L’histoire de la littérature a retenu la bataille d’Hernani comme acte de naissance du romantisme en France. L’année 1830 coïncide en outre avec un changement de régime, et semble donc toute désignée pour marquer un grand tournant, en art comme en politique. Oui, mais ce qui est vrai pour les lettres ne vaut pas forcément pour les beaux-arts, et il ne serait peut-être pas mauvais de déplacer le curseur un peu en arrière en ce qui concerne le romantisme dans la peinture française. On pourrait remonter jusqu’en 1819, année où Géricault exposa Le Radeau de la Méduse, ou à 1824, quand Delacroix frappa un premier grand coup avec Les Massacres de Scio. A moins que, pour mettre d’accord les tenants du pinceau et les défenseurs de la plume, on ne choisisse plutôt l’année 1827, où Hugo publie ce manifeste qu’est la préface de Cromwell tandis que La Mort de Sardanapale fait scandale au Salon. Ces génies n’étaient pourtant pas seuls, et en consacrant une exposition à Louis Boulanger (1806–1867), la Maison de Victor Hugo vient opportunément le rappeler.

1827 est aussi une grande année pour ce jeune artiste que ne connaissent plus guère aujourd’hui que les hugoliens, tant la carrière du peintre semble avoir été durablement attachée à celle du poète, romancier et dramaturge. En 1825 et 1826, « l’Exposition des ouvrages des artistes vivants au Louvre » n’avait pas eu lieu (la manifestation ne devait devenir véritablement annuelle qu’à partir de 1833), et le Salon de 1827 vit donc l’irruption de quelques noms nouveaux, dont celui de Louis Boulanger, ami des frères Devéria et élève de Guillon Lethière. Cet inconnu prétend s’imposer d’emblée avec une immense toile, haute de plus de cinq mètres, qui n’a évidemment pas pu quitter le Musée des Beaux-Arts de Rouen, Le Supplice de Mazeppa. Composition ambitieuse, un rien maladroite par son étagement des différents niveaux d’action, l’œuvre est pleine d’une fougue digne de Rubens et évoque un héros ukrainien qui a inspiré un poème à Byron, dont se sont déjà emparés Géricault et Horace Vernet. Remarqué et salué, Louis Boulanger inaugure un parcours qui n’en sera pas moins semé d’embûches, car le Salon refusera à plusieurs reprises les toiles qu’il soumet.
Autre bonne raison de retenir le millésime 1827 comme fondateur dans l’histoire du romantisme français : c’est cette année-là que la troupe de Charles Kemble vient à l’Odéon représenter quelques pièces de Shakespeare, qui passionnent toute l’intelligentsia parisienne. Le jeune Boulanger n’échappe pas à cette fascination, et tire de ces représentations plusieurs esquisses à la plume, d’autant plus frappantes que prises sur le vif. Peu après, il publiera une série de lithographies sous le titre Souvenirs du théâtre anglais à Paris.
Quant à Victor Hugo, si son Cromwell n’est pas joué en 1827 – la pièce devra attendre 1956 pour être créée, et encore, en version abrégée… – il connaîtra bientôt un très grand succès dans d’autres genres que le théâtre. En 1824, en allant voir le Freischütz, selon la légende, il a rencontré Louis Boulanger, et leur amitié se traduit notamment par des portraits des enfants du couple Hugo. C’est aux Odes et ballades de 1828 que le peintre emprunte le sujet de La Ronde du sabbat, qu’il traite en gravure mais auquel il reviendra en peinture plusieurs décennies après. Et quand paraît le recueil Les Orientales en 1829, le volume inclut un « Mazeppa » en hommage au peintre, celui-ci s’empressant d’illustrer plusieurs poèmes, comme « Sara la Baigneuse », « Le Feu du ciel » ou « Fantômes », le fantastique et le macabre étant des veines dans lesquelles Boulanger se plaît, en particulier dans des gravures comme Scène de la Saint-Barthélémy. Dans ces images, peintes ou gravées, il n’hésite pas à introduire des visages grimaçants, à la limite de la caricature, qu’on retrouve une peu partout.

Boulanger est aussi associé à Hugo auteur de fiction ou de théâtre. En 1829, il propose une illustration fantastique pour Le Dernier Jour d’un condamné et imagine même l’auteur assistant à une exécution qui lui suggère le sujet de son livre. Le triomphe de Notre-Dame de Paris, paru en 1831, suscite une série d’aquarelles que Boulanger présente au Salon de 1833, et c’est également à lui qu’il sera fait appel en 1836, lorsque Louise Bertin, fille du directeur du Journal des Débats, donner à l’académie royale de musique son opéra La Esmeralda. En effet, à partir de 1827, Boulanger est fournisseur de costumes « historiquement informés » pour les théâtres parisiens, et il est devenu le collaborateur obligé lorsque sont montés les drames de Victor Hugo ou d’Alexandre Dumas. En 1830, il est bien sûr sollicité pour Hernani, comme il le sera pour les titres hugoliens suivants, puisant à chaque fois dans toute l’histoire de la peinture occidentale pour trouver des modèles : pour Ruy Blas, on pense à Vélasquez, et dans Le Roi s’amuse, le « négligé du matin » de François Ier reprend la silhouette et la tenue d’un buveur situé vers la droite des Noces de Cana (Véronèse est avec Rubens une des sources non canoniques revendiquées par la génération romantique). Les pièces hugoliennes sont ensuite pour Boulanger le point de départ de créations comme L’Affront, grande aquarelle représentant un moment-clef de Lucrèce Borgia.

Pour compenser ses insuccès au Salon, Boulanger a son métier de portraitiste de talent, l’exposition en offre quelques beaux exemples, et il peut aussi compter sur ses prestigieux mécènes : le marquis de Custine, ou le duc Ferdinand-Philippe d’Orléans, pour qui il peint notamment une grande et sombre scène médiévale, Assassinat du duc d’Orléans rue Barbette (1833). Boulanger trouvera aussi un débouché dans la peinture religieuse, bénéficiant de diverses commandes officielles. Si ces œuvres souvent de très grand format n’ont pas pu faire le déplacement, on voit quand même à la Maison de Victor Hugo un Saint Laurent restauré pour l’occasion ou un exemple de peinture décorative pour un hôtel particulier du faubourg Saint-Honoré. Nommé directeur de l’Ecole des Beaux-Arts de Dijon et du musée de cette même ville, Boulanger décède sous le Second Empire : sans le Musée Victor Hugo, où plusieurs de ses toiles sont présentées depuis plusieurs décennies, qui connaîtrait encore son nom, alors qu’il fut l’un des plus actifs parmi les artistes romantiques français ?
Catalogue sous la direction d’Olivia Voisin et Gérard Audinet. Editions Paris Musées, 29,90 euros, 168 pages, 150 illustrations, broché, 22 x 27,5 cm