Der Freischütz de Weber est une œuvre difficile à monter. L'œuvre tient de la vignette romantique et du conte naïf bâti sur un argument dont le folklorisme semble puiser ses racines dans un germanisme quasi-primitif aux yeux d'un public français. Assez rare sous nos latitudes, ce Singspiel s'accommode mal des tentatives d'appropriations de la scénographie contemporaine, prise au piège d'un livret amidonné par une langue peu maniable et un sujet alambiqué. Que peut exprimer à un public moderne cette histoire de concours de tir où les chasseurs usent du sortilège des balles franches pour conquérir le cœur de la bien-aimée ? Ce conte populaire germanique s'inspire d'un recueil de nouvelles fantastiques publié en 1811 sous le titre Das Gespensterbuch (Fantasmagoriana dans la version française), qui inspira le Frankenstein de Mary Shelley et The Vampyre de John Polidori ((Cf. https://wanderer.legalsphere.ch/2016/11/un-vampire-en-pieces-detachees/)) . Le doux romantisme des forêts de Bohême mâtiné d'une candeur catholique, tisse un lien involontaire avec le jeune Wagner inspiré par les Minnesänger de la Wartburg. Chez Weber comme chez Wagner, il y a l'irruption du péché, cette tromperie blasphématoire qui empêche le mariage. Dieu parle par la bouche d'un pape ou d'un ermite pour contraindre le prétendant à faire antichambre et expier sa faute.
On ne saurait reprocher à Jossi Wieler et Sergio Morabito de donner dans un Regietheater assez rustique et bon enfant, mais la tentative reste au milieu du gué – entre des références au forceps qui pourront sembler désormais assez datées et une distanciation somme toute gentillette. Nous sommes plongés au cœur d'une forêt signée Nina von Mechow et agrémentée par les toiles peintes d’Alekos Hofstetter avec des couleurs acides et pop-art. En fond, la bâtisse qui surplombe le paysage rappelle la villa que Frank Lloyd Wright a construite dans la forêt de Pennsylvanie ou bien la demeure où Cary Grant et Eva Marie Saint sont retenus prisonniers dans North by Northwest d'Alfred Hitchcock. Plus bas dans la clairière, les habitations et des cabanes forestières au milieu desquelles s'ébroue une joyeuse troupe de paysans en treillis bigarrés. De toute évidence, nous ne sommes pas ici dans une véritable partie de chasse : la distanciation brechtienne use ici de la référence à la pratique du paint-ball, sorte de divertissement pour urbains désœuvrés qui jouent à la guerre dans les bois avec de fausses armes de guerre propulsant des boules de peinture. De grandes cibles encombrent la scène, silhouettes découpées dans des cartons noirs, avec un marquage des points qui s'inspire des hitbox des jeux vidéos.
Deux équipes s'affrontent dans la scène d'ouverture, en treillis jaunes et rouges, tandis que gigotent des esprits de la forêt, entre apparitions fantomatiques et figures chamaniques. Dans la scène du concours, on verra danser des jeunes filles avec un numéro brodé sur leurs robes, comme de véritables cibles mouvantes sur lesquelles tirent un chœur de chasseurs – dragueurs. Le smoking noir est de rigueur, on joue à tirer sur sa promise avec l'index en guise de pistolet. Toute cette agitation intéresse peu Agathe et Ännchen qui passent leur temps sur des tablettes numériques pour tromper leur ennui d'adolescentes. La scène de la Gorge-aux-Loups invite à se projeter dans une actualité soudain plus prégnante et plus sombre. L'esprit maléfique de Samiel, le chasseur noir, plane sur l'assemblée sous la forme d'un drone-tueur, arme de destruction moderne employée par l'armée américaine au Moyen-Orient. Les images d'archives accompagnent l'action, montrant des images de massacre de civils filmées en caméra infra-rouge. Cette allusion au slogan Death from Above du 21e siècle confond Coppola et l'univers des jeux vidéos, comme en témoigne le Kilian déjanté qui rappelle le rôle du surfeur Lance B. Johnson dans Apocalypse Now. Jossi Wieler et Sergio Morabito renvoient un message à la teneur très claire et très directe : les balles fondues ne sont plus des armes factices, fini de jouer.
Côté cast, on ne s'embarrasse pas de détails, avec un Jussi Myllys qui claironne un Max assez court d'aigus et de projection avec des nuances parfois relatives. Lenneke Ruiten ne démérite pas dans son rôle d'Agathe ; la couleur est dense et contrastée mais les contours manquent de brio, limités par un phrasé corseté. Les motifs de satisfaction seront à rechercher parmi les seconds rôles, à commencer par Josefin Feiler, Ännchen virevoltante et qui occupe le devant de la scène avec des changements de registres parfaitement en place. Le Kaspar sombre et vigoureux de David Steffens s'équilibre remarquablement avec le Kuno à la ligne très dense de Franck van Hove et le pétulant Killian de Jean-Christophe Fillol.
Ashley David Prewett ne force pas son talent dans Ottokar tandis que l'ermite est confié à l'abyssal et noble instrument de Roman Polisadov. Le Chœur de l’Opéra National du Rhin déçoit par de fréquents écarts et décalages qui émaillent une couleur globale par ailleurs de bonne facture. L'Orchestre symphonique de Mulhouse est mené tambour battant par l'énergique Patrick Lange qui ferraille avec les déplacements parfois peu commodes des chanteurs et une couleur globale assez peu charpentée. Petite harmonie et pupitres de cordes marchent sur des œufs pour parvenir à bon port et la soirée se déroule finalement sous de bons auspices, sans heurts notoires mais sans surprise aussi.