Philippe Leroux (né en 1959)
L'Annonce faite à Marie (2022)
Opéra en 4 actes et prologue Philippe Leroux (né en 1959)
Livret de Raphaèle Fleury à partir du texte de Paul Claudel
Création mondiale

 

Direction musicale : Guillaume Bourgogne
Mise en scène : Célie Pauthe
Rémi Durupt : Assistant à la direction musicale
Solène Souriau : Assistante à la mise en scène
Guillaume Delaveau : Scénographie
François Weber : Vidéo
Carlo Laurenzi : Réalisation électronique
Anaïs Romand : Costumes
Sébastien Michaud : Lumières
Denis Loubaton : Dramaturgie et assistant costumes

 

Raphaële Kennedy : Violaine Vercors
Sophia Burgos : Mara Vercors
Els Janssens Vanmunster : Elisabeth Vercors
Marc Scoffoni : Anne Vercors
Charles Rice : Jacques Hury
Vincent Bouchot : Pierre de Craon

Ensemble Cairn et dispositif sonore Électronique Ircam

 

 

Rennes, Opéra, dimanche 6 novembre 2022 à 16h

Librement adapté par Raphaèle Fleury qui avait déjà signé le livret du Soulier de satin porté à la scène par Marc-André Dalbavie à l'Opéra de Paris, cette Annonciation faite à Marie constitue la première occurrence de Philippe Leroux (né en 1959) dans le domaine de l'opéra avec une esthétique et des moyens très différents de ceux que Marc Bleuse avait utilisés dans l'opéra éponyme qu'il avait monté au Théâtre du Capitole de Toulouse en 2019. Coproduit par Angers Nantes Opéra et l'Opéra de Rennes, ce spectacle bénéficie d'une collaboration avec l'IRCAM pour toute la partie concernant l'instrumentation électroacoustique. Dans cette œuvre, Philippe Leroux prolonge des années de recherche sur l'utilisation de la voix dans un contexte mêlant instruments virtuels et acousmatiques. Guillaume Bourgogne et son ensemble CaiRN soutiennent de belle manière un plateau dominé par la voix très pure de Raphaële Kennedy dans le rôle de Violaine, Sophia Burgos (Mara) et Charles Rice (Jacques Hury). 

 

Raphaële Kennedy (Violaine Vercors), Sophia Burgos (Mara Vercors), Els Janssens Vanmunster (Elisabeth Vercors), Marc Scoffoni (Anne Vercors), Charles Rice (Jacques Hury), Vincent Bouchot (Pierre de Craon) 

Avec l'Annonce faite à Marie d'après Paul Claudel, Philippe Leroux fait enfin son entrée par la grande porte dans le monde de l'opéra. Au-delà d'un livret combinant les dimensions intime et mystique, il y a dans le choix de cette pièce une attention commune chez le compositeur comme pour l'écrivain à ce que Claudel appelait un "opéra de parole". C'est autour de la voix qui assume son statut d'objet sonore et musical autant que celui de véhicule du sens et de la narration que se définit le travail de Philippe Leroux en associant à l'écriture vocale-instrumentale des parties électroacoustiques en collaboration avec l'IRCAM.

 

En imaginant pour l'opéra une "réalité augmentée" qui traduit musicalement l'attention du compositeur aux formes et aux mouvements, la lutherie électronique s'attache à reproduire jusqu'au graphisme-même de l’écriture de Claudel. Cette calligraphie musicale déploie dans l'espace les variations formelles du manuscrit dans la perspective de Quid Sit Musicus d'après Guillaume de Machaut – une œuvre pour luth, vièle et ensemble vocal créée au Festival Manifeste 2014. Faire du geste de l'écriture un mode de jeu en tant que tel permet à Philippe Leroux d'imaginer l'écrin musical de cette Annonce faite à Marie.

 

Proche des compositeurs du courant spectral, par son attention à la nature du timbre musical et la décomposition du spectre sonore, la musique de Philippe Leroux se caractérise par un langage en quête du mouvement combinant différents modes de jeux vocaux et des schémas d'écriture reprenant la structure d'onde musicale. Les lignes se déploient dans un espace où les valeurs du rythme et du timbre son guidées par des critères aussi ténus et sensibles que la pression de la plume sur le papier, l'intensité des teintes et l'amplitude des lettres. Assisté par Christophe Veaux et Carlo Laurenzi, le projet s'appuie sur une technologie IRCAM de traitement du son qui permet de générer en temps réel une palette d'effets acoustiques qui vont de la spatialisation à la modulation et au "morphing" des voix et des instruments captés par micro. Le dispositif électronique est ici très proche d'œuvres comme Voi(Rex) (2002) ou Apocalypsis (2005–2006) qui utilisaient le traitement informatique via le logiciel Max/MSP. Cet outil permet un suivi de partition qui se déclenche à partir de la voix chantée pour faire pénétrer l'écoute dans un filtrage granulaire du son simulant un éblouissant jeu de fréquences, d'étirement ou de réverbération. Les voix sont perçues dans un entrelac qui assemble le timbre naturel des interprètes avec des corps vocalisant au dehors et tout autour d'eux grâce au discret système de captation par micro (ou des éléments préenregistrés) et la diffusion multicanal à travers des haut-parleurs disposés dans la salle.

 

Le point technologique le plus spectaculaire consiste à recréer la propre voix de Paul Claudel dans le but de créer une présence virtuelle, un contrepoint décalé en forme de commentaire de l'auteur sur l'action en cours. L'enjeu technique consistait d'une part à conserver le halo bruitiste et fragmentaire duquel la voix émerge dans les rares enregistrements qu'on possède de lui, mais surtout de faire intervenir une intelligence artificielle au nom très évocateur de "vocodeur neuronal" qui place dans la voix même de l'auteur des échos des répliques de sa propre pièce. Cette approche définit à elle seule une esthétique compositionnelle qui se situe au croisement entre l'extrême modernité des outils et l'attention à des auteurs ou des textes littéraires inscrits dans un patrimoine déjà ancien depuis le chant grégorien jusqu'à la poésie de Jean Grosjean ou la prose de Marguerite Duras.

Philippe Leroux

L’Annonce faite à Marie est le premier opéra de Philippe Leroux – un format inédit dans lequel il investit un large champ de recherche dédié à la voix. Son approche détache dans Claudel la question de la stricte compréhension du texte de celle, plus poétique, de l'attachement à la sonorité et la musicalité de fragments épars du livret qu'il utilise en renfort expressif pour doubler une réplique ou souligner l'intensité d'une situation scénique. En faisant le choix d'une pièce directement inspirée des "mystères" du Moyen Âge littéraire, Philippe Leroux plonge le spectateur dans une narration dont l'inspiration médiévale sert de cadre imaginaire à une action en quatre actes. On suit le destin de Violaine que son père, Anne Vercors, a choisi de fiancer à Jacques Hury, un propriétaire terrien. Violaine rencontre l'architecte Pierre de Craon, qui l'a autrefois désirée brutalement et qui a contracté la lèpre. Dans un moment de compassion et de joie extrêmes, elle lui donne un baiser sur les lèvres. Atteinte à son tour par ce mal incurable, elle est dénoncée par sa sœur Mara qui convoite Hury. Rejetée par son fiancé, Violaine se réfugie dans une léproserie pour y mener une vie dédiée à Dieu. Le soir de Noël, Mara vient la supplier à la mort de l'enfant qu'elle a conçu avec Hury. Violaine réussit le miracle de lui redonner vie, lui donnant par la même occasion ses yeux bleus. Par miracle également, Pierre de Craon guérit de la lèpre tandis que Violaine  expire, accédant au statut de sainte tandis que résonne l'Angelus (Angelus domini nuntiavit Mariae : "L’ange du Seigneur apporta l’annonce à Marie").

 

La mise en scène de Célie Pauthe met en exergue des principes visuels à la fois épurés et signifiants, basés sur une direction d'acteurs puisant sur une culture savante de l'iconographie religieuse. Les scènes sont habilement soulignées par une attention aux figures hiératiques qui distingue successivement une mater dolorosa (Violaine avec l'enfant de Mara sur ses genoux), Saint Thomas touchant les stigmates (Violaine dévoilant à Hury les marques de la lèpre), ainsi que des principes plus généraux comme la répudiation, le pardon, la prière etc. Le rythme scénique se cale sur un enchaînement très lent qui suit fidèlement le tempo narratif du livret de Claudel. Scénographiquement plus proche du schéma d'une prédelle ou d'un chemin de croix avec différents "panneaux" et "stations", le texte finit par contaminer l'action et apporter au spectacle une touche (ex)statique un rien lancinante. Cette immobilité rejoint la notion complexe de transcendance et de mystique – étymologiquement associée à l'idée de dissimulation et de processus spirituel pour accéder à une vérité difficilement accessible.

 

Les décors de Guillaume Delaveau imaginent une insertion d'espaces dans un périmètre unique, étroitement confiné entre de hauts pans de mur à l'apparence de métal strié. Un système mobile d'ouvertures obliques permet les entrées et sorties tandis qu'au premier plan se trouve un assemblage minimal de branches et de roches. Les projections de François Weber font défiler en noir et blanc des paysages du Tardenois natal de Claudel, ondulations de champs de blé vers un horizon infini ou sous-bois dépouillés où joue un rayon de soleil. D'une inspiration très proche du Roublev d'Andreï Tarkovski, cette iconographie appliquée à Claudel, donne à ce "Mystère" des accents de fresque existentielle de la déploration et du grandiose. Les costumes d'Anaïs Romand apportent des touches de couleurs qui tissent entre les personnages des relations discrètes et signifiantes comme par exemple les pantalons rouges du père de Violaine et de Jacques Hury, comme symbole de la transmission d'un pouvoir et d'une protection paternelle. Tandis que les vêtements de Violaine commentent étroitement les péripéties qu'elle doit affronter tandis que ceux de Mara traduisent l'évolution psychologique et morale du personnage à la manière d'une enluminure médiévale. La plupart des moments-clés de la narration sont soulignés par une discrète variation de l'éclairage (signé Sébastien Michaud) qui épouse les contours de la partition et donne à des scènes comme la révélation de la lèpre ou la résurrection de l'enfant une belle ampleur dramaturgique.

 

À la tête de l'ensemble CaiRN, Guillaume Bourgogne impulse au discours musical une vitalité et une attention de tous les instants, faisant de la langue musicale un double sonore de l'écriture claudélienne. Dans cette pièce – la première qui fit l'objet d'une représentation – Claudel joue toujours avec une prose dont la simplicité est le résultat d'un effet de trompe‑l'œil. Musicalement, l'assemblage de textures et d'accents forme une dialectique qui procure à l'écoute un plaisir parfois distancié de l'intérêt purement dramaturgique. L'utilisation rationnelle d'une percussion réverbérante englobe dans les lignes des vents (Flûte, clarinette) avec le phrasé des cordes pincées et frottées. La syntaxe du dispositif électronique crée autour du texte un réseau étroit de lignes, n'hésitant pas à recourir parfois à des éléments bruts comme le son de la pluie en contrepoint des "récitatifs" de la voix de Claudel où les mots librement associés flottent à la surface de la trame musicale.

 

La voix très aérienne et très pure de Raphaële Kennedy donne au personnage de Violaine des concours expressifs très convaincants, reflets aigus d'une innocence morale placée dans l'ambiguïté entre incarnation et abstraction. Créatrice du rôle de Maria Republica de François Paris à l'Opéra de Nantes en 2016, la soprano Sophia Burgos brille d'un bel éclat dans le rôle de Mara, double négatif de sa sœur à qui elle apporte un timbre et une projection d'une belle ampleur. Le Jacques Hury de Charles Rice puise dans une puissance minérale et une surface vocale qui souligne la véhémence terrienne d'un personnage qui traverse l'action en peinant à réaliser la destinée de Violaine. Campé sur des moyens vocaux assez comparables, Marc Scoffoni donne à Anne Vercors des allures du pater familias dont le départ soudain pour la Terre Sainte donne naissance à l'intrigue. D'un emploi plus discret, Els Janssens Vanmunster fait entendre dans le rôle de la mère sa belle couleur mezzo quand Vincent Bouchot compose un touchant et sensible Pierre de Craon – passant du péché à la rédemption.

Raphaële Kennedy (Violaine Vercors)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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