Cette pièce est un hommage à la rencontre faite en 1980 au cours de laquelle Dieter Roth offrit à Christoph Marthaler un exemplaire de son livre Das Weinen. Das Wähnen (Tränenmeer 4). Le jeune musicien (pas encore metteur en scène) vouait une grande admiration à Roth pour son esprit non conformiste et sa façon de considérer les arts plastiques et la performance artistique comme une seule et même démarche, transcendée par l'écriture – part la moins spectaculaire mais la plus importante à ses yeux. À l'instar d'un Joseph Beuys, membre comme lui du mouvement Fluxus, Dieter Roth utilisait dans son œuvre des matériaux périssables comme le fromage, le chocolat ou le sucre, célébrant en les conjuguant, les notions de dégradation et de poésie.
Né d'un père suisse et d'une mère allemande à Hanovre en 1930, Roth échappe à l'Allemagne nazie en fuyant en Suisse. Au cours de ses études en graphisme, il découvrira la poésie concrète et le design qu'il mettra en application dans la conception d'objets-sculptures, performances et musiques. Considérant que l'art pouvait surgir de matériaux aussi insolites que terre, graisse, cadavres d'insectes ou produits alimentaires pourris… ses projets s'inscrivent dans une démarche poétique très proche d'Arnulf Rainer ou Robert Filliou, ainsi que Hermann Nitsch ou Oswald Wiener avec lesquels il donna des concerts-performances.
Considérant que les écrits constituaient la part centrale de son œuvre, Roth déclarait que "Rien n’est plus important qu’écrire ou plutôt : ruminer. Former des phrases". C'est ce ruminement imperceptible et lancinant qui est au cœur de Das Weinen (Das Wähnen), suite de tableaux ou de "stations" de la banalité saisies dans un sens quasi liturgique par Christoph Marthaler. Dégrader, éroder et digérer – en un mot : ruminer – voici le projet poétique et politique à travers lequel le metteur en scène Suisse nous renvoie à nos individualités et nos incohérences.
Nous sommes ici dans la Pharmacie Schifflände à Bâle – lieu unique dont la banalité apparente semble épuiser le regard par tant de laideur et de propreté administrative et sanitaire, avec un sol carrelé, un comptoir et des étagères où sont rangés avec une méticulosité qu'on pourrait dire maladive, des boîtes de médicaments et des panneaux publicitaires. Comme toujours chez Marthaler, intervient soudain un élément qui – littéralement – vient "déranger" cet univers à l'organisation mortifère. Ce sera tout d'abord cet écran écran vidéo sur lequel défilent en gros plan les images écœurantes d'un traitement d'une mycose des ongles de pieds. Puis, toujours dans un silence impressionnant et une scène totalement vide, ce pèse-personne dont le cadran se met à défiler jusqu'à créer une tension invisible chez le spectateur, comme une bombe à retardement
Déclinant ces "larmes-émotions", il compose un théâtre-oratorio sublimé par le jeu de six acteurs-chanteurs-danseurs-lecteurs qui font de ces quasi deux heures un moment d'émotion rare et précieux. La déclinaison des scènes se déploie sur le thème du lacrymal, présent comme une ligne de basse continue à partir de laquelle Marthaler brode une série de variations autour des extraits de texte. Les cinq employées de la pharmacie (Liliana Benini, Nikola Weisse, Olivia Grigolli, Elisa Plüss et Susanne-Marie Wrage) entrent en scène avec une mise impeccable, une blouse blanche et des chaussures qu'elles font résonner à chaque pas en chantant l'air de Figaro "Se vuol ballare, Signor Contino", découpé en chant syllabique et cliquetis de stylo bille.
D'âge et de caractères différents, elles forment les cinq lignes d'une portée sur laquelle intervient l'unique personnage masculin, (Magne Håvard Brekke) toujours décalé et maniant le comique de répétition avec un art très fin à la Jacques Tati. Un geste ou une situation servent de déclencheur à un enchaînement de moments-théâtre, dont l'absurdité répétitive finit par emporter la salle dans un fou rire général, comme les tentatives avortées de ce client en complet pied-de-poule pour parvenir à se peser ou cette fontaine à eau télécommandée qui s'enfuit quand on veut l'utiliser. Parmi le ballet des pharmacienne, la plus âgée vient régulièrement écouter ses disques vinyl sur la platine installée au comptoir tandis que sur l'écran vidéo qui se déplie, on voit un pianiste répétant une formule très douce, comme une vidéo de promotion accompagnant la promotion d'un médicament.
La langue devient le personnage invisible qui passe d'un acteur à l'autre, tantôt avec un accent, tantôt avec une langue différente. La jeune fille, avec sa discrète ceinture tricolore récite en italien, les autres, en suisse alémanique, avec une gourmandise qui rend hommage à la matière littéraire des textes de Dieter Roth. Marthaler met en scène avec un art minutieux du montage musical, intercalant les références classiques (Le Lacrimosa du Requiem de Mozart ou Flow my tears de Dowland) à des tubes sirupeux comme Crying in the rain des Everly Brothers. Les voix parlées sont elles-mêmes traitées sur le mode contrapunctique avec des litanies lancinantes et infinies : "Put a thing and put it on the first, second, third… thing".
La thématique du corps-objet fait ressurgir le souvenir de précédents spectacles de Marthaler, comme le Bekannte Gefühle, gemischte Gesichter (2019) où les personnages débarquaient sur scène dans des coffres en bois. On trouve ici le corps de Magne Håvard Brekke, plié sur l'étagère minuscule d'un chariot de manutention, ou bien trimbalé de bras en bras dans un improbable et hilarant Lac des cygnes façon tango. Derrière le rire, c'est bel et bien la mort qui plane en arrière-plan de cette pharmacie. L'inutilité des traitements, l'inexorable dégradation et la fin tout au bout. Les pharmaciennes sont les Érinyes infernales, divinités protectrices sous leur forme de "Bienveillantes", mais tout aussi bien divinités persécutrices. Marthaler use et abuse de la référence au "phármakon" – à la fois "remède" et "poison", en ironisant sur un serment de Galien (l'équivalent pour les pharmaciens du serment d'Hippocrate) qui promet de "ne pas fournir d'autres poisons que ceux fournis dans l'ordonnance". Ce jeu de cache-cache avec la mort explose comiquement avec la figure du Christ sur son chemin de croix, traversant la scène en ployant sous le poids du caducée vert qui clignote, bercé par le chœur des pharmaciennes qui débarrassent les étagères des boîtes de médicaments en les jetant à terre, telle une thérapie hystérique et maniaco-dépressive…