Nous avons choisi la parole de Lulu (Acte II) comme titre de ce texte, car la liberté reconquise est l'enjeu de la production de Kirill Serebrennikov.
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Les aventures d’une mise en scène
L’évolution de la distribution montre une fois de plus que lorsqu’il y a une mise en scène, j’entends, une vraie mise en scène, les changements de distribution peuvent changer complètement la couleur de l’ensemble, même si les chanteurs choisis sont de qualité et qu’ils ont chanté leur rôle ailleurs. Les relations de la mise en scène à l’interprétation musicale sont toujours sensibles et particulièrement chez Wagner. C’est un constat fréquent, et nous l’avions évidemment souligné lors du basculement en 2015 d’un chef et d’une distribution à une autre dans le fameux Ring de Castorf à Bayreuth. Ceux qui pensent que scène et fosse vont leur chemin indépendamment l’une de l’autre contredisent Wagner qui n’a cessé de souligner leur « interdépendance », mais aussi à ce que doit être l’opéra en général.
Évidemment, le système stagione permet au metteur en scène d’intervenir éventuellement lors des reprises, notamment en cas d’évolution du cast car c’est un système qui cible la production dans sa singularité. Dans le système de répertoire, les choses sont sensiblement différentes. Quitte à nous répéter, dans le système de répertoire, les répétitions d’une nouvelle production sont longues, aussi précises que possible, avec une documentation qui soigne des traces, de manière que les reprises soient très fidèles à l’original, quelles que soient les distributions. Les reprises doivent se dérouler dans des conditions artistiques aussi équilibrées que possible et aussi proches que possible de l’esprit original, mais sans temps de répétition trop long.
Le système permet périodiquement à quelques années de distance de procéder à des « Wiederaufnahmen », c’est à dire des reprises retravaillées avec intervention éventuelle du metteur en scène et de nouvelles répétitions plus longues La philosophie n’a pas grand-chose à voir avec le système stagione, souvent préféré par les metteurs en scène pour des raisons évidentes de fidélité à leur « œuvre ».
La singularité de ce Parsifal, édition 2022, c’est que la production originelle somptueusement distribuée et préparée avec grande précision n’a été présentée qu’une seule fois, à la TV, en streaming (encore visible sur ArteConcert jusqu’en février prochain) et qu’aucune représentation n’a pu avoir lieu face au public, même si deux semaines après cette première, l’Opéra de Vienne rouvrait au public (en mai 2021). Ainsi ces représentations de décembre sont-elles les premières face au public, qui confrontent une production particulièrement forte à une salle fort curieuse d’un nouveau Parsifal après des années de production Mielitz moyenne et deux années et 12 représentations d’une production Alvis Hermanis qu’il vaut mieux oublier. Pour un opéra comme celui de Vienne, une production de Parsifal est appelée à être reprise chaque année, c’est un pilier indispensable du répertoire de la maison. D’où l’importance de cette reprise qui est en réalité une première.
La production Serebrennikov a donc connu 5 représentations : 1 en streaming avec le cast qui a répété, et 4 en public avec un cast un peu différent dont les deux protagonistes ont moins répété. Il serait évidemment souhaitable de retrouver pour une série de représentations les deux protagonistes originels, que personne n’a entendus sur le vif… Voir cette production dans les conditions normales de la représentation confirme le grand intérêt de la production, avec certaines réserves dues à l’insertion de la distribution dans le processus scénique.
Kirill Serebrennikov a préparé cette production alors qu’il était en résidence surveillée en Russie, et comme d’autres productions, il l’a préparée avec une équipe qui a travaillé en lien avec lui via les outils désormais bien connus que sont zoom et autres applications vidéo.
Et la bonne nouvelle de ce mois de janvier, c’est qu’il a pu gagner l’Allemagne et qu’il travaillera désormais normalement.
L’Univers de Serebrennikov
Il reste que l’univers qu’il nous montre est un univers carcéral d’une grande crudité, plus d’ailleurs par les projections vidéo que par la vision scénique, forcément déjà plus stylisée et moins « réaliste ». La première observation est qu’en salle, la vidéo prend bien plus d’importance. Ces paysages enneigés, ces forêts à perte de vue, cette église en ruines, et tous les paysages des cellules, des douches, des cours de promenade, fixent une image qui sans doute marquera peut-être plus que le décor que Serebrennikov a conçu.
Tout en conseillant fortement le lecteur d’aller voir la vidéo en ligne sur Arte Concert, l’alternance scène/écran y est évidemment bien moins sensible, dans la mesure où pour le spectateur, tout est écran. Mais en salle on ressent encore plus le poids de ces projections (n’oublions pas que Serebrennikov est aussi cinéaste) car leur fonction « didactique » y est soulignée. Les vidéos indiquent un contexte à la fois d’ennui, de misère, de violence exprimée ou rentrée, et des paysages presque momifiés. Au moment de Noël, les neiges sont souvent embellies par les perspectives du « Noël Blanc », où tout paysage enneigé devient enchantement. La programmation de cette production en décembre nous rend au contraire les neiges terriblement angoissantes, désert d’humanité, nature mortifère, presque post-apocalyptique où l’humain n’est qu’une tache noire sur une étendue blanche, et des chemins accidentés, dangereux, qui donnent justement la mesure du temps qui passe et de ce voyage éperdu de Parsifal.
Dans notre texte de l’été dernier, nous avions insisté sur cette image d’un temps en permanence problématique, le temps du passé, le temps du présent, et ce temps retrouvé du troisième acte. La vision de cette production dans les conditions de la représentation nous donne souvent aussi l’angoisse d’un temps « pris dans les glaces », qui n’avance pas, un temps saisi par la congélation, comme l’existence de ces prisonniers qui n’ont plus de but parce qu’ils ne savent plus quand (ou si) ils seront libérés, le temps arrêté en quelque sorte, réduit à la répétition ou à l’immobilisme.
Serebrennikov pose un Parsifal dès le début qui montre la déliquescence. La plupart des visions de l’œuvre de Wagner offrent un premier acte d’un quotidien difficile pour Amfortas, mais les exigences de Titurel pour le maintenir en survie font que la communauté s’installe dans la survivance, encore teintée de vigueur. Serebrennikov offrant déjà un quotidien délétère, amer, violent, il installe le royaume du Graal dans un enfermement définitif et suicidaire qu’on avait rarement perçu de manière si aiguë.
Au-delà des phénomènes de violence, au-delà de la vision peut-être anecdotique d’une Kundry vue comme journaliste cherchant ses modèles dans une humanité blessée et d’une certaine manière cherchant la beauté du diable, c’est l’idée d’un royaume du Graal qui est d’abord enfermement qui frappe.
Parsifal est une pièce d’apprentissage, comme bien des opéras de Wagner, qui ne peut se résoudre que par un savoir. Durch Mitleid wissend (celui qui sait par la compassion), or on ne sait pas par génération spontanée, le savoir s’acquiert, et c’est bien tout le sens de l’œuvre dont la première partie montre l’ignorance et la deuxième le savoir.
On a bien sûr glosé sur l’univers carcéral, sur la volonté de Kirill Serebrennikov de représenter cet univers qu’il connaît et donc on a vu dans sa vision un geste politique visant le système pénitentiaire russe. C’est une explication directe et qui a du sens. Mais elle ne saurait suffire à éclairer le choix de mise en scène. Ce que Serebrennikov pointe, c’est l’isolement du Royaume du Graal et son fonctionnement endogène, complètement abstrait du monde qui amène forcément à la crise.
Le Graal enfermé est un symbole négatif : Serebrennikov n’est pas le seul à le souligner Götz Friedrich dans sa production de Bayreuth en 1982 avait « ouvert » le temple du Graal, représenté par une sorte de catacombe mortifère, et montré que Parsifal offrait le Graal à la population dans sa diversité, et non plus seulement aux chevaliers. Et Tcherniakov plus récemment à Berlin souligne aussi cet étouffement.
La clôture
La question du Graal et de son enfermement est donc un élément fondamental pour comprendre la démarche de Serebrennikov. Car si l’on représente le domaine du Graal souvent par une forêt, un lac et une grande salle, on oublie sans cesse que dans un univers largement féodal, un royaume du Graal et un Royaume de Klingsor se regardent comme deux forteresses ennemies. Le Royaume du Graal, atteint et blessé depuis que la lance lui a été soustraite, se protège. Ce royaume est déjà dans la chute au lever de rideau, enfermé dans ses peurs, sa logique et sa violence interne. Une des visions de ma jeunesse lorsque je découvrais Parsifal était d’imaginer d’une part Amfortas et Gurnemanz, qui sont compagnons et du même âge, veillant à préserver le Graal derrière de hauts murs, protégeant une nature de toute manière limitée parce que sortir du domaine, c’est s’exposer à Klingsor, Klingsor, le chevalier déchu dont Serebrennikov fait un double noir d’Amfortas. Le monde, c’est le risque.
Serebrennikov souligne dans un texte du programme de salle qu’il y a une fraternité entre Amfortas et Klingsor, et du même coup, on peut considérer que donner dans cette reprise à Wolfgang Koch le double rôle d’Amfortas et de Klingsor est une idée juste, et intéressante conforme à l’analyse du metteur en scène.
L’enfermement, l’isolement, la clôture sont des éléments constitutifs de l’histoire. Le domaine du Graal est un grand monastère, sans doute à l’image d’un quelconque Montecassino ou évidemment du Montserrat espagnol, dont une photo éclairera immédiatement le propos. On se reportera au roman au wagnérisme naïf de Pierre Benoît, Montsalvat ((Pierre Benoît, Montsalvat, Paris 1957)) pour constater qu’entre Montsalvat et Montserrat la parenté est grande.
La question de la clôture (le domaine du Graal est une sorte de monastère, comme la plupart des mises en scène le soulignent) qui est un élément de départ de l’histoire de Parsifal. Le domaine du Graal a ses règles (le Cygne…) et ses blessures. Le récit de Gurnemanz nous informe que des chevaliers se sont laissé entraîner à l’extérieur et ont été « capturés » par Klingsor et que le roi Amfortas lui-même a succombé à la tentation alors qu’il voulait s’attaquer au royaume ennemi. Il pèse donc dès le lever de rideau un lourd passif, qui conduit irrémédiablement à la fin si….
Serebrennikov fait glisser la notion de clôture (volontaire quand il s’agit d’un monastère) vers celle d’enfermement, en montrant de manière aiguë la crise permanente que l’emprisonnement provoque. il va donc décliner cette donnée initiale, mais faisant en même temps de la prison une métaphore de la situation du Royaume du Graal, il joue sur le réel et le métaphorique et du même coup fait du domaine du Graal un lieu de souffrance permanente pour tous.
La vie avant Parsifal
Quelle est la condition de la survie des chevaliers dans la légende ? Il s’agit de contempler le Graal, enfermé dans une châsse que l’on ouvre périodiquement d’abord pour permettre la survie de Titurel, ensuite pour permettre aux autres chevaliers leur propre survie par ricochet en quelque sorte.
Dans le récit habituel, aucune question n’est posée sur la vie entre temps. Le premier acte est vu ici comme tranche de vie, d’un quotidien à la limite du supportable. Serebrennikov transforme ces moments en cauchemar kafkaïen de colonie pénitentiaire. Il n’y pas de contresens ni de trahison fondamentale de l’histoire, il exploite jusqu’au bout la logique d’un l’enfermement qui peut devenir cauchemar.
Alors, il réinvente la symbolique de l’œuvre, dans la logique de cette colonie pénitentiaire. Les prisonniers à qui l’on concède un temps d’exercice physique (la lutte), le rôle de Gurnemanz qui devient une sorte de chamane donnant à chacun via les tatouages une sorte de correspondance dans la légende, comme si le tatouage devenait signe de participation symbolique ou religieuse, ainsi y‑t‑il pour le cygne est-il un prisonnier à tatouage de cygne, ou pour un autre un tatouage de la lance. Avec une idée toujours claire ou subliminale de violence, née de la promiscuité, de l’humanité de plus en plus déniée, et de la corruption. Kundry n’est plus seulement la bonne âme qui vient donner au roi un baume, c’est aussi celle qui cherche des modèles parmi les jeunes détenus, qui les alimente en drogue ou en autres produits, en bref, qui maintient un ordre délétère à l’intérieur d’une communauté en déshérence. Elle cherche en plus à soulever Amfortas de sa douleur existentielle. Dans la vision de Serebrennikov, Amfortas est en effet un prisonnier en proie à d’insupportables douleurs créées par les souffrances infligées en prison, mais aussi par les voix intérieures (son père Titurel ) qui lui enjoignent de « dévoiler le Graal », qui provoque chez lui un désir d’autodestruction en s’infligeant des blessures sanglantes ; l’autolésion semble être aussi une pratique partagée : le jeune Parsifal est vu se mettant en bouche des lames de rasoir . Kundry a conservé de l’épisode de séduction d’Amfortas chez Klingsor un amour véritable et elle essaie sincèrement d’alléger ses douleurs. Kundry est donc l’élément commun qui lie aussi Klingsor et Amfortas, car dans la vision de Serebrennikov, Klingsor eut une relation jadis avec Kundry, et c’est dans le cadre de cette relation qu’il l’enjoignit de séduire Amfortas.
Les fantômes du passé
Un des points importants du Parsifal de Wagner est en effet de démêler les fils d’un passé qui reste toujours trouble. Qui est Kundry par rapport à Klingsor, pourquoi ce désir de soigner Amfortas ? Quel rôle actif Gurnemanz a‑t‑il dans cet univers ? Il ne saurait en effet être le Pimen de Boris Godunov, celui qui écrit la chronique des temps anciens. Tout cela n’est jamais clairement dit, et chaque metteur en scène essaie de clarifier des données qui restent souvent en suspens. Serebrennikov raconte son Parsifal, avec son langage et son histoire, qui ne contredit pas la légende wagnérienne, mais qui lui donne un espace nouveau.
La violence symbolique du jeune Parsifal est marquée chez Wagner par la mort du cygne. Une violence non éduquée, provenant d’un état sauvage complètement déculturé. Wagner marque ainsi le début de l’apprentissage du héros, vide de sens au départ et qui va construire peu à peu son savoir.
Serebrennikov propose à la racine du récit le meurtre d’un garçon, d’un codétenu aux tatouages de cygne, qui a jeté un œil « profane » sur le jeune Parsifal, petite frappe enfermée dans cette vaste colonie.
Tout commence donc par le meurtre.
Serebrennikov va ainsi jusqu’au bout de la légende de fondation et de ses significations. Comme Romulus et Remus, comme Abel et Caïn, tout commence par le meurtre du frère, que ce soit le frère de sang ou le frère de destin comme dans ce cas, mais tout commence aussi par une sorte de défense de la chasteté : jeter un regard sur un corps ou un peu plus, cela vaut la mort. Or, la chasteté est comme on sait la loi fondamentale du royaume du Graal que Klingsor a violée en se châtrant, encore un signe d’autodestruction.
Et les récits qui racontent la légende originelle de Parsifal soulignent que le roi a été blessé par Klingsor aux parties intimes, même si dans le récit wagnérien la blessure est celle que la lance infligea au Christ. La question des blessures et du sang fait partie de l’histoire de Parsifal et aussi bien Schlingensief que Laufenberg à Bayreuth insistèrent sur le sang qui coule.
On ne peut donc que constater que Serebrennikov n’entre pas en contradiction avec les réflexions sur l’œuvre proposées antérieurement notamment à Bayreuth.
L’idée du temps et du souvenir, du temps perdu et retrouvé
Nous avons déjà longuement expliqué le procédé de Serebrennikov, qui consiste à mettre en scène le retour de Parsifal au Royaume du Graal après de longues années d’errance où il revoit son parcours et son aventure pendant les deux premiers actes, et qui vit « en direct » son retour, vieilli, au troisième.
Ainsi Parsifal est-il double, pendant le premier et de deuxième acte, le Parsifal initial encore à l’état sauvage (l’acteur Nikolay Sidorenko) et le Parsifal muri qui revient « sachant » en reconsidérant son histoire. Le jeu du double permet de jouer à la fois sur le souvenir, sur une voix plus mûre que celle d’un adolescent, et en même temps de rendre à l’histoire à la fois sa violence réelle (Parsifal est un violent qui finit par se dompter) et l’idée même du temps qui passe et de la maturation. Le Parsifal qui chante dès le début est un être qui a acquis l’expérience, et qui vit la réminiscence et qui désire aussi « changer » le passé, en essayant d’intervenir pour faire éviter les erreurs, sans succès évidemment. L’exercice est scéniquement difficile et demande même une manière particulière de chanter le rôle : les paroles de Parsifal dans ce cas ne sont pas « en direct », mais des paroles de réminiscence, comme émergées d’un souvenir, des paroles qu’on revit comme une Madeleine de Proust, mais qu’en même temps on a aussi digérées. Cela demande un vrai travail sur la couleur, l’expression, le phrasé et une réflexion aiguë sur le rôle..
Autant Nikolay Sidorenko a le physique d’un adolescent attardé (menu, corps glabre) mais en même temps un regard glacé, de celui qui ne comprend aucun enjeu, qui n’a aucune idée du bien et du mal, autant le Parsifal qui chante doit exister autrement pour faire fonctionner le projet. Exister, c’est à dire attirer le regard du public, travailler à des gestes signifiants, mais qui ne soient pas trop envahissants pour ne pas rompre avec l’idée de celui qui parcourt sa vie. Ce Parsifal vieilli doit être une présence permanente dans le chant tout en étant absence et regard. Et c’est bien là que la représentation viennoise, au-delà du chant, n’a pas vraiment fonctionné. Brandon Jovanovich, qui reprenait le rôle de Parsifal, n’a pas réussi à imposer un visage, une expression, une présence. Jovanovich était scéniquement absent, un peu comme s’il remplaçait dans un coin un chanteur malade sans jamais affirmer quelque chose sur scène. Il n’a pas vraiment su imposer le personnage, sinon au troisième acte parce qu’il était là en direct sur scène.
Le domaine de Klingsor
La question de la violence de l’enfermement et d’un royaume du Graal qui s’autodétruit parce qu’aucun des prisonniers ne semble apte à survivre à l’épreuve, est compensée par la vision étonnante du domaine de Klingsor qui s’appelle Schloß. Le premier sens est Château. Mais plus intéressant le deuxième sens « verrou », autre symbole d’enfermement, car la racine de Schloß est celle même du verbe schliessen fermer, comme nous l’avions déjà signalé dans notre analyse précédente du spectacle… Nous sommes donc dans un autre univers d’enfermement, au décor moins profond, aux fenêtres très vite fermées, un univers presque totalement féminin là où le premier acte était presque uniquement masculin, avec l’inversion des rôles de prédateur sexuel où le jeune Parsifal devient objet consentant des convoitises féminines. C’est bien le moment où le Parsifal mûr va essayer d’intervenir parce que c’est le moment clé où l’apprentissage va devenir savoir.
Nous avions souligné dans notre texte initial du printemps dernier l’absence de rapport de soumission de Kundry à Klingsor, qui lorsque Klingsor ordonnait, continuait imperturbablement à tapoter sur son ordinateur, lançant des regards orgueilleux et méprisants au magicien devenu directeur d’une agence de modèles mais aussi ex-compagnon de Kundry. Regard de vieux couple que Kundry ne craint plus…
Serebrennikov choisit l’univers de la mode comme antithèse absolue de l’univers carcéral du premier acte, mais c’est un autre univers carcéral qui est ici dessiné, un autre enfermement, un autre ordre du monde tout aussi totalitaire. Kundry y est « soumise », mais joue sans cesse sa propre carte, comme elle semblait le faire au premier acte. Soumise et insoumise à la fois. En quête de modèles au premier acte, mais aidant les prisonniers et surtout Amfortas. Au deuxième acte, elle tisse sa toile auprès du jeune Parsifal, parce qu’elle sait que de lui viendra le salut, qu’elle veut prendre tout entier pour elle-même : il y a là un Parsifal christique, d’où les jeux sur la croix lumineuse et la crucifixion avec le jeune Parsifal amusé et flatté.
Serebrennikov dans cet acte fait de Kundry l’actrice de son destin, celle qui va faire basculer les choses. N’oublions pas que Wagner au troisième acte l’identifie à Marie-Madeleine, la femme adultère repentie qui décide se vouer au service (dienen – servir- est le seul mot qu’elle prononce au troisième acte) du Christ, et dans le cas d’espèce, de ce Parsifal qui revient au royaume du Graal investi de sa mission, après lui avoir déclaré à la fin du deuxième « Tu sais où tu peux me retrouver »(Du weißt, wo du mich wiederfinden kannst).
Mais c’est Kundry qui tire sur Klingsor et qui ainsi casse toute relation et toute magie. Elle sert déjà Parsifal en ce final de deuxième acte, tout en ouvrant le chemin au jeune homme.
C’est au troisième acte que se retrouve une des clefs du travail de Serebrennikov, née des deux dernières paroles de Parsifal :
Nicht soll der mehr verschlossen sein ;
enthüllet den Gral, öffnet den Schrein !
Que jamais plus on ne le tienne renfermé ;
Découvrez le Graal, ouvrez la châsse !
Toute la vision de Serebrennikov aboutit à ces deux vers. Verschlossen (renfermé) opposé à enthüllet. En allemand la particule ent indique l’éloignement, la séparation, tandis que la particule ver à la fois la mutation ou le total achèvement. Elles peuvent indiquer deux mouvements opposés, une ouverture et une clôture.
« Ouvrir la châsse », c’est donc métaphoriquement ouvrir le domaine du Graal, libérer les êtres. On l’a vu, Serebrennikov n’est pas le seul metteur en scène, très loin de là, à donner à l’arrivée de Parsifal un sens libératoire.
Mais Serebrennikov raconte sa lecture de Parsifal en faisant du Royaume du Graal au troisième acte un lieu qui lui aussi a évolué. Il n’y a plus de colonie pénitentiaire, mais la communauté est pour l’essentiel restée à occuper les locaux. Nouveauté : les femmes ont pu y pénétrer et font des petits travaux sans doute pour faire survivre l’ensemble, d’où la fabrication d’objet pieux. Toute la communauté a vieilli, – il n’est d’ailleurs pas interdit de penser que ces femmes sont une survivance des filles fleurs du deuxième acte, puisqu’elles déposent devant Parsifal des fleurs, comme en une cérémonie religieuse.
Mais Amfortas est toujours en proie à ses cauchemars de culpabilité.
Toute la symbolique de ce dernier acte c’est l’ouverture des portes, celles des cellules, et la porte centrale qui ouvre sur la nature que l’Enchantement du Vendredi Saint vient de célébrer et la dernière image est celle du groupe qui s’en va, avec Kundry ayant retrouvé Amfortas, et son amour partant bras dessus-bras dessous, Gurnemanz partant seul du côté opposé au groupe, et Parsifal seul dans ce royaume qu’il vient de libérer. Le collectif se fractionne, se diffracte entre autant de destins individuels comme si le collectif avait atteint ses limites. Serebrennikov nous indique la voie actuelle des sociétés.
La réalisation musicale
Comme on l’a précisé plus haut, la réalisation musicale est largement à la hauteur de l’enjeu si l’on considère l’exécution globale, et la qualité individuelle des intervenants. Les choses sont moins claires quant à l’adéquation des deux protagonistes à la vision de Serebrennikov.
Le chœur de la Wiener Staatsoper préparé par Thomas Lang est évidemment au rendez-vous, avec sa puissance et son relief, et sa diction impeccable qui fait parfaitement justice au texte. De plus, la mise en scène relativement statique pour les interventions chorales place les ensembles face au chef, ce qui facilite évidemment les choses.
Les Filles-fleurs sont particulièrement en valeur, avec un bel engagement, et surtout, ce qui n’est pas toujours le cas, un équilibre très soigné des différentes couleurs vocales, et une très belle homogénéité d’ensemble. Ileana Tonca, Anna Nekhames, Aurora Marthens, Slávka Zamečníková, Ioanna Kędzior et Isabel Signoret pour l’essentiel membres du Studio forme un groupe de qualité éminente.
Mêmes remarques pour les « Gralsritter », les chevaliers du Graal, Carlos Osuna et Erik Van Heyningen, ainsi que les « Knappe », Isabel Signoret, Stephanie Maitland, Daniel Jenz et Angelo Pollak. Il faut toujours insister sur la qualité de l’ensemble des rôles de complément, car c’est souvent la marque d’un grand théâtre. On constate trop souvent encore un soin particulier appliqué au choix des protagonistes et une relative négligence en ce qui concerne les autres rôles. Ce n’est pas le cas ici, on est frappé par la qualité d’ensemble et on doit encore insister sur l’homogénéité vocale de l’ensemble, qui forme un contexte de plateau particulièrement flatteur.
Nikolay Sidorenko est acteur et incarne Parsifal jeune, un rôle muet qu’on voit tout de même pendant plus de la moitié de la représentation occuper la scène, il frappe par la présence scénique, le regard à la fois dur et vide au départ, perdu avec une violence qui ne demande qu’à exploser, objet du regard de Kundry et des filles fleurs, mais aussi du regard pesant de son double plus mûr, qui contemple le « fol », celui qui ne sait pas : il tourne à vide puis commence un peu à compatir sans trop comprendre quand il voit Amfortas en crise. Belle performance qui donne une certaine profondeur au personnage.
Dans cette mise en scène Titurel n’est qu’une voix, pour Amfortas une voix intérieure et il n’apparaît donc pas, contrairement à la plupart des mises en scène récentes. C’est un des piliers de la troupe de Vienne, Wolfgang Bankl qui l’interprète avec la force voulue.
Wolfgang Koch est à la fois Amfortas et Klingsor. Nous l’avons vu, c’est un choix conforme à l’idée de Serebrennikov qui voit une sorte de fraternité entre les deux personnages. Aussi bien Koch était Klingsor au printemps dernier, en vidéo, et il a interprété ailleurs Amfortas, notamment dans la production Tcherniakov à Berlin. Il succède ici à Ludovic Tézier dans le rôle, et nous nous trouvons comme d’habitude devant une interprétation de très haut vol. Avec le choix de proposer le même chanteur dans les deux rôles de la victime et du bourreau, il est intéressant de suivre la manière dont Koch s’empare à chaque fois des mots, pour les sculpter, les ciseler, et donner la juste couleur à chaque discours. En Amfortas, il est déchirant, à la fois détruit, ravagé de l’intérieur, dévoré de culpabilité, chaque mot est pesé, avec un phrasé impeccable et une projection exemplaire, la voix est puissante sur tout le registre. Il n’est pas un Amfortas « poète » qui ferait de ses deux monologues un Lied, un peu comme le faisait naguère Peter Mattei à New York avec Daniele Gatti. Il est toute vibration interne, rage rentrée, puis explosive, et surtout insondable désespoir. Prodigieuse interprétation.
En Klingsor, on retrouve évidemment les mêmes qualités, mais le personnage voulu par Serenrennikov n’a plus rien du magicien caricatural qu’on voit quelquefois ou du pédophile perturbé comme chez Tcherniakov. Ici, Klingsor à la fois celui qui exige obéissance de Kundry, mais en même temps il est là aussi rage réprimée devant les railleries de la femme sur sa castration (et sa vertu forcée).
Serebrennikov fait de la relation Kundry/Klingsor celle d’ex-amants, ce qui pourrait être contradictoire avec l’état de Klingsor. Nous ne rentrerons pas dans les arcanes de la relation physique à Kundry, là-dessus l’imagination est au pouvoir et une littérature abondante existe sur la sexualité des eunuques. Ce qui intéresse ici, c’est que ce Klingsor affiche une certaine normalité, même si c’est un patron exigeant avec ses subordonnées… L’intérêt du personnage ici c’est la manière dont se développe la scène avec Kundry, l’indifférence de l’une devant les vociférations de l’autre et le discours de Klingsor qui semble tomber à plat. Et Koch, avec son génie de la couleur, réussit à donner à son discours cette autorité vidée d’effet, qui rend Kundry pleinement responsable de ce qu’elle va conduire avec le jeune Parsifal qui arrive.
D’une certaine manière, c’est elle qui assume la mise en scène, dont l’appel au souvenir de la mère (avec les trois silhouettes maternelles que nous avons évoquées dans notre compte rendu de vidéo), devient par la vertu de Serebrennikov une sorte de vision intérieure de Parsifal suggérée par Kundry, une Kundry qui paradoxalement n’a rien d’une figure maternelle.
Anja Kampe est Kundry et nous l’avons suffisamment entendue dans ce rôle où elle excelle pour souligner que vocalement, elle ne déçoit pas : elle a les expressions du rôle, sur tout le spectre, dans les aigus triomphants comme les graves, et aussi dans certaines expressions rauques un peu sauvages. Elle est une grande Kundry de tradition avec une belle présence, comme toujours.
Mais dans ce contexte scénique, il lui manque l’incarnation du personnage voulu par la mise en scène, les gestes sont plus brutaux, les regards moins lourds, l’expression moins ironique : elle n’a pas scéniquement l’élégance de la photographe de mode qu’Elina Garança semblait d’emblée avoir fait sienne.
Elle est plus directe, carrée, sans ce vernis fashion et le point qui pèche c’est justement qu’elle chante une Kundry habituelle dans des habits d’un personnage qui ne l’est pas du tout dans cette mise en scène. Son deuxième acte est donc un peu décevant, non par la voix, mais par l’incarnation.
Au troisième acte en revanche, elle se glisse bien plus naturellement dans le profil de femme vieillie et désireuse de « service », voulu par la mise en scène : certes, elle n’y chante pas, mais le profil du personnage reste très présent et garde tout son poids, notamment auprès de Parsifal d’abord puis surtout auprès d’Amfortas à la fin.
Georg Zeppenfeld retrouve le rôle de Gurnemanz (qui dans cette reprise devait être tenu par René Pape) avec ses éminentes qualités de diseur. Lui aussi sait merveilleusement valoriser un texte, lui donner la couleur voulue et surtout l’humanité, dans ce rôle un peu ambigu qu’il remplit dans la communauté, notamment au premier acte. Son Gurnemanz reste un modèle, avec ce timbre lumineux, qui en fait un personnage plus jeune et plus alerte que certains autres Gurnemanz. Dans le rendu ce soir, il affichait une légère fatigue dans les passages et les montées à l’aigu, il n’était pas au mieux de sa forme, mais la performance reste tellement exceptionnelle que tout lui sera pardonné.
Brandon Jovanovich était Parsifal et c’est hélas une déception. Le timbre est toujours velouté, assez lumineux, mais le chant dans sa globalité reste indifférent et assez extérieur à ce qui se passe. Nous avons souligné combien dans cette mise en scène le personnage devait exister malgré la difficulté de chanter toujours un peu en marge de la scène. Ici, il n’existe pas. Il n’y a pas d’engagement, le chant est délivré, correct, mais sans expressivité et surtout sans participation à l’action. Sans doute n’a‑t‑il pas adhéré au projet qu’il a découvert ou n’a‑t‑il pas vraiment travaillé les aspects scéniques qui lui sont demandés. Le troisième acte où il est plus actif est un peu différent par un engagement un peu plus net, parce qu’il y retrouve des marques connues, mais il reste globalement comme extérieur à l’action, peu concerné, et un peu fade.
Comme toujours dans ces rendez-vous importants avec l’œuvre wagnérienne, l’orchestre se montre à la hauteur de sa (très grande) réputation, avec des cuivres impeccables, des bois à faire pâlir et des cordes somptueuses et charnues. On sait que Philippe Jordan aime cette partition qu’il a aussi dirigée à Paris et le résultat force le respect. Toutefois, j’ai trouvé que l’engagement du chef était plus évident dans le Don Giovanni la veille, vraiment très réussi à tous égards, que dans ce Parsifal où, malgré la netteté de l’approche, la limpidité du son, on n’arrive pas toujours à ressentir la profondeur du propos, voire une certaine sensibilité. C’est très propre, très maîtrisé, sans aucun défaut technique, mais il manque quelque chose à l’ensemble, qu’on appelle communément l’émotion, que j’avais un peu plus ressentie à l’audition vidéo. Mais c’est l’épreuve de la salle qui doit faire autorité. Il est possible aussi que les variations de distribution aient un peu cassé l’équilibre miraculeux de la représentation du printemps dernier.
Au total, on ne peut qu’être ravi de découvrir en salle une production qui avait fortement impressionné lors de sa présentation en vidéo, même si la première représentation a apparemment connu des contestations.
L’ensemble garde sa force, son originalité et sa justesse. Il y a un esprit qui souffle dans ce travail, une profondeur, un regard mélancolique sur les solitudes humaines qu’on sent encore plus dans ce jeu permanent entre écran et scène, ces paysages figés par la neige, cette église abandonnée et en même temps une sorte de religiosité individuelle qui court, comme si l’on se réfugiait dans un Dieu non plus collectif, mais qu’on se réserve pour soi, avec ses petits objets personnels, tels que les femmes en fabriquent au troisième acte. L’idée finale de liberté est évidemment positive et optimiste – pas forcément prophétique d’ailleurs – mais c’est une liberté individuelle, où lorsque les portes sont ouvertes, chacun va son chemin et peut-être sa solitude.
Une fois encore, l’œuvre résiste à une lecture radicale que certains ont estimée sacrilège, mais qui reste profondément humaine, même si sans concession et musicalement particulièrement solide. On retournera la voir.
Pour ceux qui désirent voir ou revoir la production, sa version princeps (avec Kaufmann et Garança) est encore en ligne sur Arte Concert jusqu’au 7 février 2022.
https://www.arte.tv/fr/videos/102878–000‑A/parsifal/