
Préférant aux références littéraires du roman de Murger une transposition dans le Paris des années 1920 doublée de références modernes, il est piquant de voir comment le duo de metteurs en scène André Barbe et Renaud Doucet (Barbe & Doucet) dérive inévitablement du sacro-saint "respect" de l'œuvre. Au-delà d'un simple bouclier moral brandi tels d'éternels gardiens du temple, cette notion trouve ici ses limites quand – de l'aveu-même de ses thuriféraires – il s'agit d'affirmer assez maladroitement dans le programme de salle que "d’une certaine façon, une bonne mise en scène, c’est une mise en scène qui ne se voit pas". De là à voir cette Bohème toulousaine comme une simple apologie de la version concert pour réconcilier tout le monde, il y a un pas qu'une honnêteté de point de vue nous empêche de franchir.
On peut parfaitement comprendre l'intérêt en ces temps de crise, de faire appel à une lecture scénique très sage pour garantir la billetterie et faire en sorte que cette Bohème soit l'événement lyrique de cette fin d'année Place du Capitole. D'ailleurs, le résultat est au rendez-vous avec une salle comble venue applaudir en ce soir de première une jeune équipe de chanteurs où brillent ce soir-là Vannina Santoni (prise de rôle en Mimi) et Liparit Avetisyan en Rodolfo. L'équilibre du plateau rappelle la pertinence à laquelle nous a habitué le directeur des lieux Christophe Ghristi – qui a imaginé pour les huit représentations de doubler la distribution et permettre d'entendre deux équipes de jeunes chanteurs.
Cette météo vocale au beau fixe devra donc se satisfaire d'une mise en scène qui troque la mansarde et le café Momus contre le décor fixe montrant un angle de rue dans le marché aux puces de Clignancourt en référence à la scène du roman de Murger où Musette ayant perdu son logement, tous ses meubles se retrouvent mis en tas dans la cour. La référence est étendu plus largement à l'idée d'inscrire l'intrigue dans un décor littéralement "de carte postale" comme en témoignent le liseré tricolore de la poste aérienne et le tampon qui tombent des cintres en guise de cadre de scène. Un accordéoniste (l'excellent Michel Glasko) accompagne au lever de rideau une Marie Perbost imitant la gouaille d'une Mistinguett dans deux tubes ("ça c'est Paris" et "Je suis née dans le faubourg Saint-Denis") en forme d'ouverture chantée ponctuée par une salve d'applaudissement qui mange les premiers accords de l'ouverture…
Cette introduction croise les temporalités et installe les principes sur lesquels va se dérouler la mise en scène. Nous découvrons un lieu fréquenté par de modernes touristes qui ajoutent un cliché parisien supplémentaire, bientôt remplacés par les protagonistes du drame qui font irruption depuis l'intérieur d'une armoire normande qui sert de passage temporel. Dès lors, les publicités et les antiquités sur les étals prennent un sens particulier, éclairant le livret par des références plus ou moins subtiles : la publicité murale pour les poupées "Bébé jumeau", les incontournables Byrrh, Michelin, Citroën… et dans la dispute Musetta-Marcello, un (amer) Picon chaud qui fait face à un trivial NO FUTURE surmonté de l'angelot peint par Raphaël. On relèvera enfin l'opulente figurine paléolithique dite "Vénus de Lespugue" et la filiforme Femme de Venise de Giacometti, références antiques et modernes en écho d'une féminité divinisée annonçant l'apparition de Mimi. Cette dernière apparaît hors-champ, le crâne glabre, signe d'une chimiothérapie et de l'issue fatale de l'héroïne. Pour la distraire, l'antiquaire lui fait écouter la gravure en 78 tours de… l'ouverture de la Bohème, prétexte à la mise en abîme de l'action.

Cette myriade pointilliste de détails développe l'idée d'une bohème intemporelle, où les personnalités se croisent dans le tourbillon d'un immense et astucieux kaléidoscope. L'absence de distance ne permet pas de saisir ces éléments autrement que ce qu'ils sont : des "clichés" évoquant en symétrie les "scènes" de la vie de bohème de Murger. Les idées sont là, parfois superposées comme ce tuilage d'époques qui fait se croiser le vigile de 2022 avec le flic de 1925 ou bien ces modernes balayeurs et laitières brandissant des slogans de piquet de grève dans le III ou le défilé du Tambour Major avec ses marionnettes géantes. La mise en scène de Barbe & Doucet déroule l'action sur un seul plan, davantage thème et basse continue que réel contrepoint dramatique. La direction d'acteurs retire à la mort de Mimi sa fonction (au sens propre et figuré) de centre de gravité, peu aidée par des poursuites qui peinent à éclairer des personnages sans cesse en mouvement. Se prenant par les épaules, la petite troupe des amis bohémiens se réunit une dernière fois au-dessus du petit corps allongé sur le divan qui disparaît mystérieusement – ultime allégorie de la fugacité et de la brièveté de l'existence, réduite au seul souvenir impalpable.
Première des deux distributions présentées en alternance, l'équipe vocale brille par la présence de Vannina Santoni – qui réussit sa prise de rôle grâce à l'élégance du phrasé conjugué à un timbre dont le naturel et la nuance ne cherchent pas dans la projection le moyen facile d'impressionner à bon compte. La belle discrétion de son Mi chiamano Mimì éclaire du délicat murmure de Mélisande la prosodie puccinienne. Le Rodolfo de Liparit Avetisyan contraste puissamment avec la subtilité de la soprano française. L'engagement est total – excessif même – dans Che gelida manina où des tensions dans l'aigu et les changements de registres traduisent l'effort pour maintenir la ligne dans une perspective volontaire et héroïque. Marie Perbost réussit de son côté à impulser au personnage de Musetta une énergie et une surface vocale capable de darder des aigus charnus et véhéments (Quando men vo). On reste sur une belle altitude avec le Schaunard vagabond et badin de Edwin Fardini, le Colline bonhomme et bien sonnant de Julien Véronèse, le double rôle Benoît et Alcindoro confiés au pimpant Matteo Peirone et surtout Mikhail Timoshenko, idéal dans un rôle de Marcello auquel il prête les vertus d'une diction impeccable et d'une irréprochable netteté de projection.
Pour la première fois à la tête de l'orchestre du Théâtre National du Capitole, le jeune chef italien Lorenzo Passerini réussit son baptême du feu grâce à une attention de tous les instants à la délicatesse de la ligne dans le difficile abattage des dialogues exigeant un équilibre entre lisibilité et énergie. À d'autres moments, les intentions disparaissent sous le volume naturel des forces en présence, notamment dans les ensembles où les voix d'enfants viennent percer le rideau déjà confus des protagonistes mêlés aux interventions du chœur.
