Gioachino Rossini (1792–1868)
Il barbiere di Siviglia (1816)
Dramma giocoso en deux actes
Livret de Cesare Sterbini d’après Le barbier de Séville  de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais
Créé le 20 février 1816 à Rome (Teatro di Torre Argentina)

Direction musicale : Gianluca Capuano
Mise en scène : Rolando Villazón
Décors : Harald B.Thor
Costumes : Brigittte Reiffenstuel
Lumières : Stefan Bolliger
Vidéo : Rocafilm
Chorégraphie : Ramses Sigl
Dramaturgie : Christian Arseni

Il conte d'Almaviva : Edgardo Rocha
Bartolo : Alessandro Corbelli
Rosina : Cecilia Bartoli
Figaro : Nicola Alaimo
Basilio : Ildebrando d'Arcangelo
Berta : Rebeca Olvera
Fiorello : José Coca Loza
Ambrogio : Max Salinger*
Domenico La Forza : Manfred Schwaiger*
Avec la participation exceptionnelle d'Arturo Brachetti.

*Membres du Philharmonia Chor Wien

Philharmonia Chor Wien
Chef des choeurs : Walter Zeh

Andrea del Bianco : Continuo Pianoforte
Francesco Galligioni : Continuo Violoncelle
Les Musiciens du Prince-Monaco

Salzburg, Haus für Mozart, dimanche 14 août 2022, 15h

Cela faisait 53 ans (depuis 1969) que Il Barbiere di Siviglia n’avait pas été proposé au Festival de Salzbourg. La dernière production, légendaire, était signée Jean-Pierre Ponnelle et dirigée par Claudio Abbado. Deux années, 1968 et 1969, dont il existe des traces audio, qui ont marqué l’histoire des représentations de Rossini parce que pour la première fois on utilisait l’édition critique d’Alberto Zedda, et on découvrait un Rossini nouveau. C’était le début de la Rossini-Renaissance.
C’est dire que la production de Rolando Villazón (pour le Festival de Pentecôte dédié à Séville et reprise en été comme il est désormais de tradition) succédait à un monument musical et scénique. Dans ce cas et pour éviter toute comparaison (même si les spectateurs d’alors se sont raréfiés), il vaut mieux aller complètement ailleurs, et c’est le choix musical et scénique qui a été fait, avec à la clé un extraordinaire succès, cette production étant la première à avoir affiché complet avant même l’ouverture du festival d’été.

Cecilia Bartoli (Rosina)

Un opéra pas si loin de la Commedia dell'Arte

Il Barbiere di Siviglia est un opéra de pure tradition bouffe, né de l’œuvre de Beaumarchais (1775). Il peut se traiter de manière bien plus légère que l’autre grand opéra bouffe de Rossini, La Cenerentola, qui est une histoire plus cruelle et plus profonde aussi et qui mérite peut-être mieux son intitulé Dramma giocoso, référence évidente aux opéras de Mozart/Da Ponte, moins « sérieux » aussi que Il Turco in Italia et son symétrique l’Italiana in Algeri qu’on peut tirer vers des thématiques plus illuministes, comme la confrontation des cultures par exemple.
Il Barbiere di Siviglia possède une trame typique de ce qu'on appelle la comédie moyenne : une jeune fille tenue au secret par un tuteur-barbon qui désire en faire sa femme, et qui néanmoins réussit à entrer en relation avec un jeune et beau prétendant qu'elle finira par épouser. C'est aussi la trame de L'école des femmes de Molière (1662), où le rôle de Figaro du Barbier/Barbiere est tenu par le valet Scapin, héritier de l'Arlequin de la Commedia dell'Arte. C'est clair, la farce est passée par là, plus nettement que pour les autres titres cités, et les lointaines origines de Figaro dans la Commedia dell'Arte autorisent bien des libertés et des loufoqueries. Par ailleurs, même si Il Barbiere di Siviglia reste l’œuvre la plus populaire de Rossini aujourd'hui, elle n'est pas vraiment équilibrée dramaturgiquement, le premier acte est bien plus long, bien plus développé, mieux construit que le deuxième acte qui est une marche forcée pas toujours adroite vers le dénouement.
N'importe, on voit bien que l'histoire même de l’œuvre en autorise un traitement assez libre, et peut-être tirée vers la folie.

Arturo Brachetti (Arnoldo) Cecilia Bartoli (Rosina)

 

Le choix de la folie musicale et scénique

Une folie musicale d’abord : le choix très assumé est celui du jeu, du jeu musical, de la liberté d’initiative, un peu dans la tradition des opéras du XVIIIe adaptés autant que de besoin à la nécessité du moment, et des farse, ces farces en musique qui laissaient large place à l'improvisation. Ainsi, d’un continuo très fantaisiste qui cite jusqu’à Wagner (La chevauchée des Walkyries) et de libres interprétations et reprises (par exemple l’air final Cessa di più resistere réadapté dans sa partie finale pour les deux voix, féminine et masculine), il y a là une sorte de liberté qui n’est pas licence, et qui tire aussi Rossini clairement vers le baroque, par l’utilisation d’instruments anciens et d’un tempo très virevoltant et très adapté au rendu des instruments le permettant.

Ce sont les options qui sont choisies depuis pas mal de temps par Cecilia Bartoli, et qui se sont affirmées quand l’orchestre Les Musiciens du Prince-Monaco a été fondé et que Gianluca Capuano en a pris la direction. Il suffit de renvoyer au dernier Turco in Italia vu à Monte-Carlo en janvier puis à Vienne en juillet dernier (voir "pour poursuivre la lecture" ci-dessous).
C’est clair, il s’agit d’un choix de rupture, par rapport au Rossini « pétillant comme du champagne » superficiel et peu sérieux qu’on a l’habitude d’entendre en France et ailleurs, mais aussi très différent de la lumière donnée par un Claudio Abbado, élégant, fluide, très efficace dramatiquement qui a dominé la discographie et les scènes jusqu’au début des années 2000 et qui lui, a toujours pris Rossini au sérieux, avec raison.
Il faut en effet au-delà des farces et des lazzi prendre toujours Rossini au sérieux, dans l'évolution de l'histoire de l'opéra : son influence sur ses immédiats successeurs, Meyerbeer ou Auber, mais aussi Donizetti  voire Verdi (Un giorno di regno) est déterminante : tous dans leurs premières œuvres "font du Rossini". Mais Wagner lui-même connaissait bien cette période musicale, qu'il va regarder attentivement dans ses premières œuvres.Il reconnaissait à Rossini une suprématie totale sur la question de la mélodie, mais lui a reproché son absence de lien avec le texte (en cela, il faisait erreur, le texte est déterminant chez Rossini aussi…) et sauvait notamment Guillaume Tell dont il admirait l'air (chanté par Guillaume Tell) "Sois immobile, et vers la terre/Incline un genou suppliant."
À la suite de leur rencontre à Paris, où Rossini montra qu'il suivait avec attention la carrière de Wagner, ce dernier déclara : "Ainsi, et par la façon bienveillante dont Rossini s'était exprimé, il me fit l'impression du premier homme vraiment grand et honorable que j'eusse encore rencontré dans le monde artistique." ((Cité par Dictionnaire encyclopédique Wagner, sous la direction de Timothée Pïcard, Article Rossini, Actes Sud, p.1847)).
Hélas, pour le grand public ‑et la dernière production de Moïse et Pharaon à Aix l'a montré- la versatilité de Rossini, l'importance, voire la prépondérance des œuvres sérieuses (qui commencent dès les débuts de sa carrière) sont peu prises en compte et l'on retient essentiellement le Rossini bouffe, sans toujours d'ailleurs en approfondir ni les sources ni les couleurs. Et le Rossini entendu il y peu à Vienne, et à Salzbourg à travers ce Barbiere di Siviglia, rend pleinement justice au compositeur, tout en habillant le tout des costumes de la farce et du déjanté.

Nous avons ici un Rossini dynamique, au tempo étourdissant, brutal quelquefois et quelquefois rêche, ce qui choque quelques oreilles trop tendres, avec des ruptures de construction, un son moins « raffiné », toujours sur le fil du rasoir, et en même temps une épaisseur presque beethovénienne par moments (et d’ailleurs Beethoven le complimenta pour Il Barbiere lorsqu’il rencontra Rossini à Vienne). Ce n’est pas un hasard si Rossini était appelé pendant ses années de formation à Bologne, Il Tedeschino, (le petit allemand") tant il étudiait et approfondissait Mozart Haydn et Beethoven.
Aujourd’hui, avec les relectures « HIP » (historically informed performance) du répertoire XVIIIe, il était nécessaire que Rossini soit revu et relu à cette aune. Il serait aussi intéressant que le bel canto le soit aussi, qu’on tire aujourd'hui pour des raisons de facilité vers Verdi voire le vérisme…
À ce choix musical délibéré et justifié, le choix scénique s’est porté vers Rolando Villazón, qui n’est pas metteur en scène, mais qui cherche à élargir une carrière vocale très accidentée, et qui a proposé une vision très loufoque et farcesque de ce Barbiere, remplie de gags, qui met tout le monde d’excellente humeur et favorise évidemment les improvisations et les petites folies de ceux qui savent faire scéniquement feu de tout bois.
La trame se retrouve insérée dans le tournage d’un film muet des années 1920, dans une vision scénique plus déjantée que rigoureuse, où il ne faut pas trop chercher un fil rouge et une logique, mais plutôt se laisser aller au plaisir, au rire immédiat et à la succession de gags sans trop penser à une logique dramaturgique.
Ainsi, même si l’on peut ne pas apprécier ces choix musicaux et scéniques quelquefois échevelés, c’est une production qui sort complètement de la routine qui a été proposée à Salzbourg, et ma foi, la réponse du public salzbourgeois que j’ai rarement vu si déchaîné et heureux a été une preuve qu’au moins la production a ravi les spectateurs, même si elle a rendu de très rares critiques amers.

En effet, c’est un travail étroitement articulé entre scène et fosse que ce Barbiere di Siviglia. Avec une mise en scène aussi déjantée, il serait impensable que la direction musicale soit conçue de manière indépendante de ce qui se passe sur scène. On peut discuter l’option de Villazón, mais en aucun cas le travail mené en cohérence avec une fosse qui notamment au niveau du continuo, se permet des allusions aux musiques de film, ou d’autres citations (nous avons évoqué la Walkyrie), grâce à l’imagination et la bonne humeur infinie d’Andrea del Bianco au pianoforte.
C’est une entreprise globale, où tous, scène et fosse, doivent donner l’image de la joie et de l’amusement, ne doivent pas hésiter à improviser, et le chef d’orchestre doit donner à son interprétation le rythme et la couleur qui corresponde à l’ensemble. On ne pourrait concevoir une telle direction face à la mise en scène de Pizzi à Pesaro (très élégante et linéaire) en 2018, pas plus qu’on pourrait imaginer un Abbado dirigeant son Barbiere avec sa ligne et son brillant face à une telle mise en scène. Mais Abbado savait aussi s’adapter à une mise en scène décalée, par exemple quand il fit à Pesaro et à la Scala, puis à Vienne Il Viaggio a Reims dans la mise en scène de Luca Ronconi.
C’est donc un travail global et un perpétuel système d’écho scène-fosse qui nous est offert, une Gesamtkunstwerk (osons le mot, avec un certain recul et un certain sourire…) ou plutôt un’opera totale, où certains moments musicaux seraient inconcevables sans la folie scénique développée par Villazón. En cela, Capuano emporte ses musiciens et les amène à se surpasser, faisant entendre des sons inhabituels, avec un diapason à 430, c’’est à dire bien plus bas que le diapason habituel, permettant aussi aux voix de prendre des risques, d’autant que c’est pour la Haus für Mozart, la plus petites des salles du Festspielhaus que le spectacle est conçu.

Nicola Alaimo (Figaro), Cecilia Bartoli (Rosina) Rebeca Olvera (Berta) Alessandro Corbelli (Bartolo) au milieu des héros de cinéma…

Alors on a le droit à Bartoli dansant au son des castagnettes, à des fulgurances des cuivres, à des jeux périlleux du hautbois ou à des percussions sèches, des mouvements brutaux, nets, des reprises charnues, de vrais moments symphoniques (le moment de l’Orage est stupéfiant) et aussi de singuliers moments lyriques suspendus.
Tout est possible dans un Barbiere di qualità inscrit dans le cadre d’un film muet dont l’orchestre serait en réalité l’accompagnateur. Voilà en effet une des clefs du spectacle : dans un travail qui est un large « hommage » au cinéma, avec des citations multiples, cette fonction de la musique est un discret rappel de l’accompagnement des films muets par des orchestres, avec le sens du rythme, du tempo, l’esprit quelquefois explosif,mais qui sait aussi s’attendrir, qui nous est offert là. Avec le sentiment que tout le monde s’amuse.
De plus, le fait que nous ayons assisté à la pénultième représentation (la sixième si on compte les deux représentations de Pentecôte) est aussi important : à cette date, tout le spectacle tourne avec ses automatismes, et l’on peut encore plus librement se permettre des petites licences, selon l’humeur du moment (bis, reprises etc…).
Si la mise en scène est de Villazón, la mise en ondes musicales est de Capuano, et toutes deux se conjuguent parfaitement avec la complicité d’un cast supérieur, ad-hoc. C’est vraiment l’accord premier qui fait naître le côté exceptionnel, singulier, voire émouvant de ce travail.

Que fait Villazón en effet ?
Dans un espace mutant conçu par Harald B.Thor (qui fut le décorateur du Ring signé Andreas Kriegenburg à Munich), fait de façades un peu lourdes de style manufactures, d’espaces laissés largement au jeu, et de murs où se projettent des vidéos (Rocafilm, excellent), nous sommes dans un studio de cinéma.

Arturo Brachetti (Arnoldo) projette les fims de sa diva

L'idée initiale part de l’admiration éperdue (l’amour ?) d’un concierge (un factotum)- Arturo Brachetti appelé pour l’occasion Arnoldo – d’un studio de cinéma pour sa vedette « Cecil. B. Artoli » qu’on voit tout au début dans tous ses grands rôles (et c’est déjà amusant, une femme-pirate, une nonne en déshérence, une Jeanne d’Arc au bûcher et une Cléopâtre) et on sait qu’elle s’apprête à tourner Once Upon a Time in Sevilla (il était une fois à Séville).
À partir de là, à la mode de La rose pourpre du Caire de Woody Allen, les personnages sortent de l’écran pour être sur scène en chair et en os, et la scène est remplie de références cinématographiques : Basilio (Ildebrando d’Arcangelo) en irrésistible Nosferatu par exemple, ou Almaviva (Edgardo Rocha) qui surgit dès le début en Zorro avec son groupe de compagnons en chapeau mexicains pour la sérénade initiale.

Berta (Rebeca Olvera) Bartolo (Alessandro Corbelli) au fond Basilio (Idebrando d'Arcangelo), Rosina (Habillée en Carmen, Cecilia Bartoli) et Almaviva-Don José (Edgardo Rocha)

Quand il revient en soldat, on croirait un Don José (on est à Séville) et Bartoli n'est pas si loin de Carmen (Castagnettes). Les gags se succèdent, les uns efficaces d’autres moins, avec de jolies idées comme le duo Rosine-Figaro avec Rosine dans sa cage comme un oiseau, où l'apparition du monstre de Frankenstein (publié par Mary Shelley en 1818, pas si loin du Barbiere di Siviglia  qui remonte à 1816).

Figaro (Nicola Alaimo) Rosina (Cecilia Bartoli)

Une autre des scènes très réussies est celle de l’arrivée d’Alonso d’abord avec les Pace e gioia il ciel vi dia dans lequel Edgardo Rocha est irrésistible, mais surtout la leçon de chant, un des moments les plus délirants qui s’achève par un buona sera, moi signore/pace, sonno e sanità vraiment inoubliable avec un D'Arcangelo anthologique.

Edgardo Rocha (Almaviva en Alonso), Arturo Brachetti au piano, Max Sahliger (Ambrogio), Alessandro Corbelli (Bartolo), Cecilia Bartoli (Rosina), Rebeca Olvera (Berta)

Sans doute aurait-on pu élaguer un peu le nombre de gags ou par ailleurs donner à Arturo Brachetti une place encore plus grande, notamment pour ses qualités de transformiste, il est utilisé peut-être un peu en dessous des possibilités, même si le personnage est touchant, cherchant à toutes forces à protéger sa Diva ou à trouver des solutions de dernière heure pour résoudre les situations, comme un deus ex machina, c’est une présence sensible et poétique, un peu décalée, une sorte de personnage à la Pierre Richard des grandes années qui aurait gagné encore encore mieux mis en valeur.

Par ailleurs Villazón, petit malin, fait comprendre qu’après Il Barbiere viendra Le Nozze di Figaro avec un "conte" plus volage ; dès la scène finale, Almaviva s’attarde auprès des jeunes filles qu’il regarde avec insistance, Rosina qui a l’œil à tout le retient et le cadre un peu, mais le futur est annoncé…

Scène finale : Figaro (Nicola Alaimo), Almaviva (Edgardo Rocha), Rosina (Cecilia Bartoli)

L’ensemble fonctionne bien, c’est incontestable. Et l’un des prix de ce travail est d’avoir immédiatement installé Bartoli dans son rôle de Diva, et d’une diva qui a une histoire, un passé, une diva qui n’est pas la Rosina jeunette qu’on a l’habitude de voir. C’est au contraire une Rosina plus mûre, au personnage est très bien construit. Il est vrai que Bartoli est une artiste exceptionnelle, qui connaît à la fois ses qualités et ses limites. Elle ne peut chanter Rosina comme elle le faisait il y a 33 ans lors de son (unique) enregistrement en 1989, avec les forces du Teatro Comunale di Bologna et la direction de Giuseppe Patanè.
Inventer une nouvelle vision de Rosina qui convienne à une Diva, c’est sans doute là un des défi de cette production, qui a su créer un personnage adapté, sans aucune vulgarité, grâce à l’exceptionnelle personnalité de Cecilia Bartoli, pour qui c’était sans doute aussi un défi qui devait l’amuser. Aussi étonnant que cela puisse paraître, certains sont toujours particulièrement durs, voire injustes à son endroit : en fait, quand Bartoli est en scène, elle assume un personnage dont elle connaît les moindres recoins. Rien n’est laissé au hasard. Ici, vu la pyramide des âges, on pourrait à la limite concevoir une Bartoli mûre qui épouse un Bartolo vieux, elle choisit au contraire la jeunesse d'un Almaviva, avec les risques inhérents (Le Nozze di Figaro…) mais en même temps, en Rosina mûre et dominatrice très crédible, elle impose ses choix, avec une bienveillance souriante qui emporte l'adhésion. Tout n'est pas que farce, entre les lignes…

Quant à Villazón, il occupe à Salzburg des fonctions prestigieuses (directeur artistique de la Stiftung Mozarteum Salzburg depuis 2021, et de la Mozartwoche depuis 2019), il apparaît de loin en loin comme chanteur dans certaines productions, et avait effectué une première mise en scène à Lyon avec Werther. Ce n’est pas un metteur en scène né, mais l’esprit dans lequel ce spectacle est né, qu’on sent très fortement collectif, a permis sans doute sa réussite totale.


Une étincelante distribution

Rien ne serait possible en effet sans cette distribution qui ne connaît aucune faille, où chacun prend sa part de succès, y compris les deux comprimari interprétés par des membres du Philharmonia Chor Wien , Max Sahliger (Ambrogio) et Manfred Schwaiger (Domenico La Forza, l’officier). Assez correct le Fiorello de José Coca Loza. La basse bolivienne que nous avions vu dans Alidoro à Lucerne (2018) avec Bartoli reste un peu en retrait dans un rôle il est vrai un peu ingrat (il disparaît pratiquement après la première scène).
Plus piquante et très engagée dans le rôle la Berta de Rebeca Olvera, dont l’air Il vecchiotto cerca moglie offre à la chanteuse un vrai moment où elle peut offrir une jolie palette interprétative, pleine de couleurs, avec beaucoup de présence qui lui vaut une véritable ovation méritée.
Alessandro Corbelli est un Bartolo de grande facture. Certes, au seuil de ses 70 ans, la voix n’a peut-être plus l’éclat d’antan, mais le chanteur garde sa technique impeccable. C’est un artiste très attentif aux mots, aux rythmes, qui a le souci du rendu d’un dialogue ou d’un texte – je me souviens de sa Lodoiska (Cherubini) en 1991 à la Scala où en Varbel il affichait un français impeccable dans les dialogues, sans aucun accent–  cette qualité est essentielle y compris dans Rossini, où notamment les sillabati ne doivent jamais être savonnés mais vraiment prononcés et où le mot doit être coloré. Son Bartolo est une leçon de style, et son personnage reste impayable, car c’est en plus un acteur très fin.
Impayable aussi Ildebrando d’Arcangelo, qui revient ainsi à Rossini (on a entendu à Vienne son Selim de Turco in Italia) dans un Basilio en version Nosferatu, dont chaque apparition est précédée de l’ombre portée de sesmains crochues. La voix porte, sonore, pleine de couleur et d’expression, sans jamais une faute de style et avec une incroyable présence. Grandiose air de la calomnie, évidemment, mais incroyable force de sa présence dans l'ensemble Buona sera.

Cecilia Bartoli (Rosina), Nicola Alaimo (Figaro)

Nicola Alaimo est LE Figaro actuel, sans contredit. Il a le style, il a l’étendue vocale, la volume, la puissance et la présence. C’est un acteur étonnant, qui sait afficher autorité mais aussi toujours humanité. Lui aussi donne aux paroles une importance énorme, si bien qu’on comprend tout, même quand le rythme s’accélère et même dans les sillabati étourdissants. (Ah bravo Figaro bravo bravissimo) que l’orchestre emporte à une vitesse endiablée. Aujourd’hui indispensable dans toute grande distribution rossinienne, Alaimo arrive à maturité, il est devenu un des plus grands chanteurs italiens.

Nicola Alaimo (Figaro), Arturo Brachetti, Edgardo Rocha (Almaviva) et Cecilia Bartoli (Rosina à sa fenêtre, selon la tradition): "Ecco ridente in cielo"

Je nourrissais plus de doutes sur Edgardo Rocha. Sa voix ne m’a jamais séduit, et j’ai toujours pensé les personnages interprétés assez pâles. Mais Juan Diego Florez ne peut se démultiplier…
Il faut reconnaître que la mise en scène lui donne plus de relief que d’habitude, avec un véritable engagement et une présence scénique et vocale plus forte. Déjà dans Ecco ridente in cielo son air d’entrée est très assuré et le personnage est très varié (de Zorro à Alonso) avec un physique assez avantageux qui en fait un « gentil » séducteur. Il assume « Cessa di più resistere », redoutable et souvent coupé pour cette raison même, avec les agilités sans trop créer de cadences impossibles, restant « dans les clous » avec prudence, et se sortant de l’ensemble avec élégance, même si la partie finale (Ah il più lieto, il più felice ), la plus acrobatique est partagée avec Bartoli (on le sait, c’est aussi l’air final de Cenerentola, Non più mesta) et chacun faisant assaut de vocalises étourdissantes mettant le public en délire qui obtient le bis.

Cecilia Bartoli (Rosina)

Car Cecilia Bartoli reste l’artiste exceptionnelle que nous connaissons. La voix a perdu un peu de fraîcheur sans doute, mais rien de sa technique ni de son contrôle. Elle est étourdissante dans les colorature, dans les agilités, sur toute l’étendue du spectre, mais c’est aussi un personnage qui remplit la scène, qui sait montrer l’émotion (avec Figaro, duo Dunque io son… tu non m'inganni?) et la malice (dans la scène de la leçon de chant, mais aussi l’autorité (n’oublions pas que c’est une Rosina plus mûre), elle est toujours attentive aux rythmes, aux brusques changements de tempo et elle offre dans Rosina un feu d’artifice difficilement égalable aujourd’hui.
Mais si elle est le centre de gravité évident de la production, elle a su s’entourer, car sans les autres protagonistes, nous n'aurions pas un tel résultat,  simplement exceptionnel. c'est la force et l'intelligence de Bartoli de s'entourer d'artistes incontestés et de grand niveau. Jamais on aura pris Bartoli au piège du "À vaincre sans péril on triomphe sans gloire".
Il fallait ensuite voir le public salzbourgeois, habituellement plus souvent compassé que délirant demander bis et reprises, et toute la partie finale Di sì felice innesto  reprise aux saluts dans une ambiance si exceptionnelle, si joyeuse, si heureuse, que les larmes de bonheur venaient .

Triomphe final
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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