d’une représentation la vérité et l’éblouissement d’une musique qu’on n’aurait jamais pensé aussi vibrante ni vivante. Une immense performance, un « attimo fuggente » que le public a su cueillir au vu du triomphe remporté. Comme une lumière dans notre nuit.

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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