Après le décès de son directeur, l’Opéra royal de Wallonie a dû réagir très vite, et l’on devrait très prochainement connaître les orientations que l’institution prendra maintenant que les rênes en sont confiées à Stefano Pace. Les représentations d’Eugène Onéguine actuellement à l’affiche à Liège illustrent parfaitement la situation de ce théâtre, qui a su s’élever ces dernières années à un remarquable niveau de qualité musicale, mais dont le bilan est moins brillant en matière de mise en scène. La présence, depuis quelques années, de Speranza Scappucci en tant que directrice musicale est l’un des points forts de l’ORW, on y reviendra ; Stefano Mazzonis avait par ailleurs un carnet d’adresses assez impressionnant, qui lui a permis d’attirer des stars internationales, Eugène Onéguine ne faisant pas exception à la règle, on y reviendra également. Hélas, sur le plan de la dramaturgie, le compte n’y était pas toujours, et l’on a le souvenir d’avoir vu à Liège plus d’un spectacle relevant de la convention la plus désuète : bien sûr, le public reste attaché à certaines valeurs, et on ne lui jettera pas la pierre s’il apprécie le soin apporté aux costumes et aux décors, loin de là, mais faut-il pour autant se borner à des propositions offrant au mieux un vernis de modernité bien superficiel (on pense aux spectacles de Stefano Poda), quand ils ne renvoient pas une esthétique qu’on croyait disparue avec le bon vieux temps d’Au théâtre ce soir et de l’ORTF ?
Musicalement, cet Eugène Onéguine d’octobre est de haute volée. Dès l’ouverture, il est évident que Speranza Scappucci comprend admirablement l’œuvre de Tchaïkovski, car elle trouve le tempo idéal de ces premières mesures lancinantes, pour traduire toute la sensation d’accablement qu’exprime cette musique, avant de laisser bientôt les choses s’emballer dans un des nombreux paroxysmes que compte la partition. Jamais Eugène Onéguine n’aura autant rappelé aux oreilles d’autres compositions de Tchaïkovski : tel éclat de trompettes semble sorti de l’Ouverture 1812, telle phrase des cordes renvoient à la Symphonie pathétique… Et l’on regrette d’autant plus que ce discours si fermement maîtrisé soit régulièrement interrompu par des entractes ou des « précipités » qui n’ont jamais aussi mal porté leur nom. Heureusement, la cheffe ne se laisse pas démonter et parvient à renouveler le miracle chaque fois qu’elle reprend sa baguette, même s’il lui faut parfois encore lutter avec une machinerie moins silencieuse qu’on ne le voudrait, durant quelques interminables changements de décor. Le chœur de l’Opéra royal de Wallonie lui répond tout aussi bien que l’orchestre, et l’on regrette de ne pas connaître l’identité du ténor qui entonne en solo le premier chant des paysans.
Face aux solistes, l’enthousiasme est également de mise. Comment résister à ce luxe suprême qu’est Ildar Abdrazakov en Grémine ? Il existe certes des basses plus caverneuses, mais ce Boris, cet Igor prête un timbre somptueux à un personnage réduit à son air unique. De l’enthousiasme, on en éprouve un peu moins face au titulaire du rôle-titre, qui manque un peu de prestance en scène et qui attend le dernier acte pour sortir de sa réserve. Le programme nous apprend que « Vasily Ladyuk fait figure de référence pour le rôle d’eugène Onéguine », qu’il a notamment interprété à Covent Garden et à la Scala. On passera bien volontiers sur un léger accroc lors de la montée dans l’aigu du premier air, pour reconnaître que la prestation du baryton, sans être inoubliable, n’en est pas moins de très bonne tenue. Face à lui, Ruzan Mantashian est une Tatiana éclatante de vérité, par la voix comme par le physique ; après sa récente Rusalka à Limoges, la soprano arménienne confirme une fois encore les qualités qui l’ont fait remarquer dans un parcours sans faute. On ne peut qu’imaginer quels sommets elle atteindrait si elle était aidée à composer son personnage par une véritable direction d’acteur.
Car avant d’évoquer les autres artistes de la distribution, il faut bien parler de la mise en scène d’Eric Vigié. Que celui-ci ait choisi de transposer l’action à l’époque de la Révolution russe, pas de problème, et le passage d’un monde tchékhovien à l’univers des kolkhozes et du KGB aurait sans doute pu susciter un spectacle convaincant, à condition que cette idée soit autre chose qu’un gadget plaqué sur l’intrigue pour faire joli. On prête à Alexandre Dumas cette formule : « On peut violer l’Histoire, à condition de lui faire de beaux enfants » : ce n’est hélas pas le cas ici, comme on s’en rend compte au deuxième acte. La conception des décors semble en partie guidée par un souci de joliesse mais pourquoi un bulbe d’église russe descend-il sur le plateau au premier acte ? Pourquoi Tatiana a‑t‑elle pour chambre une sorte de serre à moitié envahie par la végétation, dont il faut malgré tout nettoyer les vitres ou ouvrir les fenêtres lorsqu’elle a trop chaud ? Par ailleurs, un figurant Raspoutine était-il bien nécessaire dans les deux premiers actes ? L’anniversaire de Tatiana devient une scène ambiguë, opposant quelques moujiks blottis autour de leur ancienne maîtresse Larina et un détachement de l’armée rouge qui houspille les ex-nantis désormais dépossédés. Les incohérences ne manquent pas, les surtitres soulignent combien ces images sont en contradiction avec le livret, et par ailleurs, est-il encore bien crédible qu’en pleine tourmente révolutionnaire, Onéguine et Lenski se chamaillent pour des histoires de valses, d’écossaises et de cotillons accordés à l’un plutôt qu’à l’autre par une Olga qui semble frappée de démence par les événements ? Si Onéguine est une sorte de commissaire du peuple, tel qu’il paraît dès le premier tableau, a‑t‑il vraiment besoin d’un duel à l’ancienne pour régler le compte de celui qui l’insulte, et pourquoi Zaretski dit-il ne pas reconnaître son témoin alors que le figurant incarnant Monsieur Guillot est un autre militaire qui marche sur les talons d’Onéguine depuis le premier acte ? Curieusement, la note d’intention du metteur en scène parle d’ « Onéguine le réactionnaire », mais ce n’est pas ce que montre le spectacle. Au dernier acte, situé vers le milieu des années 1930 si l’on peut se fier aux costumes conçus par Eric Vigié lui-même (soit près de vingt ans après le début de l’opéra!), Onéguine apparaît vêtu presque exactement comme Grémine, seul le nombre de médailles différant sur leur vareuse blanche… Concurrencer l’air de Grémine par la projection d’un film – muet, curieux anachronisme vu l’époque choisie, et truffé de cartons rédigés dans un russe aléatoire – n’est sûrement pas la meilleure des idées, sans parler d’un certain nombre de « trouvailles » d’un kitsch presque désarmant – la petite ballerine qui surgit du socle d’une statue de Staline, et dont les entrechats ravissent une partie du public liégeois ; la balancelle du premier acte, qui s’envole vers les cintres chaque fois que Tatiana s’y installe, avec ou sans Onéguine. Et l’on voit trop souvent les chanteurs plantés face au public, livrés à eux-mêmes, recourant à des gestes outrés ou dénués de sens.
C’est dommage, car les voix sont belles : Maria Barakova a naturellement les graves d’Olga et n’a nul besoin de poitriner, mais on lui permet à aucun moment de dépasser le stéréotype de la coquette écervelée ; Alexey Dolgov est un Lenski éloquent, au chant puissant mais nuancé, qu’une autre production aurait pu aider à dessiner plus finement le personnage. Margarita Nekrasova chante actuellement Filippievna un peu partout et reste une nourrice sur mesure, mais on l’a connue plus juste et plus vraie dans d’autres mises en scène. Zoryana Kushpler n’évite pas quelques stridences en Larina, mais Thomas Morris, appelé in extremis pour remplacer Guy de Mey initialement prévu, est un réjouissant Triquet devenu photographe de guerre.
Espérons donc que le nouveau directeur parviendra à maintenir l’Opéra royal de Wallonie sur les mêmes hauteurs musicales que son prédécesseur, tout en parvenant à relever le défi théâtral, où presque tout reste à faire.