Richard Wagner (1813–1883)
Parsifal (1882)
Ein Bühnenweihfestspiel in drei Akten von Richard Wagner
Créé au Festival de Bayreuth le 26 juillet 1882

Direction musicale : Philippe Jordan 
Mise en scène, décors et costumes : Kirill Serebrennikov
Lumières : Franck Evin
Co-mise en scène : Evgeny Kulagin
Collaboration aux décors : Olga Pavliuk
Collaboration aux costumes : Tatiana Dolmatovskaya
Video & Foto Designer : Aleksei Fokin, Yurii Karih
Réglage des combats : Ran Arthur Braun
Dramaturgie :  Sergio Morabito
Amfortas : Ludovic Tézier
Gurnemanz : Georg Zeppenfeld
Parsifal : Jonas Kaufmann
Klingsor : Wolfgang Koch
Kundry : Elīna Garanča
Der damalige Parsifal :  Nikolay Sidorenko
Chor der Wiener Staatsoper
Chef des choeurs : Thomas Lang
Orchester der Wiener Staatsoper
Nouvelle production du Wiener Staatsoper
Vienne, Staatsoper, 11 avril 2021, Streaming

Cette production de Parsifal est la première vraiment née au Wiener Staatsoper depuis l’installation de la nouvelle équipe dirigée par Bogdan Roščić, les autres nouvelles productions étant plus anciennes, rachetées ailleurs pour rafraîchir le paysage des mises en scènes du répertoire viennois. C’est dire comme elle était attendue, avec une distribution qui a fait rêver toutes les têtes wagnériennes : si Philippe Jordan en fosse et sur le plateau Jonas Kaufmann, Wolfgang Koch et Georg Zeppenfeld sont de vieilles connaissances dans l’œuvre, c’est une prise de rôle pour Elina Garanča et Ludovic Tézier, et c’est un coup de tonnerre. Coup de tonnerre aussi pour une production de Kirill Serebrennikov qui abandonne tout le fatras religieux qui accompagne l’œuvre en montrant que la « Mitleid » peut être aussi signe de compassion toute humaine vers ceux qui souffrent. Une production qui marque un tournant dnas la lecture de l’œuvre. Quelque chose se passerait-il à Vienne ?

 

 

 

Parsifal (Jonas Kaufmann) à droite et son double jeune (Nikolay Sidorenko)

À voir en vidéo jusqu'au 17 Juillet 2021 sur ArteConcert : https://www.arte.tv/fr/videos/102879–000‑A/richard-wagner-parsifal/ 

On connaît la situation de Kirill Serebrennikov, assigné en résidence en Russie, qui met en scène à distance ses spectacles (ce fut le cas également de Cosi fan Tutte à Zürich en 2019 et d’autres productions). Il faut en tenir compte pour entrer dans la logique de ce travail d’une certaine manière autofictionnel. C’est là le premier point.
Le deuxième point important est de comprendre que Serebrennikov voit Montsalvat non comme un objet de salvation (comme son nom l’indiquerait), mais un monde fermé aux autres, coupé de l’extérieur et soumis à des règles strictes. C’est l'impératif du royaume du Graal de se protéger d’un extérieur (Klingsor) menaçant et vidant peu à peu un royaume, qui par la disparition de la lance est en danger de mort… En transposant l’œuvre dans une prison, lieu clos régi par ses propres lois, il en change le contexte, mais ne la trahit pas.
Évidemment, pour Serebrennikov, cette translation a un sens fortement vécu, et on le voit dans les vidéos (l’opéra est magnifiquement filmé) de murs de prisons aux graffitis écrits en russe et de paysages de la Russie enneigée, arrière fond de toute la production. Tout le premier acte est lu sous le prisme de « scènes de la vie en prison », rythmées et ritualisées en sept jours, comme s’il s’agissait des jours de la Création. Attendrait-on de ce marasme un surgissement ? À la septième fois, les murailles tombèrent ((Victor Hugo, Les Châtiments, Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée, Livre Septième)) et Parsifal est chassé …

Un premier acte qui refuse le mystique

Le récit de Gurnemanz est souvent un moment statique que certains spectateurs supportent à grand peine ; chez Serebrennikov, il se passe toujours quelque chose et l’on ne cesse de s’interroger : Kundry a ses entrées en prison pour prendre des photos des prisonniers, des tatouages, du cadre, mais elle en profite aussi pour leur refiler des produits (drogue ?) et repérer les futurs "sélectionnés" de celui pour qui elle travaille. Gurnemanz est quant à lui une figure de go-between entre les gardiens et les prisonniers ; il profite de son statut pour trafiquer avec les gardiens ou les acheter. Serebrennikov montre le monde carcéral comme un univers avec ses arrangements, ses règles, ses accrocs, ses circuits : un monde clos est un univers en miniature, mais aussi quelque part une préfiguration de l’enfer – qui depuis Sartre « est les autres ».

Dans les représentations habituelles de Parsifal, on n’insiste pas toujours sur la nature fermée de Montsalvat motivée par son objet : garder le Graal et ses symboles. Il s’agit de le protéger, et de se protéger en s’enfermant. Une forteresse en somme, un espace entouré de murailles, englobant forêt, lac et temple, un territoire sacré que les grecs appelaient temenos, littéralement espace coupé… (d'où vient le mot temple).
Le monde de Klingsor qui est son opposé devrait être un monde au contraire ouvert, pour attirer et pour piéger : fleur vénéneuse au parfum enivrant et mortel.
Serebrennikov n’est pas le premier à parler de la dialectique clôture/ouverture : en 1982, il y a 39 ans, Götz Friedrich au Festival de Bayreuth voyait le monde du Graal comme un immense tombeau, une catacombe géante et étouffante, et Parsifal à la fin donnait espace, vie et respiration à cet univers qui sinon était condamné à se dévorer lui-même.
Sic transit.
Le monde du Graal est donc une petite société enfermée : surveiller et punir, le rêve d’une certaine part de la société d'aujourd’hui.
Dans ce monde clos il y circule malgré tout la vie,  qui réussit toujours à s’échapper des interstices, et la vie, c’est d’abord le monde des arrangements, puis l’espoir de la libération, et enfin l’espoir de la résolution.
Quand surgit Parsifal, jeune sauvageon, indompté, petite frappe au visage d’ange, surgit en même temps Parsifal vieilli, celui qui revient. Car le temps de Parsifal vieilli est celui du troisième acte, et ce retour est l’occasion de convoquer des souvenirs lointains. Ainsi les deux premiers actes sont-ils des évocations vues sous le prisme du regard de ce Parsifal revenu de tout ce qu’il a retenu et appris de ce temps lointain, très lointain car entre l’acte II et l’acte III, il se passe des dizaines années d'errances comme nous le suggèrent les vidéos. Tout a vieilli et s'est nécrosé.
Tel qu’il est, au pied du podium, Parsifal est un commentateur de son propre passé, et en même temps une conscience supérieure : c’est en tout cas l’anti-chaste fol. Il sait, il a appris, il a les réponses, il a déjà souffert et il souffre encore pour tous ceux qui sont sur la scène… christique.
Serebrennikov adapte l'histoire à un récit possible : le jeune Parsifal ombrageux qu’il était a égorgé un garçon (le cygne) qui le regardait de trop près : et c’est une très belle idée qui garde la métaphore du cygne en l'adaptant et met Parsifal là où il doit être, un indompté qui n’a aucune idée du bien et du mal, qui refuse le rapport d'humanité. Ur-Mensch.
Le parcours serait-il alors l’apprentissage de l’humanité ?

Avant d’être une histoire de religion, Serebrennikov nous raconte une histoire d’humanité. Au premier acte, la religion est certes, présente, mais sous forme de signes religieux ou « pharmakologiques » ((Du grec φάρμακον/pharmakon (au neutre) : le mot a le sens de remède ou de poison)). C’est l’ambiguïté de la signification du mot pharmakos/φαρμακός, qui désigne un personnage ou un animal qui dans les cérémonies religieuses ou les processions était censé porter tous les miasmes de la cité et que la population insultait ou molestait, le bouc émissaire en quelque sorte. Il subissait un mal présent pour que la cité se prémunisse et se ménage un bien futur : il y a quelque chose de pharmakologique dans l’acte de punir.  La société fait du mal à un individu pour se prémunir – même si à la différence du pharmakos grec, les prisonniers sont censés avoir commis un crime ou un délit – mais ce n’est pas toujours le cas, notamment en régime totalitaire.

La religion est aussi présente sous formes de tatouages (faits par Gurnemanz), comme autant de marques ésotériques, apotropaïques plus proches de la superstition que de la religion, citant aussi la légende de Parsifal, ailes de cygne (sur le garçon qui est égorgé par Parsifal), lance etc….
Et puis notamment en vidéo on voit des icônes, les petits objets ou ex-voto dans les espaces de chaque prisonnier. Et Serebrennikov tout en montrant une religion personnelle, un univers de l’intime qui n’interfère pas sur la vie collective, montre clairement qu’il s’agit là de signes de son univers, de la religion orthodoxe, celle où l’icône est en soi non une représentation, mais le divin lui-même (comme les statues des dieux dans l’antiquité grecque). Et donc la scène du Graal n’a pas besoin de charge religieuse, puisque le divin se manifeste sur les tables de nuit des prisonniers : nul besoin de cérémonie collective.
Alors la cérémonie du Graal n’est  plus que continuité de la première partie, de jour en jour, sans la rupture de la Verwandlungsmusik qui transforme bien peu la scène. Les prisonniers chantent en chœur comme pour la promenade, mais on les voit (en vidéo) au réfectoire lorsqu’ils entonnent Zum Letzten Liebesmahl tandis qu’Amfortas chante son air pendant la nuit, comme un cauchemar ou comme un délire qui se répète, traversé par des fragilités psychiques, avec autoscarifications, autolésions, que ses compagnons essaient d’empêcher ou de limiter. Adieu mysticisme.
Pendant cette nuit horrible, Amfortas chante surtout dans une solitude déchirante : le monde dort, et son chant réveille le jeune Parsifal qui essaie de le calmer, première trace de solidarité humaine chez lui, puis Gurnemanz. C’est bien là le souvenir du vieux Parsifal : ce qui n’avait pas de sens à l’époque pour lui, sinon un effort vain pour calmer Amfortas, prend aujourd’hui tout son sens à distance. Apprendre, c’est se souvenir disait Platon
Pendant la nuit, pendant la « cérémonie » les gardiens fouillent les paquets reçus par les prisonniers, mangent un peu de la nourriture qui leur est envoyée, contrôlent le courrier, ouvrent les paquets et ils en extraient une coupe qui est en réalité (et volontairement) un ciboire, un « Graal » montré aux autres comme une curiosité « esthétique », pendant que le soleil va se lever. Même le Graal est désacralisé.
Le travail de Serebrennikov n’oublie rien du livret : tout y est, vidé de toute symbolique spirituelle, de tout irrationnel, et réadapté au monde de la prison où prend sens tout signe de vie, comme un rayon de soleil rédempteur qui marque le début du jour. Le spectateur n'est plus à la messe-théâtre habituelle, plus de Bühnenweihfestspiel (Festival scénique sacré), plus de Mystère.
La démarche en réalité est bien plus subtile : pour le spectateur, ce sont des « scènes de prison ordinaires », mais pour Parsifal qui revient, ces scènes ordinaires sont chargées de sens, vues au second degré, avec la distance de l'histoire et la douleur du souvenir qui va avec.
Ainsi la fin du premier acte est la sortie des prisonniers (promenade, travail forcé) où recommencent leurs bisbilles, leurs bagarres, où l’on revoit Kundry furtivement qui va chanter « la voix d’en haut » (belle trouvaille) et commencer le repérage du jeune Parsifal en le faisant poser pour elle comme pour une photo de mode, mais peut-être aussi la naissance de quelque chose d'autre. Elle est en chasse du modèle qui va alimenter l’acte II. Il n’y avait pas de spirituel dans l’Enfer de la prison, il n’y en aura pas plus dans l’enfer médiatique.
Pour clore ce premier acte étonnant par le respect des détails du livret, et par le systématique « pas de côté » où l’on retrouve la volonté de positionner la production du côté du réalisme, à l’instar de la production de Bayreuth signée Laufenberg (où le sang avait déjà une certaine importance), mais avec une grande crudité/cruauté – ce à quoi les productions de l’œuvre ne nous avaient pas habitués : à l’instar d’Amfortas, les prisonniers se blessent, se cousent les lèvres (on aperçoit de manière fugace l’artiste Piotr Pavlenski), le jeune Parsifal se met en bouche une lame de rasoir, les corps des prisonniers sont comme objets de performance : le sang est partout, comme une blessure qui ne se ferme pas : la blessure d’Amfortas est comme partagée et se donnant à voir en même temps.
Si aujourd’hui les productions wagnériennes abandonnent l’abstraction signifiante post-wielandienne, elles n’abandonnent pas les symboles. C’était déjà vrai pour le Ring chez Chéreau ou Ronconi dans les années 1970, mais pas de Tristan ou de Parsifal, les ouvrages les plus spirituels et abstraits de Wagner, où bien des mises en scène encore récentes privilégiaient une sorte d’abstraction créatrice (voir celle de Heiner Müller à Bayreuth pour Tristan, ou le Parsifal de François Girard à Lyon et New York, laissant les deux œuvres dans un monde au-delà du monde. Nous sommes ici en revanche dans le pire du monde d'aujourd'hui.
La vision d’un Parsifal dédoublé renforce le réalisme dans la représentation du jeune Parsifal comme un ado « sauvageon », mais fait ressentir une autre valence à cette histoire, celle de quelque chose de cyclique, d’une histoire vécue avec son épaisseur chronologique : les personnages, Kundry, Amfortas, Parsifal ont un passé relationnel commun et cette option humanise totalement le récit en lui retirant apparemment ce qu’il pouvait avoir de mystique au profit de l’humain. Le regard croisé entre le jeune Parsifal et le Parsifal mûr est l’un des moments les plus forts : pour l'un le passé est revu avec douleur et tendresse et pour l’autre c’est une vision insoutenable de se regarder au miroir du temps, de la vie, de la souffrance : il a l’âge de l’hic et nunc. Et puis, Kaufmann chaste fol quinquagénaire aurait été aussi un sacré coup de canif au réalisme de cette histoire et ce choix de dédoublement est aussi une réponse à une nécessité de vraisemblance scénique.

Un autre enfer au deuxième acte.

Filles fleurs et Parsifal ‑mûr (Jonas Kaufmann)

Une réalité palpable aussi dans ce début de deuxième acte. Autre monde, autre prison, autres règles. Le monde de Klingsor est la rédaction d’un magazine de mode masculine, à l’affût des modèles : un magazine où ce sont les femmes qui sont à l’affût des hommes. C’est la chasse à l’homme : monde là aussi renversé par rapport à l’habitude. Le monde de Klingsor n’est-il pas dans l’histoire traditionnelle le monde du Graal en négatif ?
Klingsor est le rédacteur en chef d’une revue de mode masculine, à l’affût de jeunes gens à la frontière entre l’adolescence et l’âge adulte, on pense à un monde de prédateurs à la Jeffrey Epstein. Dans ce monde Kundry est la rabatteuse. En prison comme au dehors, pas de rachat.
L’Agence porte le nom « Schloss » Château qui est de la même racine que le verbe fermer. Autre monde de clôture, et d’ailleurs au moment de la scène de séduction on ferme les fenêtres. Dans cet autre monde fermé, les filles fleurs sont des employées – la scène des filles-fleurs mime une ambiance de bureau, de ruche bavarde où le jeune Parsifal n'est qu'une jolie chose.
Tout cela semble anecdotique, une transposition comme il y en a tant dans l’opéra aujourd’hui, mais on découvre bientôt que tout fait sens.

Le rapport de Kundry à Klingsor n’est pas un rapport de soumission : Klingsor semble parler dans le vide, il intime des ordres mais Kundry suit sa propre idée, c’est elle qui semble décidée à attirer Parsifal et c’est elle qui va être le personnage principal de l’acte, brûlante de désir, suppliante, émouvante, ambiguë : superbe Elina Garanča. Au-delà du chant, elle crée un personnage nouveau, une Kundry loin de toute magie, loin de toute séduction « à l’orientale », loin de tout cliché. Elle est femme, qui cherche à régler une histoire personnelle.
C’est justement ce qui apparaît dans cet acte : les personnages règlent des comptes avec le passé et l’histoire du moment se confond, se superpose à une vieille histoire. Parsifal-mûr et Parsifal jeune se croisent, se regardent ; Parsifal mûr entre dans le champ, se substitue au jeune, revit cette histoire dans la douleur : savoir ne résout pas les blessures, ne referme pas « Die Wunde » d’Amfortas.  Tout cela donne à l’ensemble de l’acte une profondeur et une complexité inattendues. Ainsi se superposent des images fantasmatiques et des images « du réel ».

Le Christ rédempteur de Santa Maria della Minerva (Rome) par Michel-Ange

La croix lumineuse n’est pas une croix religieuse, c’est une croix-décor, qui sert aux modèles pour s’exposer, à la manière sculpturale du Christ de Michel Ange de Santa-Maria della Minerva à Rome, ce Christ jeune, nu (il fut pudiquement recouvert quelques années après), exhibant ses muscles saillants. Le jeune Parsifal est poussé sous la croix, pour s’exposer, tel un faux rédempteur.

Jeune Parsifal (Nikolay Sidorenko)

La rédemption est ici mimée, raillée : monde de Klingsor, monde sans valeurs, monde de l’apparence et monde de l’immédiat. Dès que les filles fleurs-employées disparaissent, on change de registre, le jeu devient plus engagé entre Parsifal-mûr et Parsifal-jeune (l’acteur Nikolay Sidorenko, très concentré, avec une forte personnalité scénique). Ce Parsifal-jeune qui vit sa vie, qui vit son désir, et que Parsifal-mûr essaie de détourner, mais laisse ensuite vivre l’histoire qu’il doit vivre. C’est ainsi que l’apparition de la mère, sous une image triple qui apporte vêtements et peigne, puis voile que chacune se met différemment, comme de vieilles babouchkas russes ou vieilles femmes turques, comme si cette histoire éclatait les traditions et les lieux, mais bouleversait les deux Parsifal. Car Parsifal-mûr revit toute son histoire dans la douleur, mais aussi dans le désir et aussi sans doute dans la réminiscence de l’amour réel pour Kundry. Quant à Kundry, elle « travaille pour elle », passant de la séduction à l’imploration, et oubliant Klingsor. Les appels à l’aide à la fin de l’acte sont « vengeance d’une femme » délaissée et abandonnée, qui menace – mais l’existence même de Parsifal-mûr ‑le survivant- montre la vanité de ces menaces, même au bout d’un révolver : quand Kundry pointe le révolver vers Parsifal-mûr (le jeune est écroulé, épuisé et perdu) on a l’impression d’un vieux compte qu’on règle, superbe ambiguïté. Du coup l’intervention de Klingsor sonne faux, sonne vide, presque inutile, et quand Kundry tire sur lui, c’est presque attendu, la femme s’est vengée.

Parsifal (Jonas Kaufmann), Kundry (Elina Garanča)

Ce deuxième acte qui dans l’œuvre est le plus théâtral, celui où « il se passe quelque chose » plus qu’ailleurs, est ici sans doute le plus complexe, où se mélangent mémoire, fantasmes, sentiments, tout se lit à plusieurs degrés. La scène est une projection de la mémoire de Parsifal-mûr, mais en même temps elle est revécue, le Temps retrouvé en quelque sorte.

Parsifal (Jonas Kaufmann), Amfortas (Ludovic Tézier), Acte II

Les apparitions des mères, puis d’Amfortas (comme chez Laufenberg à Bayreuth) qui va rompre le huis-clos et ouvrir les fenêtres (le jeune Parsifal va s’y précipiter pour respirer) tout semble se superposer dans l’âme troublée du Parsifal-mûr, dont le chant est tout au long des deux premiers actes, monologue intérieur. Il y a là une construction en abyme qui donne à cet acte un sens qu’il n’a jamais eu jusque-là : celui du combat de deux âmes en douleur, qui ont été au bord d’un gouffre. Fascinant.


Un troisième acte "vécu"

Le troisième acte est un retour à la concomitance du temps et de l’espace. Ce que le spectateur voit n’est pas un souvenir ou une projection mentale, c’est l’action en train de se faire dans un monde transformé ; c’est un acte « en direct ». Plus de monologue intérieur du Parsifal-mûr qui revient dans cette prison qui a changé puisque des femmes y sont enfermées, dont Kundry, probablement condamnée pour le meurtre de Klingsor et devenue une femme égarée.
C’est l’acte d’une certaine manière le plus conforme à la tradition, puisque Parsifal « mûr » est cette fois-ci le personnage central alors que c’était son double qui l’était dans les deux premiers actes. Le prélude s'ouvre sur l'errance de Parsifal dans une église en ruines, abandonnée, qui pourrait être le temple du Graal. Graal année zéro en quelque sorte, par allusion au début du troisième acte de Warlikowski à Paris.
Les femmes font des « petits » travaux, elles sculptent des crucifix en bois, des objets pieux, et dans toute la première partie de l'acte, Parsifal est au milieu de ces femmes, qui sont comme les filles-fleurs  du deuxième acte un peu fanées, de nouveau autour de lui, non comme des prédatrices, mais implorant et lui apportant justement des fleurs.…

Kundry (Elina Garanča), Parsifal (Jonas Kaufmann)

Au milieu d’elles, Kundry, servante parmi les servantes qui retrouve l’espace d’un regard l’échange amoureux du deuxième acte, tandis que Parsifal pense à ce passé en se revoyant jeune l'embrassant avec passion. Serebrennikov traite ce début de troisième acte comme une sorte de prolongement du deuxième, avec des gestes qui le rappellent vaguement (le lavement des pieds allongé sur une table comme l'était le jeune Parsifal au deuxième) et c’est une très belle idée.
De nouveau une VerwandlungsMusik qui vide la scène de la table de travail de ces femmes, l’espace est libre et Amfortas cette fois n’ouvre pas de cercueil mais porte l’urne de Titurel dont il disperse les cendres, moment terrible d'une violence et d'une crudité plus grande que dans les mises en scène habituelles. Pas de lance, pas de symboles, mais une action toute humaine de libération, où Parsifal apparaît cette fois en chemise blanche, presque rituelle, d’une blancheur de pureté, et tandis que le jeune Parsifal réapparaît et ouvre les portes (Et plus tard un Ange, entrouvrant les portes, dirait Baudelaire): Parsifal libérateur de Kundry et d'Amfortas qui quittent la place bras dessus bras dessous, où Gurnemanz laisse le groupe et part dans une autre direction, une fin à la Don Giovanni où tous les protagonistes et le groupe vont vivre leur vie, laissant Parsifal devant son destin de rédempteur-libérateur qui n’a plus rien à attendre de l'humanité, seul.
Il y a dans le troisième acte quelque chose de plus religieux, mais  toujours aux frontières de la superstition ou d'un religieux débarrassé de spirituel (voir le travail de ces femmes). L’impression qui domine est d’abord celui d’une solidarité humaine, d’une libération humaine : pas de Graal libérateur, mais un Parsifal en action, dans une fin qu'on croirait à la Fidelio, presque Beethovénienne. C’est le triomphe d’une religion de l’humain. Mais la réalité reste douteuse, la libération des individus n'est pas rédemption du collectif. Ite, missa est.
Le travail de Serebrennikov nous l’avons souligné est une autofiction, qui nous est racontée par les écrans, films tournés en Russie, réalité crue des camps de travail, d’un monde d’errance enneigé, comme arrêté, d’un monde uniformément gris d’une vie parallèle  qui dialogue avec la scène, comme un arrière-plan moulé dans la tristesse, alors qu’au deuxième acte les vidéos sont plus évocatoires de l’action qui se déroule,  (comme les gros plans sur ce que tape à l’ordinateur Kundry).
C’est un travail d’une très grande originalité, fascinant par son respect scrupuleux des données du livret, mais qui essaie d’en tirer une image débarrassée de ce côté messianique qui caractérise souvent les lectures de Parsifal, Nous ne sommes pas à la messe, et si la libération finale existe dans d’autres mises en scène (Laufenberg, Götz Friedrich) elle n’est pas collective ici, le groupe s’en va, mais chacun semble partir pour son destin individuel. Il n’y a plus de place pour le collectif aujourd’hui et cette fin est d'abord mélancolique.

 

Une réalisation musicale de très haut niveau

Au service de ce travail le chœur du Wiener Staatsoper (dirigé par Thomas Lang), autant qu’on puisse en juger sans être dans la salle, est somptueux, comme souvent et notamment dans un répertoire qui lui est congénital. Même si on ne peut en juger avec la clarté voulue, l’Orchestre est lui aussi au sommet – pour l’essentiel, il constitue, on le sait, le substrat des Wiener Philharmoniker et cela s’entend. Philippe Jordan fait bien entendre les raffinements de cette phalange mythique, qui est désormais la sienne. On connaît sa précision, mais aussi sa sagesse.  Il accompagne le travail de mise en scène avec grande attention, et grand souci de cohérence. Il faudra évidemment l’entendre en salle.
Du côté du plateau, on peut dire sans crainte que pour cette occasion l’Opéra de Vienne a réuni la distribution la plus convaincante qui soit aujourd’hui. On peut difficilement faire mieux.

 

Wolfgang Koch (Klingsor) et Elina Garanča (Kundry)

On connaît le Klingsor de Wolfgang Koch, mais il n’est jamais autant à l’aise que lorsqu’il est bien dirigé scéniquement, il a une faculté étonnante à rentrer dans le personnage qu’on veut de lui, à donner du poids à ses paroles, à ciseler, à investir texte et théâtre : c’est un Klingsor exceptionnel à tous les niveaux car c'est un Klingsor qui tourne à vide, sans effet et sans magie : le ton est d'une rare justesse, d'autant plus juste qu'il tombe à plat, parce que Kundry existe face à lui : c'est un véritable affrontement de deux personnages dont on sent bien que c'est finalement Kundry qui décide.

Georg Zeppenfeld (Gurnemanz)

Il en est de même pour le Gurnemanz de Georg Zeppenfeld. Tout en reconnaissant les éminentes qualités du chanteur, diction, clarté de l’émission, aptitude à colorer, intelligence du mot,  son Gurnemanz semble dans certaines mises en scène quelquefois un peu jeune, un peu clair. Pas ici, il a exactement la voix du personnage qu’il joue, assez jeune, actif, avec sa voix de basse assez claire, il est simplement extraordinaire parce qu’il entre dans une mise en scène où Gurnemanz n’est pas la statue parlante ou chantante qu’on voit souvent. Il est un personnage vivant, humain, actif, loin du "récitant" à la Pimen ((De Boris Godounov)): il renouvelle la vision. On oublie souvent en effet que Gurnemanz est un compagnon d'Amfortas, plutôt jeune, plus que le vieil ermite qu'on a souvent vu dans certaines mises en scène.

Jonas Kaufmann (Parsifal)

Jonas Kaufmann est aussi un Parsifal qu’on a déjà vu sur d’autres scènes, mais dans cette mise en scène, il est simplement juste. Combien de fois entend-on de cette voix qu’elle est trop sombre pour un rôle de jeune homme : cette fois-ci, il a l’âge du rôle qu’on veut de lui, il n’est pas obligé de jouer l’ado un peu fou-fou à la Schager, il joue ce qu’il est, un homme mûr qui a appris la vie et qui regarde la sienne défiler ; il n’y a plus d’espace entre le personnage et le chanteur. Alors on peut jouir de cette diction impeccable, de la manière dont chaque mot est posé et pesé, des couleurs, de toute l’intelligence qu’il sait mettre quand il s’investit à fond dans un rôle : de plus, les gros plans télévisuels montrent le personnage mûr, le visage un peu buriné, en parfaite opposition avec Nikolay Sidorenko, le Parsifal-jeune qui a comme un air de famille avec Kaufmann, ce qui rend encore plus troublant ce dédoublement.

Elina Garanča (Kundry) Nikolay Sidorenko (Parsifal jeune)

Lui aussi compose un numéro d’acteur fascinant, dans ce rôle d’ado attardé qu’il n’est plus tout à fait (il a une trentaine d’années) au corps glabre d’innocent échevelé (on passe beaucoup de temps à le coiffer…) il a ce geste hésitant et brusque qu’il faut, ce regard farouche d'un Hippolyte indompté, objet de désir pour une Kundry plus mûre et initiatrice, dans des scènes bien plus érotisées que d’habitude.

Ludovic Tézier (Amfortas) à l'acte III

Ludovic Tézier entre dans Amfortas, et l’on vient à regretter qu’il n’ait que deux airs, tant il s’est glissé dans le personnage avec toutes les qualités requises : puissance, phrasé, couleurs, émotion : le texte est dit magnifiquement, et quelle intensité !  Il compose un personnage plus « expressionniste », moins noble, moins ciselé qu’un Mattei dans le même rôle, mais la mise en scène l’exige. Il est stupéfiant de vérité, et surtout, on entend d’autres rôles wagnériens derrière cet Amfortas… Wotan, par exemple, dont il a la voix et l’éclat voulus, mais aussi les ombres et l'urgence. Quel théâtre le lui confiera en premier ?
Tézier se montre au sommet de son art dans ce Wagner, et aussi dans Verdi d'ailleurs : ils ne sont pas nombreux sur le marché, des chanteurs de cette trempe.

Elina Garanča (Kundry)

Enfin, Elina Garanča est Kundry pour la première fois sur une scène et se projette immédiatement au premier rang, depuis que Waltraud Meier a dit adieu au rôle. Elle est simplement stupéfiante, par le chant d’abord, au volume exceptionnel, mais aussi par le soin apporté à la diction, où chaque mot est pesé comme il se doit, le texte est mâché, distillé, brutal quand il faut, violent quand il faut et susurré quand il faut, avec toutes les inflexions et surtout les couleurs (son premier monologue face à Parsifal est prodigieux), mais elle est aussi stupéfiante par le jeu, à la fois sûre d’elle mais aussi émouvante, voire pathétique, avec des jeux de regards, des gestes, des mouvements d’un naturel étonnant, une Kundry d’une modernité qui range d’autres Kundry au magasin des fossiles. C’est une prise de rôle et un coup de maître : elle n’a déjà plus d’égale aujourd’hui.
Sans exagérer, nous sommes face à un plateau et une mise en scène qui vont marquer le paysage pour longtemps. On en regrette d’autant plus une seule représentation d’une telle production et l'absence de public. On sait que cette production entre au répertoire et qu’on va la revoir régulièrement, cette fois avec du public. Mais il ne sera pas si facile de réunir un tel plateau de nouveau avant quelque temps, à moins que la nouvelle direction de l’Opéra de Vienne, qui vient d’affirmer ici avec force une orientation nouvelle, ne fasse de nouveaux miracles.

À voir en vidéo jusqu'au 17 Juillet 2021 sur ArteConcert : https://www.arte.tv/fr/videos/102879–000‑A/richard-wagner-parsifal/ 

Parsifal : dispositif général de Kirill Serebrennikov
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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2 Commentaires

  1. Grazie signor Cherqui ! le scrivo in italiano perché mi ha già detto di capirlo.
    Leggo sempre con grande interesse le sue colte , illuminanti e perfette recensioni , ma stavolta ha scritto un vero capolavoro . Non riesco a staccarmi da questo Parsifal , lei mi ha spiegato il perché.

  2. Je viens de voir ce Parsifal sur Arte.
    Jamais entendu un Parsifal de ce niveau vocal et musical.Les prises de rôle de Tezier et Garanca sont très extraordinaires.
    La mise en scène de Serebrenikov est très convaincante et vous dites,comme toujours,ce qu’il convient d’en dire.
    Un très grand moment,sans public hélas.

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