« Architectures impossibles », musée des Beaux-Arts de Nancy, du 19 novembre 2022 au 19 mars 2023

Commissariat : Sophie Laroche, conservatrice du patrimoine, chargée des collections du XIV 0e au XIXe siècle, musée des Beaux-Arts de Nancy

Scénographie : Flavio Bonuccelli

Catalogue sous la direction de Sophie Laroche. 320 pages 22 x 28 cm, Editions Snoeck, 35 euros, ISBN 978946168238

Nancy, Musée des Beaux-Arts, le 19 novembre 2022

Une exposition consacrée non pas à l’architecture en soi, mais à la façon dont les autres arts s’en emparent pour mieux exprimer toutes sortes de rêves ou de fantasmes, pour traduire obsessions et cauchemars, voilà ce que propose le musée des Beaux-Arts de Nancy, avec une profusion d’œuvres venues de toute l’Europe et émanant de près d’une centaine d’artistes.

 

La programmation du musée des Beaux-arts de Nancy révèle toujours d’excellentes surprises, et l’exposition qui vient de commencer ne fait pas exception à la règle. Si l’on devait chercher un reproche à adresser à « Architectures impossibles », ce serait son excès d’ambition, mais ce que l’on ne voit pas dans les salles, le catalogue le montre, ou le visiteur stimulé par tant de pistes lancées pourra par ses propres moyens se mettre en chasse d’informations complémentaires.

« Architectures impossibles » invite à la réflexion autant qu’à la rêverie, on y voit des œuvres allant du XVIe siècle à nos jours, conçues dans des médiums variés, et il est nécessaire de préciser que l’exposition déborde de l’espace qui lui est réservé, puisqu’une première salle du musée abrite une sélection d’œuvres graphiques anciennes associées aux fascinantes inventions de Laurent Gapaillard (né en 1980), sans oublier créations les deux autres artistes associés, avec les installations photographiques de Christian Globensky, et à travers la ville de Nancy, les interventions monumentales du Britannique Alex Chinneck.

Laurent Gapaillard, Candélabres, encre de Chine et lavis sur papier, Paris, prêt de la Galerie Daniel Maghen © Laurent Gapaillard

Sur un sujet aussi riche que la déraison dans l’architecture, le musée propose un parcours thématique en cinq étapes clairement découpées, plus un « espace de découverte et d’expérimentation » où le (jeune ?) visiteur est convié à utiliser un jeu vidéo spécialement créé pour l’exposition pour explorer des bâtiments construits sur le logiciel Minecraft, ou à consulter des ouvrages mis à la disposition de tous.

La première section, « Caprices », nous rappelle que les artistes inventent depuis longtemps des architectures foisonnantes, irréalistes, en guise de décor pour les personnages qu’ils représentent. Evidemment, le gothique et le baroque se prêtent peut-être de manière plus évidente à la prolifération des formes décoratives, mais même le classicisme peut déboucher sur des créations extravagantes, comme ces invraisemblables caryatides dessinées ou gravées, le plus étonnant étant sans doute les colonnes animalières imaginées par Joseph Boillot dans ses Nouveaux Pourtraitz et Figures de termes pour user en architecture, volume publié à Landres en 1592. De la cité idéale peinte à la fin du XVe siècle à la cour d’Urbino, un équivalent moderne est proposé par Arduino Cantàfora avec Le Venezie possibili (2014), nouveau caprice rassemblant des bâtiments d’origines diverses comme le pratiquait Hubert Robert en son temps, selon un principe que reprend la photographe Emily Allchurch, qui reconstitue, sous le titre Grand Tour I et II (2012) deux aquarelles de Joseph Michael Gandy amoncelant les édifices, dont ceux construits par Sir John Soane (voir la couverture du catalogue).

Wenzel Hablik, Freitragenden Kuppel mit fünf Bergspitzen als Basis, 1918–1924, huile sur toile, Itzehoe, Wenzel-Hablik-Museum © Wenzel-Hablik-Foundation, Itzehoe

« Démesure » nous conduit directement au mythe de la Tour de Babel, peinte par les artistes ou quasiment ressuscitée par les élèves de l’Ecole des Beaux-Arts proposant la reconstitution d’une ziggourat babylonienne. On ne s’étonne pas de passer de cette forme d’hybris à une autre, un film d’archives évoquant le terrifiant Plan Voisin conçu en 1925 par Le Corbusier, qui aurait abouti à la destruction du centre historique de Paris. Du gigantisme des tours rêvées par « Corbu » à l’échelle colossale des constructions rêvées par les visionnaires de la fin du XVIIIe siècle, il n’y a qu’un pas, franchi grâce aux dessins d’Etienne-Louis Boullée – pouvait-il être absent de cette exposition ? –   mais aussi de Pierre Fontaine avec son Monument sépulcral pour les souverains d’un grand empire (1785). Claude-Nicolas Ledoux a aussi des descendants au XXe siècle, comme Henry Provensal ou les membres de la « Chaîne de verre », confrérie établie en Allemagne au lendemain de la Première Guerre mondiale (voir les édifices invraisemblables dessinés par Wenzel Hablik). Tout aussi rêvée, mais avec un arrière-plan plus sinistre, Germania, capitale du monde commandée à Albert Speer.

Avec « Egarement », on aborde la production de trois artistes qui se sont fait une spécialité des architectures impossibles. Piranèse était déjà présent dans les premières salles avec les frontispices dessinés pour les quatre tomes des Antichità romane (1756), où s’entasse une profusion de ruines antiques ; l’artiste est bien sûr à l’honneur dans cette troisième section, avec toute une série de planches de ses Carceri d’invenzione, décors dignes d’un opera seria ou de quelque gothic novel. Autrement nom incontournable, Mauritz Cornelis Escher figure lui aussi avec plusieurs de ses créations où le regard est désorienté dès qu’il cherche en vain à comprendre passer d’une image en deux dimensions à une réalité en trois. Le troisième artiste est infiniment moins connu du grand public : le graveur Erik Desmazières (né en 1948), grand inventeur de lieux imaginaires, est représenté par ses illustrations pour La Bibliothèque de Babel (1997), nouvelle de Jorge Luis Borges, qui évoque aussi irrésistiblement la fameuse bibliothèque du monastère où se déroule Le Nom de la rose d’Umberto Eco. A ces images fixes répondent les images mobiles tirées de films comme Shining (1980) ou Interstellar de Christopher Nolan (2014).

Erik Desmazières, La Bibliothèque de Babel, 1998, planche IV d’une série de 11 feuilles (La Bibliothèque : vue plongeante), eau-forte en noir et aquatinte, Paris, collection particulière, © Photo Raphaël Caussimon © ADAGP, Paris, 2022

La peinture reprend le dessus avec « Menace », même si cette section s’ouvre par une gravure de Max Klinger d’après L’Île des morts de Böcklin. Le pittoresque prend un tour fantastique, avec les burgs imaginés par Victor Hugo où les châteaux dans lesquels Gustave Doré situe les textes qu’il illustre. Le conte de fées vire au cauchemar quand le tandem Christophe Berdaguer et Marie Pejus fabrique des maquettes à partir de dessins d’enfants, Psychoarchitectures parfaitement traumatisantes malgré la blancheur immaculée de la résine. D’une étrangeté un rien moins inquiétante, Delvaux et Max Ernst témoignent de l’intérêt des surréalistes pour la ville (Chirico aurait éminemment eu sa place aussi), mais il est bon de faire découvrir au public l’œuvre du Néerlandais Carel Willink (1900–1983), adepte du réalisme magique.

Enfin, sous le titre « Perte », c’est de l’imaginaire de la ruine qu’il est question, évidemment très en vogue de la Renaissance au XVIIIe siècle, quand les artistes montrent la nature reprenant ses droits sur la culture, mais également revisité par les photos en série de Bernd et Hilla Becher. Plus étonnant, le travail d’artistes comme Heidi Bucher, qui revêt les intérieurs d’une gangue de résine pour mieux l’arracher ensuite, ou comme Rachel Whiteread, qui remplit de béton des bâtiments promis à la démolition pour ne garder ensuite que le moulage ainsi réalisé, où le plein remplace le vide, rendant l’habitat d’autant plus inhabitable.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Laurent Gapaillard
© Wenzel-Hablik-Foundation, Itzehoe
© ADAGP, Paris, 2022
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