Claudio Monteverdi (1567–1643)
L'incoronazione di Poppea (1642)

Opéra en un prologue et trois actes
Livret de Giovanni Francesco Busenello d'après les Annales de Tacite
Création en 1642 au Teatro Santi Giovanni e Paolo de Venise

Direction musicale : Raphaël Pichon
Mise en scène : Evgeny Titov

Décors : Gideon Davey
Costumes : Emma Ryott
Lumières : Sebastian Alphons
Dramaturgie : Ulrich Lenz

Giulia Semenzato : Poppée
Kangmin Justin Kim : Néron
Katarina Bradić : Octavie
Carlo Vistoli : Othon
Nahuel Di Pierro : Sénèque
Emiliano Gonzalez Toro : Arnalta
Lauranne Oliva : Drusilla
Rachel Redmond : Fortune
Julie Roset : Amour
Marielou Jacquard : Vertu
Rupert Charlesworth : Lucain
Kacper Szelążek : Le Valet
Patrick Kilbride : Premier Sbire
Antonin Rondepierre : Deuxième Sbire
Renaud Brès : Troisième Sbire

Ensemble Pygmalion

Strasbourg, Opéra National du Rhin, 28 mars 2023, 20h

Le Couronnement de Poppée est une histoire de prédation et de pouvoir. Octavie est frigide et Néron désire Poppée. Sur cette trame abrupte, la mise en scène de Evgeny Titov développe une vision qui affronte en pleine lumière le drame antique. Sa lecture aiguë du livret de Busenello donne à chaque réplique un écho scénique absolument remarquable. La direction d'acteurs au cordeau range cet impeccable et fulgurant spectacle au plus haut niveau des mises en scènes de l'ouvrage. L'Ensemble Pygmalion et son fondateur Raphaël Pichon se produisent pour la première fois à l'Opéra National du Rhin et pour la première fois également dans cet œuvre qu'ils font briller de mille feux avec une caractérisation instrumentale et une sens dramatique à couper le souffle. Dans le rôle-titre, la soprano Giulia Semenzato emporte l'enthousiasme, en accord parfait avec le Néron de Kangmin Justin Kim et le reste de la distribution. Bref, un spectacle à ne rater sous aucun prétexte. 

Ce Couronnement de Poppée à l'Opéra National du Rhin vient confirmer la rumeur très encourageante qui précédait Evgeny Titov depuis un bouleversant Œdipe créé à la Komische Oper de Berlin en 2021 ((https://wanderersite.com/opera/traces-de-sables-mouvants/)) et programmé la saison prochaine à Munich pour de prometteuses Noces de Figaro ((https://www.staatsoper.de/en/productions/le-nozze-di-figaro/2023–10–30–1900–13975)). Auteur d'un spectacle aussi radical que fulgurant, le metteur en scène russe remet à l'heure toutes les pendules baroqueuses qui ne juraient à ce jour au mieux que par les films de Ponnelle/Harnoncourt et Klaus Michael Grüber, au pire par le faiblissime Ted Huffman avec son tube suspendu et l'infinie cohorte des productions glosant sur le triomphe de l'amour sur les intrigues de cour.

L'amour dont il est question ici est montré par Evgeny Titov sans espoir aucun et porté délibérément à un tel niveau de cynisme qu'il jette sur notre humanité toute entière un jour désabusé et glacial. On évolue dans ce Couronnement dans une unité esthétique proche de celle d'un Calixto Bieito, donnant priorité à des relations humaines dessinées à la pointe sèche, sur la fragile frontière où se côtoient brutalité et émotion – deux thématiques parfaitement compatibles avec un système de références qu'on pourraient dire très "russes" dans le sens où l'humour désabusé et l'absurde comique offrent un arrière-fond à l'expression d'une tyrannie du pouvoir et la façon quasi pathologique qu'il a de pénétrer et de broyer l'intimité des personnages.

Ce système de relations n'envisage que deux catégories : celle des victimes ou des puissants – deux manières cohérentes d'appréhender le livret que Giovanni Francesco Busenello avait tiré des Annales de Tacite. Titov travaille d'ailleurs en référence directe à cette Antiquité où les dieux s'invitent à la table des hommes, leur rappelant une condition de créatures subalternes incapables de lire dans les augures le message qui leur est adressé. Perclus d'un orgueil mal placé qui nous illusionne quant à la chute inévitable qu'il précède, les personnages font de cet opéra de Monteverdi son œuvre la plus politique et la plus immorale. La répudiation d'Octavie doit autant à sa frigidité réelle ou présumée qu'au geste autocrate qui répond au faux-pas qu'elle commet en tentant de récupérer sa place auprès de Néron. Dans cette lutte pour le pouvoir, les armes du sexe et de la politique sont dans les seules mains de l'empereur – pour un temps cependant puisque dans l'ombre les coalisés fomentent déjà sa chute.

 

Le décor de Gideon Davey donne à cette dramaturgie une résonance impressionnante, symbolisée par ce vaste escalier qui tantôt s'élève et tantôt décroît selon les rotations d'une tournette centrale sur laquelle est posé un espace clos dont la forme cylindrique ferait penser volontiers à une immense citerne de stockage de carburant. Les beaux et très précis éclairages signés Sebastian Alphons découpant d'un sfumato entre chien et loup ou d'un fond noir des scènes délibérément plus crues comme ce danger qui dort à l'intérieur de cet espace clos – lupanar aux murs capitonnés de velours rouge incendiaire dissimulant aux regards les activités d'une Poppée qui n'a rien à envier à Messaline et son titre de meretrix Augusta ("putain impériale") attribué par Juvénal dans les Satires. Un néon affiche son nom comme celui d'un moderne lieu de débauche avec deux issues très simples : un accès protégé par digicode et une sortie ("Uscita"). Impénétrable (au sens propre et figuré), le lieu identifie le personnage et sa stratégie, ne donnant accès qu'à un unique client ou unique souteneur : ce Néron dépeint en petite frappe péroxydée et régnant sur une Rome interlope avec sa bande de malfrats.

Titov puise très précisément dans les Annales de Tacite pour illustrer sans fards la brutalité des luttes de pouvoir au début de l'Empire. Resserrant le lien entre les personnages réels et ceux du livret de Busenello, il reconstitue le système de domination et de soumission autour de l'empereur Néron. On comprend parfaitement la stratégie de Poppée pour accéder au pouvoir, quitte à épouser Othon et divorcer de lui pour rejoindre Néron. Cette chaîne de relations impossibles rappelle les tragédies raciniennes : Drusilla aime Othon qui aime Poppée qui aime Néron qui répudie Octavie. Quand Octavie contraint Othon à tuer Poppée, la chaîne s'inverse et de délation en délation, se retourne contre l'impératrice, contrainte à l'exil tandis que le mariage de Néron et Poppée est célébré. Cette conclusion étonnante et immorale passe sous silence la réalité historique. Une chute cruelle attend Poppée, passant du statut de rivale à celui d'impératrice qui connaîtra une fin tragique, brutalisée par Néron qui – ironie du sort – sera remplacé sur le trône par Othon qu'il avait exilé par jalousie quelques années avant.

Titov travaille au plus près de cette matière historique en y ajoutant une touche comique et sordide qu'on dirait issue d'une improbable rencontre entre Fellini et Tarentino. C'est notamment cette Drusilla en petite tenue et sexualisée à l'extrême derrière les grilles d'une cage à fauve, ou bien cette galerie de rôles masculins réduits à l'état de mâles en rut (les trois hommes de main de Néron) ou bien totalement soumis à la domination féminine comme Othon ou le Valet. Tous sont relégués à la porte du lieu où se consomme le plaisir amoureux de Néron, y compris le philosophe Sénèque dont l'aspect lamentable au milieu d'ordures évoque moins celle du tenant de l'école stoïcienne que celle du cynique Diogène. La mise en scène de sa célèbre mort est en soi un véritable morceau d'anthologie. Entouré par des familiers qui sont les mêmes sbires agissant pour le compte de Néron, le philosophe (et précepteur de l'empereur) est abattu d'un coup de révolver dans le dos par le poète Lucain – ici présenté comme un exécuteur des basses œuvres. Substituant au suicide forcé un meurtre sordide et mafieux, la mise en scène met en valeur une caractérisation très glauque des situations dramatiques et joue également sur une réalité historique qui indique comment, lié par un lien de parenté et tous deux compromis (à tort ou à raison) dans une conjuration contre Néron, le philosophe et le poète furent contraints de s'ouvrir les veines. Fiction et réalité se croisent dans la vision terrifiante du cadavre sanguinolent de Sénèque violé par les sbires – image prémonitoire du bain de sang qui attend les protagonistes à la toute fin de l'opéra.

Octavie est un des personnages qui bénéficie d'une approche réellement nuancée et complexe, en particulier lorsqu'elle vient chercher conseil auprès de Sénèque à l'Acte I. Rien n'empêche de penser qu'elle cherche à séduire le philosophe – lui-même pitoyablement installé devant la porte de Poppée comme par dépit amoureux. Filant la métaphore tragicomique, Octavie tente d'ouvrir la porte avec une disqueuse électrique tandis que Othon bidouille les fils et risque le court-circuit. Travesti et ridiculisé avec les sous-vêtements de Drusilla, il sera finalement pardonné par Néron et devra s'exiler avec sa complice. Illusoire clémence bien différente de celle de Titus puisque Néron condamnera les deux à la pendaison, tandis que tous les autres protagonistes baigneront dans leur sang – terrifiante conclusion d'une mise en scène radicale qui laisse peu d'espoir quant au devenir de ce nouveau couple impérial. Précisons également l'idée judicieuse consistant à montrer d'un bout à l'autre du spectacle les trois divinités Fortune, Vertu et Amour, telles des témoins de ce drame dont elles semblent tirer les ficelles avec un confondant cynisme : une Fortune aux allures de malédiction, une Vertu aux abonnés absents et un Amour changé en indifférence. Le rideau se lève sur ces trois-là descendant le grand escalier oblique tel un gradus ad inferos – et retombe sur l'image de Poppée dans sa robe de sang, remontant le même escalier changé en ambigu gradus ad Parnassum…

Le moment le plus bouleversant de la soirée intervient juste après la proclamation de l'exil et la répudiation d'Octavie : aux soupirs de jouissance de Poppée se mêlent les sanglots d'Octavie, suffoquée par la détresse et bégayant les trois syllabes de son Addio Roma avant de s'absorber un poison mortel. Difficile de trouver image plus forte pour ce passage de témoin entre une épouse humiliée et celle qui deviendra impératrice. Mais la lecture désabusée et cynique reprend le dessus dans l'ultime Pur ti miro où ni la robe de mariage ensanglantée, ni l'image des cadavres entassés les uns sur les autres, ni surtout ce décor qui pivote en éloignant inéluctablement Néron de Poppée : elle, montant les marches obliques d'un escalier menant à un trône aux relents d'échafaud et lui continuant sa route vers le fond de scène, redevenu ivre de pouvoir et de désir.

Un plateau de haut vol vient couronner une soirée déjà à ranger au rayon des anthologies. Poppée est admirablement tenu par Giulia Semenzato. Capable de déplier les rinceaux de son Signor, deh, non partire ! avec une sensualité et une élégance de ligne étonnantes, la soprano italienne épouse les contours du rôle en composant avec finesse et intelligence avec l'évolution psychologique d'une courtisane aspirant au statut d'impératrice. Le contreténor Kangmin Justin Kim offre en retour une souplesse et un timbre adamantin dans des moments comme le Come dolci signor qui exigent des qualités de maîtrise du souffle et de projection. On trouve chez les deux interprètes une faculté à caractériser les climats comme dans l'annonce Or che Seneca è morto que l'un et l'autre reprennent à quelques scènes d'intervalle en colorant le phrasé de manière à dégager la différence d'intention et de projet qui s'y dissimule. Katarina Bradić signe une Octavie de premier plan, déployant une palette d'affects et d'amertume qui font de l'épouse répudiée une victime quasi sacrificielle. Ses adieux à Rome sont d'une densité très concentrée, aux confins de la noirceur et du désespoir. On salue également la prestation de Carlo Vistoli, Othon qui laisse entendre une candeur et une naïveté sans réelle rancœur pour le sort qui l'accable. Lauranne Oliva fait honneur à l'Opéra Studio de l'OnR avec une séductrice implacable en Drusilla (Io non so dov'io vada), et Demoiselle dans la scène avec le Valet (excellent Kacper Szelążek). Le Sénèque de Nahuel Di Pierro bouleverse autant par la beauté du timbre que par la façon d'exprimer humblement la fatalité qui le frappe (Amici e giunta l'ora). Aux antipodes du philosophe face à sa mort, l'Arnalta d'Emiliano Gonzalez Toro emporte la palme du burlesque et de l'abattage. La tonalité très queer et déjanté du personnage dissimule des qualités techniques éblouissantes (Adagiati, Poppea). Le timbre un peu pincé de Rachel Redmond en Fortune contraste avec la Vertu élégante de Marielou Jacquard et les demi-teintes de Julie Roset en Amour. Les autres seconds rôles se partagent les honneurs, avec le Lucain acerbe de Rupert Charlesworth et le remarquable trio Patrick Kilbride, Antonin Rondepierre et Renaud Brès qui assurent à la fois les rôles des sbires de Néron et des familiers de Sénèque.

Pour ses débuts dans la fosse de l'Opéra National du Rhin, Raphaël Pichon et son ensemble Pygmalion reçoivent un triomphe parfaitement justifié. La direction fait le pari d'un Monteverdi où les teintes débordent des angles qui les enserrent, puisant dans un nuancier d'expressions où la narration trouve naturellement ses marques. La pulsation mobile du continuo soutient admirablement le dessin du phrasé dans les scènes de séduction, avec un bel équilibre dans les doublures des violons et des violes de gambe. On notera la façon dont la battue aime à suspendre certains enchaînements de scènes (la note tenue d'Arnalta dans son air du sommeil) avant de relancer immédiatement pour souligner l'énergie et l'urgence qui jette les deux amants dans les bras l'un de l'autre malgré tous les obstacles. Cette direction fait chatoyer la matière musicale en l'intégrant au plus près du drame, avec un art du rebond capable d'alléger la ligne quand l'humour prend le dessus. Du grand art.

Trois représentations restantes :

Mulhouse – La Sinne

16 avril 2023 à 15h
18 avril 2023 à 20h

Colmar – Théâtre municipal

30 avril 2023 à 20h

Avatar photo
David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici