Benjamin Britten (1913–1976)
Peter Grimes (1945)
Opéra en trois actes
Livret de Montagu Slater, d'après un poème de George Crabbe.
Créé au Sadler's Wells Theatre de Londres le 7 juin 1945.

Direction musicale : Federico Santi
Mise en scène : Frédéric Roels
Scénographie : Bruno de Lavenère
Costumes : Lionel Lesire
Lumières : Laurent Castaingt

Peter Grimes : Uwe Stickert
Ellen Orford : Ludivine Gombert
Captain Balstrode : Robert Bork
Auntie : Cornelia Oncioiu
First Niece : Charlotte Bonnet
Second Niece : Judith Fa
Bob Boles : Pierre Derhet
Swallow : Geoffroy Buffière
Mrs Sedley : Svetlana Lifar
Ned Keene : Laurent Deleuil
Hobson : Ugo Rabec
Reverend Adams : Jonathan Boyd
Fisherman : Jean-François Baron
Fisherwoman : Clelia Moreau
Burgesses : Saeid Alkhouri, Pascal Canitrot, Gentin Ngjela
A voice : Zyta Syme
A boy : Robin Martin

Chœur de l’Opéra Grand Avignon,
Chef de Chœur : Christophe Talmont
avec la participation du Chœur de l’Opéra Orchestre national Montpellier Occitanie :
Directrice Valérie Chevalier, Cheffe de chœur Noëlle Gény
Orchestre National Avignon-Provence

 

 

Avignon, Opéra Grand Avignon, vendredi 15 octobre, 20h30

C’est une bien belle idée que d’avoir choisi Peter Grimes, chef‑d’œuvre trop rarement donné en France, pour la réouverture de l’Opéra d’Avignon après quatre années de travaux. D’autant que la réussite est totale sur le plan musical, avec une très belle distribution dominée par le Grimes étonnant d’Uwe Stickert, la douce Ellen d’Orford de Ludivine Gombert et le robuste Balstrode de Robert Bork, épaulés par une remarquable équipe de seconds rôles.

Robert Bork (Balstrode) et Uwe Stickert (Grimes)

C’est un choix à la fois courageux et rusé que d’avoir programmé Peter Grimes pour la réouverture de l’Opéra d’Avignon. Alors que les spectateurs du sud de la France ont la réputation d’être surtout attachés au XIXe siècle italien, il fallait oser leur proposer tout le contraire : certes un chef‑d’œuvre, et qui fut très vite reconnu comme tel, mais du XXe siècle, et anglais. Peter Grimes nous entraîne très loin de Traviata ou de Bohème, et les admirations professées par Benjamin Britten allaient plutôt du côté de Wozzeck (le héros fait ici partie, lui aussi, des armen leute) et, avec le quatuor de voix féminines qui conclut le troisième acte, le jeune compositeur britannique n’hésita pas à essayer de faire aussi bien que Richard Strauss dans Le Chevalier à la rose. Références germaniques pour une partition qui, sans être « difficile » (comprendre « douloureuse pour les oreilles non averties »), ne s’en inscrit pas moins dans la modernité : Peter Grimes a de quoi dérouter un public qui chercherait le seul divertissement, avec de jolis décors et de beaux costumes. La ruse consiste donc à avoir choisi ce titre alors que les Avignonnais attendent depuis plusieurs années le moment de retrouver leur théâtre : il en aurait fallu beaucoup pour qu’ils boudent le spectacle permettant de découvrir la rénovation de l’Opéra Grand Avignon.

C’est à l’été 2017 qu’avait fermé l’édifice construit en 1847, provisoirement remplacé par l’Opéra Confluence, tout proche de la gare Avignon TGV. La pandémie a retardé une réouverture d’abord prévue plus tôt, et le nouveau directeur, Frédéric Roels, a donc le plaisir et l’honneur d’inaugurer son mandat avec cet événement. Extérieur et intérieur, tout a été refait à neuf, avec un confort accru pour les artistes et les techniciens autant que pour les spectateurs. Fosse d’orchestre agrandie, fauteuils renouvelés du parterre jusqu’au dernier balcon, fresque du plafond restaurée et lustre tout neuf, l’Opéra Grand Avignon est transformé mais reste lui-même, avec un hall et un foyer d’une grande sobriété. Après le concert inaugural du 14 octobre, Peter Grimes est la première production donnée dans le théâtre retrouvé.

Jonathan Boyd (Reverend Adams) et Pierre Derhet (Bob Boles

Là où le choix de Peter Grimes s’avère aussi une bonne idée, c’est au sens où cet opéra mobilise toutes les forces d’une maison d’opéra. Tous sur le pont, donc, pour défendre le chef‑d’œuvre de Britten, qui exige beaucoup des instrumentistes comme des choristes. L’Orchestre National Avignon-Provence est bien sûr un protagoniste essentiel dans une œuvre qui a été popularisée en partie grâce au Sea Interludes réunis par le compositeur en une suite de concert : sous la direction de Federico Santi, il relève le défi avec panache et parvient à traduire toute la palette maritime de l’œuvre. Le chef trouve également le tempo juste pour les scènes plus dramatiques et les moments d’affrontement. Complété par les pupitres féminins du chœur de l’Opéra de Montpellier, le Chœur de l’Opéra Grand Avignon se montre lui aussi parfaitement capable de surmonter les écueils solfégiques et rythmiques de la partition, avec toute l’énergie requise à de nombreuses reprises.

Frédéric Roels a également choisi d’assurer lui-même la mise en scène de l’œuvre. Dans la scénographie sobre mais évocatrice signée Bruno de Lavenère (deux pontons mobiles devant un immense ciel nuageux), l’action censément située au début du XIXe siècle est très rapprochée dans le temps mais, contrairement à ce qu’avait proposé le regretté Graham Vick à l’Opéra Bastille, sans aller jusqu’à notre aujourd’hui même. Les années 1970 permettent donc une actualisation légèrement distanciée, où les différentes classes sociales sont aisément reconnaissables. Après un prologue quasi abstrait dont le dispositif sera astucieusement recréé à la toute fin de l’œuvre (chœur laissé dans l’obscurité au fond de la scène sous une rangée de lumières face au public, Grimes faisant apparaître chacun des protagonistes qu’il mentionne), le premier acte donne une impression de relative confusion, qui ne dure pas, heureusement. Discutable, la décision de ne pas baisser le rideau durant les interludes orchestraux : la musique de Britten se suffirait amplement à elle-même, et les bâches noires soulevées du sol depuis les cintres sont aussi impuissantes à évoquer la mer qu’à créer l’impression de tempête au deuxième acte, sans parler des machinistes dont on aurait ainsi évité de laisser voir les interventions.

Au premier plan, Uwe Stickert (Grimes) ; au fond, Robin Martin (l'apprenti), Cornelia Oncioiu (Auntie), Laurent Deleuil (Ned Keene), Pierre Derhet (Bob Boles)

Par chance, la distribution vocale, qui réquisitionne aussi un nombre considérable de solistes, est digne de tous les éloges. Le rôle-titre de Peter Grimes est un cas dans l’histoire de l’opéra, puisqu’il a pu être abordé tour à tour par des profils vocaux extrêmement différents. Avec une silhouette comparable à celle de Jon Vickers hier ou de Stuart Skelton aujoud’hui, le ténor allemand Uwe Stickert possède en revanche une voix qui rappelle non Peter Pears mais plutôt Klaus Florian Vogt. Autrement dit un timbre clair, juvénile, qui fait de Grimes tout sauf une brute, malgré quelques gestes violents à l’encontre de son apprenti ou même de sa fiancée. Ces couleurs limpides font merveille dans « Now the Great Bear and Pleiades » et transforment le pêcheur en poète halluciné, option tout à fait défendable, tant Britten et son librettiste Montague Slater ont ajouté de couches de sens au personnage qu’ils avaient trouvé dans le poème The Borough de George Crabbe.

Cornelia Oncioiu (Auntie), Charlotte Bonnet (1st Niece), Judith Fa (2nd Niece), Ludivine Gombert (Ellen Orford

Face à ce Grimes rêveur, Ludivine Gombert propose une Ellen Orford toute de délicatesse et de douceur, loin du personnage très mûr que campait Joan Cross en 1945. Plein d’autorité se révèle le capitaine Balstrode du baryton américain Robert Bork, timbre riche et projection puissante. Deux voix également solides et charnues incarnent les deux figures féminines antagonistes : la très respectable (mais accro au laudanum) Mrs Sedley et la très truculente tenancière du bar local surnommée Auntie, rôles respectivement tenus par Svetlana Lifar et Cornelia Oncioiu, deux prestations hautes en couleur. Les deux « nièces » deviennent ici deux sœurs jumelles et court vêtues, Demoiselles d’Aldebourg à la frange blond platine, chantées et jouées avec entrain par Charlotte Bonnet et Judith Fa. La voix percutante de Pierre Derhet ne passe pas inaperçue en Bob Boles, pas plus que celle de son confrère ténor Jonathan Boyd, révérend Adams plein d’onction. Découvert en France dans le rôle-titre d’Owen Wingrave du même Britten à Strasbourg, Laurent Deleuil est un Ned Keene pittoresque mais parfois un peu en manque de volume sonore. Belles clefs de fa, le Swallow de Geoffroy Buffière et le Hobson d’Ugo Rabec complètent une distribution qui mériterait d’être réentendue dans bien d’autres théâtres, ce que permettra peut-être la coproduction avec l’Opéra de Tours et le Theater Trier.

Scène d'ensemble
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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
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