Giuseppe Verdi (1813–1901)
Aida (1871)
Opéra en quatre actes
Livret d'Antonio Ghislanzoni sur un projet d'Auguste Mariette Bey et un scénario de Camille du Locle
Créé le 24 décembre 1871 au Théâtre Khédival de l'Opéra du Caire

Direction musicale : Daniele Rustioni
Mise en scène : Damiano Michieletto
Décors : Paolo Fantin
Costumes : Carla Teti
Vidéo : rocafilm
Chorégraphie : Thomas Wilhelm
Lumières : Alessandro Carletti
Dramaturgie : Mattia Palma, Katharina Ortmann

Amneris : Judit Kutasi
Aida : Elena Stikhina
Radames : Riccardo Massi
Ramfis : Alexander Köpeczi
Amonasro : George Petean
Il Re : Alexandros Stavrakakis
Messaggero : James Ley
Sacerdotessa : Elmira Karakhanova

 

Staatsopernchor
Leitung : Johannes Knecht
Bayerisches Staatsorchester

Munich, Nationaltheater, dimanche 23 juillet 2023, 19h

Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Après une soirée enthousiasmante, la Semele de Haendel au Prinzregententheater dont nous venons de rendre compte, voilà une soirée de fête pour l’opéra (Oper für alle, où l’opéra est projeté en direct de la salle sur la place Max Joseph, devant des milliers de spectateurs enthousiastes), mais moins enthousiasmante par la production proposée, Aida, l’un des nouveaux spectacles de l’année et pas vraiment le plus réussi à tous niveaux.

Une fois encore le piège du chant italien, et verdien en particulier, se referme à cause de choix vocaux discutables, d’une production paresseuse de Damiano Michieletto, et d’une direction de Daniele Rustioni, pour une fois pas totalement convaincante. Quelques accidents de parcours ont modifié l’équipe originale et la distribution de la première qui n’était pas idéale non plus. Je persiste à penser qu’il y a un vrai problème en matière de vocalité italienne, car ce sont des erreurs d’évaluation à tous les étages, et c’est plus grave encore quand ces erreurs induisent le chef à des choix qui vont à l’encontre de ce que doit être une Aida « normale » (je n’ose dire ordinaire).
Malgré l’accueil triomphal d’un public heureux d’être à la fête de l’opéra, sympathique et souriant (ce qu’est le public de Munich la plupart du temps), c’est à une représentation loin du niveau d’un Festival que nous avons assisté, et nous allons tenter d’expliquer pourquoi.

Voilà ce que j’écrivais en 2022 sur le Blog du Wanderer dans ma présentation de la saison munichoise qui s’achève ce mois-ci :
La production Christof Nel de 2009 n’a pas marqué les esprits et part à la retraite. C’est Damiano Michieletto qui prend le relais, il n’est pas certain qu’elle suive un autre destin. Les productions Michieletto à part quelques exceptions ne marquent pas les mémoires.
La distribution non plus ne devrait pas emporter l’enthousiasme des foules. Brian Jagde est un ténor de répertoire, correct, mais plus vériste que verdien. Elena Stikhina est un très bon soprano, – on l’a constaté récemment dans
La Dame de Pique à Baden-Baden mais n’est pas un nom à déchaîner les passions pour Aida. Rashvelishvili est très irrégulière en ce moment et Munich mérite peut-être une autre Amneris.
Restent Luca Salsi, qui devrait briller en Amonasro, mais le rôle est court, et Daniele Rustioni, en qui l’on peut faire confiance pour faire sonner Verdi comme il faut.
Mais soyons clair, cette
Aida n’offre pas grand-chose pour remuer le cœur mélomane. Je souhaite me tromper, mais il fallait un cast plus stimulant pour Aida, et pour rendre plus attirant ce premier « nouveau » Verdi de l’ère Dorny. Une fois encore, le répertoire italien n’est pas toujours avantagé…

Elena Stikhina (Aida) dans un paysage cendré

Je souhaitais me tromper, et malheureusement j’étais peut-être encore en-dessous de la vérité, d’abord parce que Luca Salsi n’a pas chanté, et que Daniele Rustioni a fait certes sonner Verdi, mais pas toujours au mieux.
Le problème de cette production, c’est qu’elle ne convainc à aucun niveau : la mise en scène a des moments intéressants, et d’autres ennuyeux, inutiles, ou alors véhicule sous un habillage moderne les positions, les mouvements des Aida de toujours, qu’elles soient « égyptiennes » ou non.
Les voix ? Aucune des voix proposées n’est à l’aise dans son rôle, avec des réussites diverses selon l’engagement du chanteur. Certes, Brian Jagde, qui est un chanteur vériste éventuellement mais sûrement pas un Radamès, a annulé pour maladie au dernier moment après avoir assuré les premières en mai et a été remplacé par Riccardo Massi, qui n’est pas plus un Radamès pour des raisons différentes (la voix manque d’assise), mais qui au moins a du style.
Anita Rashvelishvili a eu trop de problèmes dans la première série et a été remplacée par Judit Kutasi, qui a assuré très honorablement le job…
George Petean, qui a du style et de l’élégance et qui est un vrai baryton pour Verdi, n’a cependant pas la voix suffisamment large pour Amonasro dans sa scène.
Elena Stikhina en Aida n’a rien de ce que demande le rôle.
Et Daniele Rustioni, tant bien que mal, doit gérer un cast inadapté et une Aida qui n’a pas le souffle pour chanter, sauf à accélérer les tempi. Il en résulte des problèmes de rythme, de cohérence, de décalages, même si çà et là on reconnaît le Rustioni que nous aimons.

Cadre général du décor (Acte III)

Un bilan contrasté, que nous nous proposons d’analyser dans le détail, mais qui montre que Verdi continue à être incompris, ignoré, aplati, victime d’un regard dévié. Tout ce qui n’est pas Falstaff, Macbeth, Simon Boccanegra et Otello, œuvres considérées comme nobles, est rangé au mieux dans les productions tiroir-caisse. Quant à Aida, si l’œuvre fait les beaux soirs de Vérone, elle ne bénéficie pas la plupart du temps de grandes productions en salle, à de rares exceptions près, souvent à cause de ce qui fait sa gloire et sa perte : la scène du triomphe.
Et s’il en fallait une confirmation, la production munichoise est entièrement construite autour de cette scène-pivot, la mieux travaillée de la mise en scène, et tout s’y rapporte et en découle. Damiano Michieletto nous rappelle, nous assène de manière démonstrative les horreurs de la guerre, ce que dans cette même salle quelques mois auparavant Tcherniakov dans Guerre et Paix avait fait avec une autre finesse, et disons-le un autre génie.
Alors Adieu l’Égypte, les éléphants, et les girafes, – on s’en serait douté‑, nous sommes dans un vaste gymnase bombardé, (les trous du plafond en témoignent, d’où s’échappe de loin en loin de la poussière noire ou de la cendre), avec des gens qui circulent autour d’agrès : cheval d’arçon, poutre, tristes témoins d’un temps révolu.
Aida est une prisonnière chargée de s’occuper des enfants (de qui ?), et les gens de pouvoir (Amneris, le Roi, Ramfis) ont un statut peu lisible, sinon qu’on comprend qu’ils ont du pouvoir. Amneris porte un tailleur ajusté, le roi en costume-cravate un peu négligé (c’est la guerre) et Ramfis, manteau du cuir noir est un prêtre un peu couleur gestapo. On sent immédiatement où est le méchant.
Le premier acte et la première partie du deuxième présentent un monde tendu, dans un espace déchiqueté, des murs tristes : la couleur dominante est grise ou noire, c’est un opéra qui sera totalement nocturne et les personnages restent assez anonymes en des visions plutôt chorales…

Petite fille vivante : Aida jeune

Peu de mouvement, peu d’action, et des images éculées : quand Aida évoque sa patrie perdue, elle se revoit petite fille insouciante entre ses parents (on reconnaît Amonasro) (c’est un topos qu’on reverra au troisième acte, dans la scène du Nil sans Nil).

Papa Amonasro (George Petean) et Aida enfant

Toutefois, rappeler que l’histoire d’Aida naît des déchirements des guerres n’est pas inutile, les costumes égyptiens et « les éléphants » (ou autres) effacent la guerre et ses plaies pour privilégier un côté « oh mon Dieu que la guerre est jolie ! » qui n’est pas de bon aloi, eu égard à l’actualité récente et Michieletto saisit la balle au bond.

Mort d'un enfant

Dans les images chorales, un enterrement d’enfant, pour marquer le côté pathétique, et le retour des morts de la guerre, symbolisées par des bottes de soldats alignées qui sont autant d’urnes de leurs cendres. Images de rituels qui ne manquent pas de force suggestive…

Bottes de soldats morts

De ce point de vue, Damiano Michieletto, dont c’est la première mise en scène à Munich remet les pendules à l’heure : on ne peut « actualiser » Aida, sans passer par les horreurs contemporaines, mais il le fait au moins en ce début d’opéra, de manière au moins esthétique, dans ce vaste espace qui est pratiquement le décor unique de l’opéra, il rend assez indistincts les personnages et ne marque pas toujours les vrais rapports hiérarchiques : il est difficile par exemple de lire le statut d’Aida si on ne connait pas l’histoire, ni son rapport à Amnéris.
Amnéris quant à elle avec son tailleur sombre, pourrait aussi bien faire penser à une cadre supérieure, mais pas forcément à la fille du chef. Damiano Michieletto la présente aussi comme soumise aux hommes, une sorte d’objet. Un des leitmotivs très (trop) insistants de la mise en scène est que Ramfis la harcèle sexuellement.
Entre Aida et Amnéris, deux destins de femmes victimes, isolées dans un monde d’hommes et objectivées… là encore, un topos d’aujourd’hui qui renforce la lecture actualisée, ou qui rajoute un élément, mais comme pour remplir un vide conceptuel, tout comme l’utilisation des enfants dans ce contexte. Ils ne sont plus les gentils esclaves d’Amnéris, ils sont les premières victimes du conflit et de la situation et font contraste avec l’enfance rêvée d’Aida entre ses parents dans son bonheur ressassé.

Aida (Elena Stikhina) rêvant à l'enfance

Mais c’est la scène centrale du triomphe qui intéresse manifestement le metteur en scène, traitée comme le retour de guerre des soldats victorieux, mais blessés et marqués, avec remise de décoration.
L’idée n’est pas neuve. Jorge Lavelli l’avait utilisée en 1975 pour le chœur « Gloire immortelle de nos aïeux » du Faust de Gounod qui à l’époque avait tant fait parler et hurler, devenu ensuite une production fétiche de l’Opéra de Paris. Les soldats revenaient en effet tous blessés, avec des membres dans le plâtre.
Ici, ce sont de vrais handicapés qui sont sur scène, amputés, en fauteuil, claudiquant, pendant que des images vidéo très fortes (faites par rocafilm) montrent les visages ravagés, aux traits épuisés, effrayés, hagards, lacérés de sang et de blessures. Il est clair que l’imaginaire renvoie à la guerre actuelle en Ukraine, qui est la référence à laquelle tous les spectateurs pensent, et on aurait souhaité peut-être une diversité d’exemples plus grande. Le spectacle était déjà préparé sans doute et sur le point d’être présenté, mais sur les lieux même de l’histoire d’Aida ou peu s’en faut un nouveau conflit, une guerre civile, met sur les routes des réfugiés du Soudan…

Radamès terrifié au proscenium

Au proscenium, un Radamès hagard et terrifié par ces visages et ces victimes de guerres se prépare à recevoir la médaille qui va le récompenser : c’est l’une des seules notations psychologiques de la mise en scène qui tendrait à confirmer la fragilité du héros et son désordre psychologique, et donc préparer à l’acte suivant, l’acte du Nil.
La scène du triomphe sans triomphe est dans l’ensemble très bien réglée, avec un vrai soin, et un certain réalisme, mais c’est à peu près la seule.

La demande de Radamès de libérer les prisonniers, exaucée par le Roi, provoque de la part de la populace étonnement, incrédulité et début d’agitation, avec la fureur de Ramfis qui en vient aux mains. Michieletto montre ainsi les inévitables tensions et résistances, les factions qui viennent des guerres et les luttes de pouvoir qui en résultent : il prépare là encore de manière plus claire à la scène du Nil, parce que dans les mises en scène traditionnelles, le geste de Radamès, vu comme geste généreux de héros romantique provoque un certain consensus où Ramfis dans son refus reste isolé. Pas dans cette vision, où il y a visiblement trouble général : les prisonniers, on ne les libère pas, on les torture, on les garde, on en fait une monnaie d’échange… Non les hommes ne sont pas naturellement bons.

Après cette scène, Michieletto s’assoupit.
La scène du Nil (évidemment sans Nil) se déroule dans le même cadre où les poussières cendrées qui tombaient des plafonds au premier acte se sont accumulées en un monticule : on se croirait dans un dépôt à charbon sur lequel Aida est accroupie, songeuse, elle se lève, descend la pente assez raide, et chante son air.
Pour le reste, si vous rajoutez une ou deux pyramides ou quelques palmiers, on ne verrait pas grande différence avec le traitement habituel, la scène est réglée traditionnellement, sans direction d’acteur particulière, comme dans pratiquement tout le reste de la production. Deux concessions à une action cependant,

  • Pendant qu’Aida évoque sa patrie dans son air (o patria mia) comme au premier acte remontent les souvenirs d’enfance qui émergent sous la forme d’un lit sorti du tas de poussière noire, comme une sorte d’apparition archéologique, rêve d’Aida de temps révolus et heureux. Le lit va disparaître ensuite (c’est un rêve et il n’a pas de « réalité ») pour laisser un trou béant dont on verra l’usage.
  • Lorsque Radamès et Aida sont découverts, Aida et Amonasro fuient comme de juste et Radamès se livre, mais Amonasro revient et se précipite seul sur les égyptiens, et ce qui devait arriver arrive : Ramfis lui tire dessus et il s’écroule. Exit Amonasro dans une scène de film un peu désespérée.Verdi a conçu la première scène de l’acte IV comme symétrique à l’acte III, du duo d’amour entre Radamès et Aida on passe à la rencontre d’Amnéris et Radamès et les deux femmes demandent à Radamès une renonciation. Radamès est d’ailleurs un étrange personnage, qui jusqu’au bout espère que sa gloire lui permettra de récupérer Aida et feint auprès du roi d’accepter la main d’Amnéris, solution dilatoire qui fait fi de la psychologie et des codes sociaux. Radamès est une sorte de naïf qui dans cet acte comprend enfin (et assume) le drame qu’il vit
    Le malheureux général vainqueur doit renoncer à sa patrie et à la gloire d’un côté pour vivre avec la bien-aimée, et de l’autre il doit renoncer à la bien aimée pour rester en vie. Ah, ces dilemmes d’opéra. Ah, ces malheureux mâles… ! Qui a dit que l’opéra était la défaite des femmes ? Radamès persuadé d’être un traître en accepte les conséquences et assume désormais de mourir : ce sera la clé de son comportement.

De son côté, nous l’avons vu, Amnéris est l’objet de harcèlement de Ramfis, qui à chaque fois qu’il la croise en profite pour quémander un baiser, forcer à une caresse : dans l’histoire que raconte Michieletto, Amnéris est d’une certaine manière la victime de toute l’histoire. D’ailleurs, punition suprême sur une scène de théâtre : elle reste en vie. Il ne faut pas oublier en effet que dans les belles histoires, les héros meurent (ensemble souvent) et c’est une grâce, et ceux qui vivent sont punis par la vie. La mort d’opéra n’est pas une punition, mais une élévation.
Sans péripéties majeures, les scènes passent et on arrive à la scène finale, où Michieletto se réveille un peu, en refusant la mort traditionnelle (Radamès enterré vivant), mais en faisant de cette fin une sorte d’abstraction étrange, qui tranche avec le côté sombre de l’ensemble.
Le décor disparaît, ou du moins les murs, pour laisser en place le tas de poussière noire, et ce tas figure désormais une pyramide, avec son entrée (le vide laissé par le lit rêvé de la jeune Aida de l’acte III qui a été retiré), enfin l’Égypte apparaît comme un fantasme lyrique, pas toujours reconnaissable de toutes les places d’ailleurs, mais parfaitement net. La scène a deux niveaux : la « pyramide » et Radamès qui va mourir en surélévation, comme sur une seconde scène de théâtre, et au pied de cette « scène », Amnéris, seule, écroulée sur une table, et désespérée au proscenium.
Ce qui se passe sur scène est très construit et inattendu, Aida arrive vêtue de blanc, et commence à chanter le duo final avec Radamès, tous deux comme transfigurés, la mort heureuse… à deux…
Mais alors s’approchent derrière Aida un groupe de personnages, un accordéoniste, un violoniste, quelques couples qui dansent et d’autres qui regardent comme une noce poétique et paysanne couleur Klezmer. Vision d’un mariage « mystique » d’Aida et Radamès, dans un espace abstrait, rêvé, qui pourrait être l’image qu’en a Amnéris, le rejetée, la solitaire, abattue sur sa table. Il y a en tous cas un évident rapport entre le bonheur dans la mort et le malheur dans la vie, tant l’image d’Aida et Radamès au milieu de cette noce étrange, renvoie à la sérénité et au bonheur. J’avoue ne pas avoir détesté l’idée, mais l’arrivée du roi et surtout de Ramfis encore une fois cherchant à embrasser, toucher Amnéris casse tout cela, et surtout la musique, l’une des plus sublimes écrites par Verdi. Michieletto voudrait-il par cette scène dérangeante (ultime répétition d’un motif qui court sa mise en scène) rompre le charme de la fin des amoureux pour nous mettre du côté d’Amnéris ? En tous cas, c’est réussi, l’agacement fait que les dernières mesures sont gâchées.

Mariage mystique sur fond de pyramide…

La production n’est pas l’une des plus convaincantes de Damiano Michieletto, alternant scènes très construites et images fortes et autres moments banals, attendus, conformes à toutes les Aida et souvent pétries d’ennui. Il faut admettre que l’opéra n’est pas aisé à mettre en scène et pour ma part, parmi les nombreuses Aida vues (Aida est mon premier spectacle d’opéra « en vrai », vu aux thermes de Caracalla à Rome en…1965) en dehors de Vérone ou du plein air, les deux productions qui restent dans mon souvenir sont celles de la Scala dans la mise en scène de Luca Ronconi, visible en vidéo et celle très différente de Franco Zeffirelli faite pour le petit Teatro Verdi de Busseto, une Aida miniature mais qui « a tout d’une grande » pour un théâtre de 300 places. Pour le reste, c’est passé dans les oubliettes de l’histoire.
Michieletto ne se force pas, et bien entendu travaillé l’œuvre pour ce qu’elle peut donner dans un théâtre, mais il utilise des artifices éculés, ou déjà vus, une vision de la guerre juste mais pas neuve, qui rappelle qu’Aida est une histoire de guerre et pas une histoire d’amour en sauce égyptienne baignée d’eau du Nil, mais il le fait nonchalamment, sans vraie direction d’acteurs, abandonnant certaines scènes à elles-mêmes, pour se concentrer sur la scène du triomphe et la scène finale…bilan quand même assez limité.

Mais si Aida vibre, c’est d’abord par le chant. Les quatre rôles protagonistes ne sont pas parmi les plus évidents de la scène verdienne parce qu’ils demandent raffinement, souffle, caractère et caractérisation, et surtout absence d’effets gratuits. Le rôle même d’Aida fut avec Leonora du Trovatore un des rôles fétiches de Leontyne Price, mais il fut aussi un rôle qu’interpréta Mirella Freni une seule fois, à Salzbourg, avec Karajan, en 1979 et 1980. Deux voix aux antipodes pour les rôles qu’elles assumèrent et pourtant… c’est dire aussi qu’Aida dans un grand théâtre ne peut se distribuer, indépendamment du volume vocal, qu’à des chanteuses qui savent dire un texte, avec les accents justes, et qui surtout, mettent toute la technique vocale au service d’une émotion. Aussi bien Price que Freni savaient faire ressentir la fragilité par exemple avec des moyens très différents.
Amnéris exige une voix large, puissante, avec des aigus affirmés de grand mezzo verdien, comme le furent une Cossotto, une Verrett (qui chanta aussi Aida) ou une Simionato. Aujourd’hui, la seule Amnéris de ce calibre est Elina Garanča, et les Amnéris authentiques sont rares…
Radamès est aussi une voix difficile, un ténor spinto, capable d’aigus puissants et aussi de moments lyriques, chantés avec une voix allégée. Il a besoin aussi de toute l’étendue du spectre… Domingo, Carreras, Pavarotti furent des Radamès d’exception, Jonas Kaufmann également, avec ses moyens et surtout sa technique : il ne faut surtout pas de ténors véristes qui savent chanter large et tenir l’aigu, mais sans rien pour filer les notes ou chanter à mezzavoce… Il faut savoir chanter en mode « intériorisé » …
Amonasro est plus facile à distribuer parce que le rôle est court, souvent violent et affirmé. Il faut une voix qui soit d’abord sonore, mais sache aussi phraser de manière élégante (on est chez Verdi, pas chez Giordano), c’est pourquoi tous les grands barytons verdiens l’ont dans leur répertoire, bien que le rôle soit très réduit…
Ramfis, basse puissante et chantante, est souvent un futur Filippo II, et puis surveillons aussi la Sacerdotessa, la prêtresse de Ptah, derrière laquelle se cachent souvent de futurs sopranos lyriques de grande valeur.
Puisque la quadrature du cercle a été ici évoquée, que nous a offert la distribution munichoise ?

À vrai dire, bien peu de moments convaincants, simplement parce que cette distribution ne semble pas avoir été pensée, ce qui est stupéfiant pour une nouvelle production, comme si on prenait les chanteurs sur catalogue, faute de mieux, comme si on savait que de toute manière Aida, titre populaire, ferait le plein et qu’il fallait faire des efforts ailleurs. On est ainsi frappé de la différence entre cette médiocrité et l’incroyable classe de la Semele de Haendel la veille, digne de cette salle et digne des plus grands festivals et cette Aida de répertoire qu’on oubliera bien vite.
Oui, je suis un peu étonné de constater l’ignorance de ce qu’exige la musique de Verdi, et notamment pour cet opéra très difficile à monter, on le sait et qui ne peut être chanté par n’importe qui. C’est une œuvre qui plus que d’autres exige une attention de tous les instants aux mots, au texte, et qui, on l’a répété, ne se limite pas aux fameuses trompettes, mais qui demande de chanter avec de la subtilité, de la couleur. Tous les chanteurs de la distribution ne sont pas à négliger. Il y a là de vrais chanteurs verdiens, mais aucun, pour des raisons diverses et pas nécessairement voulues, n’est à la hauteur de l’enjeu.
Les meilleurs ne sont pas les protagonistes : la prêtresse (la Sacerdotessa) d’Elmira Karakhanova est au rendez-vous, voix contrôlée, dominée, ligne de chant, joli timbre. On aimerait l’entendre dans d’autres rôles.
Correct le roi d’Alexandros Stavrakakis également, la voix est sonore, bien projetée.

Alexander Köpeczi (Ramfis)

La découverte, c’est Alexander Köpeczi en Ramfis, timbre très velouté de basse noble, bonne présence en scène (même si la direction d ‘acteurs n’est pas ce qui perturbe beaucoup les nuits de Damiano Michieletto), voix bien projetée, qui laisse entrevoir d’autres rôles verdiens, d’autant que lui articule et montre un vrai souci du phrasé. Bonne recrue pour la troupe de la Bayerische Staatsoper, à suivre avec attention.

George Petean (Amonasro)

On connaît bien George Petean, l’un des meilleurs barytons actuels pour Verdi, avec un souci du style dont bien d’autres manquent : on l’entend dès l’entrée en scène à la manière dont il prononce E patria e trono e amor en modulant ce dernier mot avec un vrai souci de nuance. De plus, on comprend chaque mot, très clair, avec un souci de la diction et un phrasé impeccable.
Le problème vient du personnage qui lui convient moins que d’autres (Renato de Ballo in maschera par exemple): il manque d’agressivité, la voix ne perce pas toujours, l’orchestre le couvre quelquefois, même si son Dei Faraoni tu sei la schiava ou son Muori final sont bien affirmés. Au total, une prestation de classe, sans nul doute, mais sur un rôle où d’autres moins stylés peut-être conviennent mieux. Amonasro est un rôle où en dix minutes, la voix doit exploser et faire crouler la salle, ce n’est pas le cas ici, même si c’est très bien chanté.

Judit Kutasi (Amnéris)

Judit Kutasi que nous avions remarquée dans un Don Carlo à Modena où elle chantait Eboli sait ce que chanter veut dire, elle a de la rondeur, du style, et surtout de l’engagement. La voix est grande mais d’une part elle est gênée par le costume qu’elle porte, peu seyant qui lui bride un peu les mouvements, et d’autre part, elle chante correctement dans la première partie, mais attend sa scène du IV avec Radamès pour exploser littéralement, avec un engagement qui séduit, mais qui en même temps nous montre qu’il lui manque un peu de largeur vocale pour être une Amneris authentique. Elle est aux limites, les aigus sont tenus, projetés, mais on sent qu’il n’y a plus de réserves et qu’elle donne tout, ce qui la rend éminemment sympathique, mais qui souligne en même temps la difficulté du rôle. Une belle Eboli n’est pas forcément une Amnéris. Ces réserves émises, il reste que la prestation est loin d’être négligeable, et en tout cas, en phase avec le rôle.

Riccardo Massi (Radamès)

Riccardo Massi remplace Brian Jagde, malade. Je n’ai pas entendu Brian Jagde dans Radamès, mais dans d’assez nombreux rôles pour le savoir difficilement capable de se mesurer avec la souplesse du phrasé verdien et ses subtilités. C’est un chanteur à l’aise dans le vérisme et certains Puccini. Mais Verdi, c’est une autre technique, une autre subtilité qui s’appuie sur le texte, sur des modulations, sur du contrôle permanent de la voix.
Et Riccardo Massi qui reprend le rôle a bien ces qualités. Seul italien de l’ensemble de la distribution, on comprend parfaitement ce qu’il chante, avec un vrai souci du mot, de la couleur, du phrasé, il a une belle technique, un timbre agréable et ce qui n’est pas toujours la qualité de beaucoup de ténors, il a du style. C’est un vrai ténor lyrique, plus qu’un lirico-spinto, et pour Radamès, c’est un peu étriqué, hélas. Comme il a de la technique, comme il sait négocier les aigus, il s’en sort honorablement et même avec une certaine élégance. Ce serait un Alfredo de choix, c’est un Radamès par raccroc.  Il reste que tout passe (quand on sait chanter c’est souvent le cas), mais il faut sans conteste une voix à l’assise plus large, à l’homogénéité plus grande (les graves sont détimbrés, les centres à peine plus clairs). C’est estimable, et c’est méritoire vu qu’il arrive au dernier moment ou presque. En tous cas, retenez le nom.

Elena Stikhina (Aida)

Elena Stikhina est Aida, elle fut Aida à Londres et ailleurs, et c’est un soprano qu’on voit souvent depuis une détestable Médée à Salzbourg, et qui visiblement plaît.
Pour mon goût elle n’a rien d’une Aida, sinon une jolie technique pour darder l’aigu (et donc emporter le public), mais alors que chez Verdi le texte et la valeur musicale du mot sont essentiels, elle n’a pas une bonne diction, le phrasé est passable, et surtout le chant est monotone, sans accents, et de nombreuses reprises de respiration sans objet car elle n’a pas le souffle nécessaire pour chanter, comme on dit, sur le souffle, une qualité essentielle pour ce rôle : en un mot, pas de ligne. Il en résulte un chant pseudo-émouvant  qui n’a rien à voir avec la vraie technique verdienne et elle oblige le chef à accélérer les tempi parce que sinon, elle n’y arrive pas (elle reprend sa respiration plusieurs fois pour aller à l'aigu), c’est notable dans la scène du Nil. Ajoutons qu’elle est incapable de chanter piano (il faut du souffle et du contrôle pour ça) et tous les aigus sont chantés mezzoforte ou forte. Comme je l’écrivais, Mirella Freni a chanté le rôle qui a priori n’était pas pour elle, mais elle avait tout ce que Elena Stikhina n’aura jamais, l’intelligence et l’intuition.
Une Aida pour rien. Une Aida de rien. Dans le théâtre qui fut de Julia Varady, ça met la rage au cœur.

Le chœur, dirigé par le solide Johannes Knecht, est bien affirmé et sonore, il sait aussi être très nuancé et contrôlé quand il faut, mais il y a eu des problèmes de relation avec la fosse, avec des décalages assez nombreux. Il reste que la prestation est solide.
Avec Daniele Rustioni en fosse, on pouvait avoir la garantie d’une prise forte sur l’ensemble du plateau et l’orchestre. Mais avait-il la tête ailleurs ? À Aix où il devait diriger le lendemain Lucie de Lammermoor ? Il n’était pas dans un bon soir. Il y a bien sûr de très beaux moments, où l’on retrouve les qualités de précision du chef, son sens de la couleur et la scène du triomphe est bien menée. Mais sinon, pas de vraie ligne, des ruptures de tempo fréquentes brisant une homogénéité si importante dans Aida, des décalages fréquents, la direction est incisive mais sans couleur : on restait surpris. Certes je suis persuadé que le plateau vocal a disposition n’a pas aidé. C’est très net dans la scène du Nil de l’acte III, où il doit s’adapter aux problèmes vocaux d’Elena Stikhina pour lui offrir un tempo (rapide) adéquat, lui évitant de manquer de souffle, mais à d’autres moments, la volume est mal calibré, les équilibres en fosse mal ciblés. Bref quelque chose n’a pas fonctionné avec un orchestre toujours de la même qualité et avec le même souci du rendu (les bois étaient magnifiques ce soir-là).
Occasion manquée.

Une soirée peu satisfaisante, ça peut arriver, même dans les plus grands théâtres. Même si elle fut triomphale, festive, heureuse pour la Bayerische Staatsoper, ce dont on se réjouit.
Mais avec le recul, on reste étonné tout de même de certains choix de distribution. Quand on programme des années à l’avance il y a des voix pour Aida qui peuvent se rendre disponibles notamment pour un théâtre de cette importance (Meli, toujours exceptionnel… qu’on ne voit pas à Munich). Comme je l’ai écrit plus haut, à part pour Elena Stikhina, qui n’est pas et ne sera jamais Aida, les autres protagonistes ont montré des qualités qui leur ont permis des prestations très honorables, même si pas tout à fait adaptées à des rôles tellement difficiles à défendre. Mais d’un autre côté la production assez superficielle manquait fortement de stimulation et générait l’ennui, un comble dans pareille œuvre. Et cela a peut-être aussi déterminé le manque de concentration en fosse, qui est la seule vraie surprise de la soirée. Alors que des témoignages dignes de foi m’ont confirmé que le Rustioni qu’on connaît, dans ce même théâtre,  quelques jours plus tard a repris un Don Carlo où il fut vraiment lui-même, brillant et retrouvé.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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2 Commentaires

  1. Un de mes amis présents le même soir avait utilisé cinq mots pour résumer la situation :"c'est de la m.…"
    Je souscrit totalement à votre analyse, une des pires soirées d opera.…
    Ceci dit le veritables problème est ailleurs.
    Comment un public cultivé comme celui de Munich et qui a assisté a des soirées Verdi sublimes avec Hartejos Kaufmann Netrebko Tezier Petrenko et d autres n arrive pas à comprendre que cette soirée etait un contre-sens total.
    L enthousiasme est beau mais n est pas suffisant.
    Au moins ce soir nous avons compris à quoi sert un chef d orchestre. Et quand ses bateries sont à plat, le meilleur orchestre de fosse du monde ne peut rien faire.

  2. Le casting de cette Aida n’avait rien de séduisant.Quant à Rustioni je l’ai entendu à Aix diriger Lucie de Lammermoor.Sa direction était précise mais bruyante.

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