Giuseppe Verdi (1813–1901)
Rigoletto (1851)
Melodramma in tre atti
Livret de Francesco Maria Piave d'après le drame Le Roi s’amuse de Victor Hugo
Création à Venise, Teatro La Fenice, 11 mars 1851

Direction musicale : Daniele Rustioni
Mise en scène et vidéo : Axel Ranisch
Décors et design vidéo additionnel : Falko Herold
Costumes : Alfred Mayerhofer
Lumières : Michael Bauer
Dramaturgie : Rainer Karlitschek
Chorégraphie : Daphné Mauger
Chef de chœur : Benedict Kearns

Le duc de Mantoue : Enea Scala
Rigoletto : Dalibor Jenis
Gilda : Nina Minasyan
Sparafucile : Gianluca Buratto
Maddalena : Agata Schmidt
Marullo : Daniele Terenzi
Matteo Borsa : Grégoire Mour
Comte Ceprano : Dumitru Madarasan
Comte Monterone : Roman Chabaranok
La comtesse Ceprano : Sylvie Malardenti
Giovanna : Karine Motyka
Un page : Marie-Eve Gouin
Huissier de la cour : Paolo Stupenengo
Hugo : Heiko Pinkowski

Orchestre et Chœurs de l'Opéra de Lyon

Lyon, Opéra national de Lyon, vendredi 18 mars 2022, 20h

Nos premières impressions

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Affronter Verdi est toujours risqué, et d’autant plus risqué qu’on s’attaque à la trilogie dite populaire. C’est confirmé par ce Rigoletto en demi-teinte qui ouvre le Festival de l’Opéra de Lyon, en signe de reprise de la normalité post-covid. Cette saison et la saison prochaine proposent pour le Festival des productions déjà prévues par Serge Dorny et qui ont été interrompues brutalement par le confinement (les productions d’Irrelohe et Rigoletto ont été répétées en 2020 plus ou moins jusqu’à la générale). Il faut être reconnaissant à Richard Brunel de permettre à toutes ces productions empêchées de voir le jour sur plusieurs saisons, l’empêchant de mener ses propres projets.
Et comme de juste, on reste alors tributaire de la réussite ou non d’une production.
Rigoletto dont la longue histoire est faite de productions souvent lamentables, souvent sans intérêt, se contentant souvent d’être un cadre discret au chant (voire la production Deflo à la Scala qui a duré au-delà de raisonnable), est soumis à l’intelligence un peu débordante et incontrôlée d’Axel Ranisch.

 

D’Axel Ranisch nous avions vu un Haydn, Orlando Paladino, plutôt réussi et tout en ironie (voir notre compte rendu ci-dessous), appuyé lui aussi sur un récit cinématographique doublant le déroulement de l’œuvre, située dans un cinéma de quartier. Même principe ici, où l’histoire de Rigoletto est doublée d’une histoire parallèle de père (Hugo) angoissé par une fille amoureuse d’un disquaire dans les barres des cités de Berlin (ex-Berlin-Est). Mais Rigoletto n’a pas le statut d’Orlando Paladino

C’est bien là la difficulté de l’exercice. Prend-on toujours au sérieux les livrets de Verdi qu’il faille pour leur rendre une vérité actuelle les tordre comme le linge après la lessive. La question de la paternité traverse la littérature, la question des pères abusifs, bons ou méchants traverse aussi le théâtre et l'opéra : ce Rigoletto qui préserve sa fille des dangers de la ville et de la cour de Mantoue corrompue est-il si loin de pères (ou substituts paternels) que sont Arnolphe ou Bartholo ? Et cette fille soumise qui vit sa jeunesse et le réveil des sens est-elle si loin d’une Agnès ou d’une Rosine ? Mais nous sommes là dans la comédie, ici nous frôlons le film noir.
On oublie toujours que le premier titre prévu pour Rigoletto était « La maledizione » et qu’ainsi la note « do » qui marque la dite malédiction s’entend dès le prélude, première note, dans la malédiction de Monterone, et partout où cette malédiction est évoquée, notamment par Rigoletto qui est complètement obsédé par ce qu’a proféré Monterone. Il est donc essentiel que cette intervention de Monterone soit impressionnante scéniquement et vocalement, parce qu’elle est l’élément central de la ligne dramatique de l’œuvre, centrée autour du personnage du père ravagé d’inquiétude pour sa fille.
Or, et ce n’est pas anecdotique, le rôle a été confié non à un chanteur consommé ou à une voix puissante et marquante, mais à un membre du studio de l’Opéra de Munich, une basse ukrainienne valeureuse, Roman Chabaranok, qui n’a pas le poids requis pour la courte, mais déterminante intervention de Monterone. C’est juste une remarque pour cibler non cet artiste, mais les pièges d’une partition et des distributions composées quelquefois par des professionnels qui ne savent prendre en compte les particularités des partitions verdiennes ni leur profondeur. C’est bien le sort que connaît Verdi souvent hors d’Italie. Il y a des œuvres tellement labourées par le répertoire international qu’on finit par en négliger la spécificité, voire la qualité, voire l’exceptionnalité. Il faut tout de même comprendre ce que fut Rigoletto en 1851, comme un coup de tonnerre dans un ciel serein où à l’instar du second acte des Nozze di Figaro, on abandonnait récitatif et pezzo chiuso belcantistes pour une sorte de mélodie continue avant la lettre, un rythme haletant et soutenu de la tragédie d’un univers noir.

Ce Rigoletto ne répond pas à l’œuvre, partiellement son cast, mais pas sa mise en scène : seul Daniele Rustioni essaie par une lecture acérée de la partition, comme nous le verrons, de sauver une ambiance, mais la mise en scène a tapé à côté de la plaque, tirant vers le burlesque quelquefois, cherchant à actualiser par le cinéma une histoire qui n’en a pas tant besoin, et qui a été depuis des décennies actualisée jusqu’à en vomir : il y a eu Jonathan Miller à l’ENO, mais aussi au MET qui fait de Rigoletto un drame de Little Italy, très bien fait d’ailleurs, où le duc est un petit caïd mafieux qui profite de sa position pour lutiner l’italo-américaine en boutons. Au MET, en 2013, MIchael Mayer a transposé l’intrigue dans le milieu non moins interlope mais plus clinquant de Las Vegas en 1960. Et puis il y a eu Rigoletto au cirque (à Aix), Rigoletto dans sa boite (à Paris), en bref, Rigoletto un peu partout, mais pas toujours là où il fallait qu’il fût.
Un Rigoletto de référence pour moi, scéniquement assez sage mais musicalement exceptionnel constitue celui dirigé par Daniele Gatti à l’opéra de Rome en décembre 2018, parce qu’il replace l’univers musical de Rigoletto dans la noirceur. Rigoletto ce sont les brumes épaisses d’une Mantoue sans cesse menaçante, au bord d'un lac glauque et inhospitalier. Et le Duc est souvent vu comme un jeune écervelé m’as-tu vu, au chant coloré, cadencé à n’en plus finir dans un belcantisme démonstratif qui va à contresens de cette ambiance.

Une fête nocturne qui bat son plein

Rigoletto, ce sont aussi des rythmes et des références souvent étonnantes, qui sont aussi bien scéniques que musicales. Il est clair que la première scène rappelle le Don Giovanni de Mozart, d’abord par l’utilisation de trois orchestres différents, comme dans la fête finale du premier acte (Viva la libertà) et puis dans la scène de la mort au second acte. C'est la référence qui doit nous guider pour comprendre le personnage du duc.
On l’a souligné aussi par ailleurs, la fête initiale de Rigoletto ne bat plus son plein, on est à la fin de la nuit et les invités s’en vont (on le sait par Hugo dans  la didascalie de la première scène de Le Roi s'amuse)(( La fête tire à sa fin ; l’aube blanchit les vitraux.)). Inutile donc d’être brillant et démonstratif quand les gens quittent la fête : « questa quella » est une déclaration libertine, une sorte de confidence à son entourage, pas un credo d’assoiffé de sexe qui entraîne une foule admirative. Et si on assimile à Don Giovanni ce duc libertin, il perd sa vulgarité et du même coup son chant doit gagner en élégance, voire en intériorité.

Massacre de Monterone par la bande du duc

Par ailleurs, cette fin de nuit est interrompue par un silence marqué et l’arrivée de Monterone fait évidemment référence à l’arrivée du Commendatore chez Mozart. Il faut donc une voix de Commendatore pour Monterone : c’est impératif et rejoint ce qu’on disait plus haut du choix du chanteur. Et cette intervention signe la malédiction, qui va ensuite poursuivre Rigoletto. On pense d’ailleurs (dans un autre style et un autre contexte) un peu à la malédiction de Paolo Albiani dans Boccanegra, mais la malédiction de Monterone est celle d’un père dont on a déshonoré la fille et qui a subi l'insulte d'un Rigoletto qui doit par sa violence, donner le change (" Qual vi piglia ora delirio… a tutte l'ore / di tua figlia a reclamar l'onore ? ") une malédiction qui marque le bouffon dans sa chair et dans toutes ses angoisses.  "E tu, serpente, tu che d'un padre ridi al dolore, sii maledetto !".
Nous sommes dans le discours authentique d'un Commendatore. Verdi connaît ses classiques
Voilà le centre de l’affaire, et non pas la simple crainte d’un père d’aujourd’hui pour la vertu de sa fille, c’est une crainte autrement plus transcendante, une crainte de Thanatos plus que d’Eros. La transcendance et non le fait divers et cela donne du poids au personnage de Rigoletto.

Maddalena (Agata Schmldt) Le Duc (Enea Scala)

Ainsi, la mise en scène d’Axel Ranisch n’offre qu’une vision de fait divers tragique, un petit caïd de banlieue qui s’amuse d’un côté, et en haut sur l’écran, un père (Hugo) obsédé par sa fille qui lui échappe. Les deux histoires se croisent parce que le père cinématographique qui erre sur scène en regardant le déroulé de l’opéra, vit par procuration le drame de Rigoletto dont il a chez lui toutes les photos et toutes les versions, et qu’il regarde une fois de plus sur son écran dans la version de l’opéra de Lyon. Enième version de l’opéra dans l’opéra, de la mise en abyme. Rigoletto maudit par Monterone revécu par un quidam dans une barre de cité berlinoise qui s’identifie à cette malédiction à cause d’une fille amoureuse d’un disquaire lubrique. D’où volontés suicidaires, d’où poursuite de la fille dans les rayons du disquaire (une scène à la limite du burlesque) d’où on extrait le disque vinyle d’Irrelohe, joué le lendemain – rires dans la salle- autre histoire de malédiction, avec des revivals de scènes de pères affolés voyant leurs filles mal accompagnées disparaître dans un coin sombre, une cabine, un bureau pour quelques moments de plaisir.
Axel Ranisch est cinéaste et comme dans le Haydn dont il était question plus haut, il a essayé de reproposer deux histoires qui s’entremêlent, de manière moins heureuse parce que simplement, l’œuvre résiste, et qu’elle ne se laisse pas réduire à l’anecdote.

Écran au dessus, théâtre en dessous, Hugo, le père cinéma assis (Heiko Pinkowski), et Gilda Nina Minasyan) face à Rigoletto (Dalibor Jenis): tout est si simple

Alors, sous l’écran, il imagine un monde d’argent facile de cité dortoir (les décors ne sont que barres d'immeubles), avec manèges de machines à sous qui font penser au Las Vegas de Michael Mayer au MET, un déjà vu, des chorégraphies endiablées (de Daphné Mauger) aux saveurs passées et trépassées, dans un décor noir et couleur, noir et criard de Falko Herold (qui réussira mieux le lendemain pour Irrelohe) : au milieu, un petit « maquereau », le duc, costume trois pièce vautré sur un canapé de velours, qui aime la chair fraîche, moins fraîche, payée, gratuite, offerte, violée. Ce duc n’a pas d’âme, pas de sentiment, il est une caricature, comme toute l’ambiance voulue.
Donc deux idées : le film et la trame, mais au-delà ; il n’y a quand même pas grand-chose, ni l’enlèvement de Gilda, ni l’arrivée de Rigoletto hurlant et chantant Cortiggiani, ni la dernière scène ne sont réglées autrement que traditionnellement, et même l’arrivée au tout début de Sparafucile, l’instrument de la malédiction, n’a rien de vraiment intéressant. Pourtant, c’est l’arrivée de l’outil, de celui au départ qui semble passer par là, et qui est en fait l’instrument du destin, comme dans tous les bons drames romantiques. Tout cela est linéaire, avec quelques éléments qui font spectacle (Rigoletto revêtu d’un masque de porc qui laisse sa fille ainsi être enlevée), mais pas forcément sens.
On a ainsi deux spectacles s’entremêlent, l’un assez ordinaire qui est l’opéra proprement dit, sur le plateau, traversé par la figure du père amateur d’opéra vu à l’écran, qui tel un fantôme rencontre son fantasme (où est d’ailleurs le fantôme ?), et puis sur l’écran une histoire tout aussi ordinaire, de personnages assez minables qui prennent le relief d’un film de bas étage dans une ambiance glauque. Mais ce père cinématographique s'appelle Hugo : est-ce le Hugo, notre Hugo auteur du Roi s'amuse, qui fut lui aussi un père détruit par la mort (accidentelle) de sa fille Leopoldine ? On n'ose imaginer que cette histoire ait aussi été ajoutée à l'ensemble… comme si il fallait cela pour donner du sens et enrichir les réseaux de références inutiles.
Cela se croise et se tresse mais cela n’apprend rien sur l’œuvre, et même en dénature l’efficacité dramatique, comme si Axel Ranisch voulait à tout prix son Rigoletto, non, pas à tout prix, mais au simple prix d'un peu de toc.

Dalibor Jenis (Rigoletto), Heiko Pinkowski (Hugo, le père-cinéma), l'huissier au fond (Paolo Stupenengo)

On comprend alors que Serge Dorny qui avait prévu une coproduction avec Munich (car il faut désormais remplacer à Munich la production exténuée d’Arpas Schilling), mais à Munich, une nouvelle production d’une œuvre aussi populaire que Rigoletto doit affronter le répertoire. Ce qui peut se concevoir pour un Festival, voire un théâtre en système stagione où la production ne sera pas reprise ou sinon dans pas mal de temps, ne peut être envisageable pour un système où la production sera reprise, s‘agissant de Rigoletto, quasiment chaque année. Il faut – et c’est tout le délicat équilibre à respecter – à la fois une mise en scène qui soit satisfaisante selon les critères habituels à l’esthétique maison, mais qu’elle puisse être reprise sans lasser par des distributions différentes pendant des années. Et la production Ranisch n’a rien d’une production de répertoire…
Discutable donc, et pas seulement scéniquement.
La distribution n’a pas donné non plus les résultats attendus, certes, l’ensemble du cast n’est pas scandaleux, loin de là, et chacun tient son rôle et le défend avec cran. Rien de (trop) problématique pour les rôles dits de de complément. C’est le cas du Marullo de Daniele Terenzi, l’un des deux italiens de la distribution, du Borsa de Grégoire Mour, habitué (de qualité) de Lyon, du Comte Ceprano de Dumitru Mădărășan qui était au « Jungenensemble » du Theater an der Wien, aux artistes du chœur toujours valeureux Sylvie Malardenti (La Comtesse Ceprano), Karine Motyka (Giovanna), Marie-Eve Gouin (Un page) Paolo Stupenengo (un huissier de cour, dans son costume désopilant et excessif). Signalons aussi Heiko Pinkowski, Hugo, le double-cinéma de Rigoletto qui traverse la trame fantomatiquement, qui est un vrai personnage, très difficile à remplacer.  Nous avons évoqué la question du jeune Roman Charabarok, une basse, certes, mais pas encore le commendatore nécessaire pour Monterone. Une fois encore, Monterone est un profil décisif dans une distribution de Rigoletto.

Gllda (Nina Minasyan), Maddalena (Agata Schmidt) Sparafucile (Gianluca Buratto)

La Maddalena d’Agata Schmidt au timbre sombre manque un peu de ce relief que le personnage exige au troisième acte, ce qui n’est pas le cas de Gianluca Buratto, bien connu, qu’on entend beaucoup dans des œuvres du XVIIIe, mais aussi dans les rôles de basse verdienne, voix puissante, expressive, sonore qui campe un Sparafucile impressionnant.

Nina Minasyan (Gilda) Dalibor Jenis (Rigoletto)

La Gilda de Nina Minasyan a du style et du contrôle sur toute l’étendue du registre, particulièrement sûr à l’aigu. On l’avait découverte à Lyon dans Le Coq d’or où elle avait été une Reine de Chemakha exceptionnelle. Elle est une Gilda de très belle facture vocale, avec des aigus somptueux et un grain très pur. Il lui manque un peu de legato et de sens de la couleur, et un peu de naturel, et donc un peu de vie, un peu de palpitation, un peu d’incarnation De tout un peu parce que cela reste globalement plutôt flatteur. La mise en scène ne lui permet pas vraiment d’entrer dans le personnage, mais on ne perçoit pas non plus au-delà de la fragilité structurelle de Gilda l’intériorité et la respiration. Il reste qu’elle est tout de même au rendez-vous du rôle et que sa Gilda peut-être moins accomplie d’attendu reste quand même un modèle de technique et de précision et qu'elle reçoit un triomphe mérité du public
Dalibor Jenis est imposant, cheveux longs, allure négligée, voix puissante et en même temps timbre chaud et velouté qu’il a toujours gardé depuis son lointain Posa à la Scala avec Gatti. De Rigoletto il a les attitudes, il a les ombres, mais pas vraiment les lumières. Ce qui frappe toujours chez les grands Rigoletto (comme Roberto Frontali, le meilleur à mon avis), ce n’est pas la violence, l’ironie, l’agressivité, les yeux qui roulent à la Nucci, c’est l’énergie du désespoir et la déchirure. Tout dans ses actes doit respirer l’angoisse, le désespoir, la blessure. et l'intériorité, aussi bien le regard sur les courtisans que le personnage qu’il s’est construit dans la première scène, où il doit par force sans cesse donner le change, pour mieux protéger sa fille des trafics divers qu’il a sous les yeux. Tout ce double jeu doit être perçu par le phrasé, par la manière de sculpter le texte, de colorer chaque mot. Et c’est cela qui manque au Rigoletto un peu monolithique de Dalibor Jenis : le texte n’est pas sculpté ni mis en valeur de manière suffisante pour faire valoir les différentes facettes du personnage, et donc insuffisamment coloré. Ce n’est pas une question de puissance vocale, ni même de voix, c’est une question de mise en scène du texte, insuffisante à mon avis.

Dalibor Jenis (Rigoletto) Gilda (Nina Minasyan) Il duca (Enea Scala) Maddalena (Agata Schmidt)

Enea Scala est toujours un ténor aux éminentes qualités, des aigus triomphants, une voix qui affronte des rôles ardus, des faces impossibles des montagnes lyriques comme Leopold de La Juive de Halévy, le Rinaldo rayonnant de l’Armide de Rossini ou l’Arnold de Guillaume Tell.
Mais il est décevant dans le Duc de Mantoue. Certes, le personnage est souvent vu comme un histrion, est-ce une raison pour le chanter de manière histrionique, forcer la voix, lancer et tenir des aigus au-delà du raisonnable comme si on craignait de ne pas être entendu ou remarqué. Il manque beaucoup d’élégance, sans approfondir le personnage, plus libertin que vulgaire baiseur.
Soyons honnêtes, la mise en scène ne l’aide pas à réfléchir au style réel du Duc de Mantoue. Une fois encore, la manière de chanter Verdi aujourd’hui est en cause. Ce duc chante un Verdi entre Ponchielli et Mascagni, dardant les aigus, poussant la voix aux limites, dans une sorte de performance où le style ne fait vraiment pas souci.
Or, la difficulté, c’est vraiment de chanter un Duc subtil, moins grosse bête de sexe et de pouvoir (il est dit que ça va souvent ensemble), qui peut-être aime vraiment Gilda (Ella mi fu rapita !) un personnage qui au-delà de l’apparence, a peut-être une autre réalité. Pourquoi sinon se cacher, aller rendre visite à cette jeune femme sous une fausse identité, comme dans les gentilles comédies rossiniennes (le Lindoro du Barbiere di Siviglia), pourquoi une stratégie de séduction alors qu’il pourrait tout aussi bien la faire enlever et la posséder dans un salon du palais (comme chez Hugo).
On répondra, « Et la visite à Maddalena au troisième acte ? ». Comme si il n’y avait pas chez les êtres les grands sentiments d’un côté et les gâteries de l’autre, comme s’il n’y avait pas chez certains une double postulation. Cette complexité, l’œuvre le permet, mais pas les lectures les plus rapides qu’on en fait. Ce duc composé par Enea Scala manque de profondeur, manque de recul et de distance par rapport au personnage : il y a chez Mozart un Don Giovanni qui affirme liberté et libertinage. Et le duc de Mantoue a quelque chose pour moi de Don Giovanni.
En plus, stylistiquement, le ténor doit être un ténor belcantiste, élégant, pas forcément champion des cadences acrobatiques en représentation, aux aigus même pas écrits par Verdi mais rajoutés par les states de traditions délétères et incontrôlées. Nous n’y sommes pas : Enea Scala a gagné ses galons sur ce répertoire belcantiste qu’il semble (au moins stylistiquement) abandonner quelque peu. Dommage.

Si la distribution ne répond pas toujours aux souhaits, tout en restant, il faut le répéter, de bonne facture globale, les forces du théâtre sont au rendez-vous. Le chœur qui a enfin un chef après quelques années sans responsable – a gardé des qualités qui sont restées vraiment en place. Il s’agit de Benedict Kearns, un britannique au profil parfaitement adapté, au répertoire très large et aux expériences diverses. Et comme toujours le chœur de l’Opéra de Lyon répond avec justesse au défi de Rigoletto, énergie, phrasé, implication scénique.
Évidemment pour maintenir une production aussi foisonnante, encombrée, désordonnée, il fallait une impulsion, un geste, et Daniele Rustioni, à la tête de son orchestre de l’Opéra de Lyon est la garantie du maintien général de la production dans les rails voulus.
Daniele Rustioni va devenir Directeur musical de l’Opéra de Lyon dès septembre 2022 alors qu’il n’en est que le chef principal. La différence est n’est pas si subtile, dans la mesure où officiellement le chef principal n’a pas le pouvoir de recrutement et de choix, ni l'autorité qu’a un directeur musical. Et Daniele Rustioni est à un point de sa carrière lyrique où il faut qu’il assume des charges qui vont aussi être des étapes lui ouvrent l’avenir, lui qui arrive au seuil de la quarantième année.
Il dirige un Rigoletto peut-être moins conceptuel que pragmatique, au sens où disposant de voix telles qu’on les a décrites, il doit d’abord mettre tout cela ensemble pour produire un résultat homogène et satisfaisant. Pour construire un Rigoletto que j’appelle conceptuel, il faudrait disposer de voix plus sûres, et plus « épaisses » et d’une mise en scène moins touffue et encombrante avec un vrai travail anticipé avec le metteur en scène qu'il n'y a pas eu. Et pour cause : c'est un autre chef qui était prévu pour cette production en 2020, et Daniele Rustioni a trouvé en 2022 la mise en scène toute prête et toute ficelée dans la corbeille de la mariée ; c'est un peu comme une reprise et non une création pour lui.
Une mise en scène impose en effet un rythme, impose aussi au chef une lecture – c’est bien là le secret de l’opéra que d’aucuns refusent d’autant plus si on n'a pas été associé à son élaboration. On a connu de gros conflits de tempo entre certains chef et certains metteurs en scène, et la mise en scène envahissante ici place le chef en porte à faux, devant un fait accompli où il doit gérer tous les mouvements et tout le plateau : il faut donc être essentiellement dans le faire, la praxis, et garantir aux chanteurs qu’il a sous la main un confort de chant. Alors, dans la fosse, on reconnaît le style Rustioni dans sa précision, sa netteté, avec ce côté incisif et cette énergie inépuisable dont il fait preuve à chaque opéra entendu à Lyon.
Il reste qu’on se rend compte à la manière dont sonne ce Rigoletto (avec un orchestre dans sa main, sans problème, sans scorie, avec un engagement de tous les instants) que la mise en scène ne laisse pas vraiment le temps de s’attarder sur certaines couleurs de la musique de Verdi, comme si le chef se sentait un peu piégé par le déroulé sur le plateau et même si en l’occurrence on y retrouve les qualités de clarté, et de dynamique, mais moins cette couleur sombre qui pour moi pèse terriblement sur cette œuvre ressassée et pourtant qui sait se révéler complètement si les conditions sont réunies.

A signaler aux éventuels spectateurs de ce Rigoletto que s’ils ont la chance d’entendre régulièrement Daniele Rustioni qui est l’un des grands chefs d’avenir, ils pourront aussi les 1er, 5 et 7 avril entendre en fosse Francesco Lanzillotta, qui est aussi un des chefs très intéressants à suivre dans la péninsule. Ils en ont de la chance, les lyonnais, d’accueillir en leur opéra la fleur de la jeune génération des chefs italiens.

Nina Minasyan (Gilda) Dalibor Jenis (Rigoletto) et l'autre Gilda, la fille-cinéma, même et autre
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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