La Nuit Manquante est un projet en trois formes distinctes et autonomes. Un solo, un duo et une pièce de groupe autour d’une même thématique, mettre le corps face à sa propre opacité, l’interroger sur les forces qui nous fondent, nous, nos peurs et nos désirs. Ce troisième opus convoque donc une communauté d’individus, quatre danseurs et deux musiciens, qui se livrent à l’exorcisme de l’obscur qui a envahi nos chairs, à une transe pour rencontrer la peur et l’apprivoiser, à une cérémonie d’ouverture à l’inconnu.
C’est le travail de l’activiste écoféministe américaine Starhawk qui inspire Hélène Rocheteau, et notamment l’essai Rêver l’obscur dans lequel celle qui se revendique être une sorcière convoque la fête et le rituel, invitant chaque individu à prendre conscience de son pouvoir et à le mettre en œuvre en se rapprochant des autres, en agissant à sa mesure au sein de la communauté, et à lutter ainsi contre une « culture de la mise à distance ». Et cette pièce chorégraphique est effectivement de l’ordre de la sorcellerie et de la magie dans sa dimension à la fois effrayante et merveilleuse.
Effrayante parce qu’elle met en scène toutes les peurs. Les peurs enfantines, émanant de cette ronde de corps syncopés dont on entend le souffle à l’ouverture du spectacle, à moins que ce ne soit les cris étouffés. Les peurs universelles de ne pas être vu, entendu, désiré ou aimé que trahissent une frénésie du mouvement et du geste avorté. La peur de l’autre aussi, celle qui insinue le rapport de force, le besoin de dominer, de se mesurer. Les corps des quatre danseurs exultent la souffrance et la douleur, ils se tordent de soubresauts, suffoquent sous les assauts de cette communauté, une violence pourtant salutaire et sublime parce qu’elle est un éveil à l’immanence.
C’est cet état d’immanence qui transparaît dans la dernière partie du spectacle et qui en donne le véritable sens. Ces corps qui se démènent sans jamais fuir, ces corps qui répètent les mouvements jusqu’à ce que leur souffle trahisse l’épuisement, ce sont des corps qui luttent pour une conscience nouvelle, une quête d’un pouvoir « qui vient de notre sang, de nos vies et de notre désir passionné pour le corps vivant de l’autre » selon les mots de Starhawk.
Les quatre danseurs et les deux musiciens sont saisissants d’attention les uns envers les autres. Le corps, le son, la lumière également magnifique, à la fois crépusculaire et magnétique, s’unissent pour incarner au plateau le désir de la chorégraphe, c’est-à-dire « convoquer une présence, un état d’être dans le corps qui permette d’accéder au plus profond en soi, et d’où émerge une grande force. ». On souhaite qu’une pensée aussi intensément incarnée rencontre un public curieux et ouvert à une telle expérience.