Avec les Enfants terribles qu'il crée en 1996, Philip Glass complète une trilogie consacrée à Jean Cocteau avec Orphée (1993) et La Belle et la Bête (1994). Le livret co-écrit avec la chorégraphe Susan Marshall ne prend pas en compte l'intégralité du roman de Cocteau, sélectionnant des moments-clés qui concentrent l'action autour des quatre protagonistes en faisant du huis-clos étouffant le principe-même de la scénographie. Directrice artistique et interprète de la Compagnie Non Nova, la metteuse en scène Phia Ménard s'attache dans son approche théâtrale à revisiter de l'intérieur le regard du spectateur en travaillant l'interaction entre la transformation des éléments naturels avec le changement des comportements humains. Inspirée par la pièce et plus précisément par la célèbre version cinématographique tournée en 1950 par Jean-Pierre Melville, elle transforme l'espace scénique en un étonnant dispositif de tournettes concentriques. Les personnages sont disposés à la manière de planètes tournant en orbite – chorégraphie céleste et intime qui met en lumière les couples qui se forment, s'évitent et se déchirent.
L'effet de giration quasi permanente sert d'image en mouvement à cette bataille rangée entre enfants et cette boule de neige avec laquelle Dargelos atteint Paul en pleine poitrine, le réduisant aux quatre murs de sa chambre de convalescent jusqu'à la fin du drame. Paul et Elisabeth sont ces deux enfants aussi sauvages que terribles, refusant de grandir et rejouant à l'infini la comédie de l'enfance sous le regard de Gérard, secrètement amoureux d'Elisabeth mais incapable d'échapper à l'attraction maléfique de ce couple frère-sœur. Le livret fait disparaître tous les personnages qui, dans la pièce comme dans le film, permettent à l'action de se décentrer de la chambre. On ne croise ni la mère infirme dont s'occupe Elisabeth, ni le proviseur ou le médecin, ni même l'oncle de Gérard qui emmène les trois enfants au bord de la mer. D'autres détails sont amoindris ou font l'objet d'une simple citation, comme le somnambulisme de Paul ou l'irruption de Michaël, ce riche héritier qui épousera Elisabeth et se tue dans un accident de voiture. En revanche, le personnage d'Agathe incarne la version féminine de Dargelos qui sous ses deux formes séduit Paul et contre laquelle Elisabeth monte une machination jalouse destinée à l'éloigner de son frère.
Philip Glass et Susan Graham ont voulu faire du roman de Cocteau un opéra dansé et cette pulsion permanente parcourt la mise en scène de Phia Ménard, croisée avec l'idée de permuter la chronologie et faire des enfants des pensionnaires d'un EHPAD qui occupent leur fin de vie à se remémorer et à revivre l'histoire de leur jeunesse. Elisabeth et Paul sont ce couple infernal qui se déchire et se dispute, entre deux crises de rhumatismes tandis que Gérard et Agathe courent après leurs trous de mémoire et la déchéance physique. Cette option de mise en scène donne aux répliques acerbes un tour pathétique qui baigne à la fois dans un humour noir et un désespoir sans issue. Le rôle du narrateur (récité en voix off par Jean Cocteau dans le film) est ici confié au talentueux Jonathan Drillet. Ce commentaire permanent accompagne les dialogues, tel un phylactère dont les phrases s'enroulent autour des personnages pour donner du relief à l'action. Si l'apparence physique rappelle Cocteau, la voix de l'acteur se tient fort heureusement éloignée des fameuses et désuètes lancinances nasales… À la fois décalé et désabusé, Jonathan Drillet joue le rôle d'un animateur ou d'un soignant en structure spécialisé, totalement impassible aux caprices de ces quatre vieillards, assaisonnant de remarques acides prononcées à voix haute ou in petto les disputes sans fin. La scène truculente de la dégustation des écrevisses se change ici en atelier origami que Paul sabote en prenant Elisabeth au mot en ingurgitant le papier. Le narrateur joue avec les genres et les rôles, tantôt en blouse d'infirmier, tantôt en robe longue (en référence à la Mariette la gouvernante ?), puis en costume baroque en velours réhaussé d'argent rappelant celui de Jean Marais dans la Belle et la Bête.
La seconde partie de la soirée est la plus réussie, avec cette maquette multidimensionnelle représentant l'appartement de Michaël qui sert de nouveau repaire aux enfants et dont le narrateur nous fait la visite commentée. Ensuite, c'est ce basculement et cette accélération au cours de laquelle les vieillards se changent en objets fantasmagoriques grâce au talent de la costumière Marie La Rocca : Gérard assis sous une immense ombrelle en tissu dont les pans se referment et le dissimulent avec un monogramme royal au sommet, Agathe en voilette verte et robe à rubans multicolores, Elisabeth dans une enveloppe de tulle transparent et Paul la tête et le corps disparaissant dans un curieux costume de velours rouge vif frappé d'un chrisme. Cette divagation lyrique autant que surréaliste prend fin avec l'intervention de Gérard, présentant la boule de poison que Paul ingurgite, défi fou lancé à sa sœur qui se suicide sur le champ d'un coup de révolver.
Le principe de la permutation vieillards – enfants tourne souvent au procédé, souvent insuffisant à combler les faiblesses du texte et obligeant les acteurs à étirer des tics et des poses, tels un jeu à la longue un peu agaçant, surtout quand ils interviennent, équipés de casques de réalité virtuelle pour bien faire comprendre qu'ils naviguent dans une illusion de jeunesse et un imaginaire décalé. Les quatre voix et les trois pianos évoluent dans un écrin sonorisé amplifiant les effets stroboscopés de l'écriture minimaliste. La partie piano se réduit à un ruban continu dont la minceur mélodique frise souvent le jingle et la ritournelle, pénétrant le cerveau avec la subtilité d'une chignole motorique. Les voix égrènent le texte de Cocteau en minaudant une étrange prosodie prisonnière d'un parlé-chanté aux contours assez plats. Les interprètes se tirent avec brio de ces chausse-trappes en compensant par une aisance en scène ce que la partition a tendance à confiner dans la rigidité répétitive. Mélanie Boisvert est génialement insupportable et hallucinée dans la façon de rendre la jalousie maladive d'Elisabeth, faisant revivre le souvenir de l'inoubliable actrice Nicole Stéphane. Le Paul cacochyme de Olivier Naveau exagère la sénilité du personnage à l'impeccable crédibilité sur le plan vocal. François Piolino offre à Gérard une expression déjantée que soulignent les fins de phrases qui dévissent dans l'aigu quand Ingrid Perruche préfère jouer Agathe sur un ton plus homogène et sans doute plus touchant.
Cette production est le fruit du collectif de production La co[opéra]tive, rassemblant six structures culturelles engagées pour faire vivre et rayonner l’opéra dans des régions où il intervient en complément avec les grandes institutions lyriques. Les Enfants terribles partent en tournée dans dix maisons d'opéra pour un total de 24 représentations : Quimper, Rennes, Tourcoing, Dunkerque, Compiègne, Besançon, Clermont-Ferrand, Grenoble, Bruxelles et Bobigny.