La compositrice israélienne Sivan Eldar présente Like Flesh, un projet né d'une collaboration avec la britannique Cordelia Lynn présenté en première mondiale à l'Opéra de Lille. Après une résidence à l'IRCAM, elle est partie aux Etats-Unis pour poursuivre son cursus, sans négliger pour autant les questions d'actualité liées aux luttes sociales et la question politique. Son langage convoque la vocalisation par rapport à un contexte bien précis qui renvoie à la question du théâtre et à la mise en scène. Attirée par la question du rapport à l'électronique, elle a fait ses premières armes avec une pièce d'après Rilke, The White Princess pour deux voix, percussions et électronique, donnée en création en 2016 dans le cadre de l’Académie du Festival d’Aix-en-Provence. Cette partition était déjà réalisée en collaboration avec Cordelia Lynn, qui travaillait à Aix avec la scénographe Katie Mitchel autour de Miranda, d'après la Tempête de Shakespeare.
La mise en scène de Like Flesh est signée par Silvia Costa, dont le parcours a croisé celui de Romeo Castellucci et déjà quelques productions, dont un controversé "Combattimento, la théorie du cygne noir", donné à Aix l'été dernier et Intérieur, d'après la pièce de Maurice Maeterlinck au Théâtre du Châtelet. Cet opéra de Sivan Edar évoque, avec des moyens et des atmosphères très différents, l'imaginaire composite du "semi opéra" Miranda, d'après Purcell. Là où Katie Mitchel instaurait un trouble et un déplacement autour du principe de réalité et fiction, Silvia Costa se concentre sur l'élément visuel en lui-même, avec une omniprésence du matériel vidéo signé Francesco D’Abbraccio.
Le livret de Like flesh est librement inspiré de l'épisode de la transformation de Daphné dans les Métamorphoses d’Ovide, lorsque la nymphe se change en tilleul pour échapper aux empressements amoureux d'Apollon. Cordelia Lynn délaisse la littéralité du mythe pour l'amalgamer à une histoire entre banalité et fantastique. Tout commence comme une fable pour enfants : un couple de forestiers vit au milieu des bois – lui, austère et brutal, elle, sans désir et délaissée. Une jeune étudiante sortie de nulle part fait irruption dans ce foyer isolé. À son contact, la femme est traversée d'une violente attirance pour elle, au point qu'elles finissent par s'enlacer et fusionnent en un seul et même être végétal. Cet arbre devient la métaphore vivante du lien d'amour, la nature apparaissant alors sous un jour très poétique et sensuel comme un écrin de sentiments, plus humain que les humains. En passant de l'hostilité à l'amour, le monde végétal accueille l'élément féminin comme principe de vie – rejetant la violence patriarcale du forestier que le livret désigne comme l'exploiteur et le destructeur.
Cette thématique est au croisement des questions actuelles sur les relations hommes-femmes, la question du genre et le bouleversement climatique. Il faudrait sans doute tenter de se dégager d'une approche trop premier degré pour voir en Like Flesh autre chose qu'un objet culturel politiquement très correct. La poésie du mythe originel peut alors servir de guide de lecture pour examiner de l'intérieur le bouleversement que provoque l'irruption d'un sentiment amoureux "hors normes" au niveau intime et social. Cette écologie de l'amour traverse un vaste champ de questionnement que relaie très habilement l'appareillage d'images vidéo très complexes pour illustrer la puissance du trouble des émotions et des pensées que Stefan Zweig décrivait dans sa Confusion des sentiments. Le vidéaste Francesco D’Abbraccio utilise des dispositifs électroniques et vidéo qui donnent à la thématique de la métamorphose une dimension tout à fait inédite. Un système de reproduction signé Augustin Muller utilise un ensemble de 64 haut-parleurs placés sous les sièges qui démultiplie la perception de la scène sonore, créant un équivalent aux images projetées au même moment sur le rideau de scène. Commandé et programmé par intelligence artificielle, le décor s'anime avec le flux vocal, tantôt soliste, tantôt choral. Encadré à la manière d'un archaïsant panneau quadrilobé style renaissance, le tableau Apollon et Daphne de Piero del Pollaiolo accueille les spectateurs – image qui, imperceptiblement, se déforme en faisant écho à la future métamorphose des corps et des sentiments.
Cette chair végétale se mue progressivement en une efflorescence de gestes et d'images dont la course éperdue nous mène au plus profond et au plus intime des corps. Les fibres se conjuguent en un mycélium dont la souplesse et la plastique font de l'espace scénique de Like flesh un espace intérieur et secret, qui inscrit la fable au sein de la nature. Volontiers, et parfois trop didactiques, ces successions transforment la scénographie en un continuum qui épuise rapidement la matière littéraire du livret ne résiste pas une forme de lassitude. Peu "opératique" au sens propre, l'œuvre touche à une relative froideur expérimentale avec des personnages réduits à des concepts, saisis dans un horizon scénographique désespérément plat.
L'écriture vocale fait montre d'une belle maîtrise dans les enchaînements entre ensembles et solistes. Sur ce plan, Sivan Eldar possède les ressources nécessaires pour restituer à l'écoute un intérêt que le matériau purement musical ne suffirait pas à nourrir. C'est alors vers le madrigal monteverdien que converge les intérêts et les impressions, cette nature qui meurt et disparaît, mais également cette "reverdie" que la poésie lyrique médiévale célébrait pour fêter l'éternel retour du printemps et le sentiment de gaité qui renaît à cette occasion. Un chœur mobile de six chanteurs entoure et dessine de belle manière les situations et les atmosphères autour de la narration principale, réduite à une trilogie entre vaudeville et spéculatif. À la mezzo Helena Rasker (la Femme et l’Arbre) revient le rôle peut-être le plus intéressant – capable de jouer sur des modulations et une belle projection pour incarner ce personnage qui bascule dans son corps et dans ses émotions. William Dazeley est prisonnier d'un rôle assez limité dramaturgiquement mais dont la couleur vocale laisse percer une belle maîtrise. Juliette Allen offre à son Étudiante une ligne et des aigus qui viennent éclairer fort à propos une scène et une situation assez grise. À la tête d'un Balcon réduit à treize instrumentistes, Maxime Pascal anime un discours à l'esthétique très raffinée, enveloppante et très fluide. Le travail des textures et des densités inscrit l'écriture dans la perspective d'un écrin sonore aux contours savants et parfaitement en phase avec ce drame de l'intime et des sens.