Turandot (1926

Drame lyrique en trois actes de Giacomo Puccini (1858–1924), version originale de Franco Alfano

Livret de Giuseppe Adami et Renato Simoni d’après la pièce de Carlo Gozzi

Création le 25 avril 1926 à la Scala de Milan

Sondra Radvanovsky (Turandot)

Michael Spyres (L’empereur Altoum)

Michele Pertusi (Timur)

Jonas Kaufmann (Calaf)

Ermonela Jaho (Liu)

Mattia Olivieri (Ping)

Gregory Bonfatti (Pang)

Siyabonga Maqungo (Pong)

Chœur et maîtrise de l’Académie de Sainte Cécile de Rome (chef de chœur : Piero Monti)

Orchestre de l’Académie de Sainte Cécile de Rome

Antonio Pappano (Direction musicale)

2 CD Warner Classics

Enregistré du 28 février au 8 mars 2022 au Parco della Musica de Rome

CD enregistré du 28 février au 8 mars 2022 au Parco della Musica de Rome

A l’heure où les intégrales d’opéra en studio se font rares, comment ne pas applaudir la toute dernière création des éditions Warner, rendue possible par son producteur exécutif Alain Lanceron ? Celui-ci est parvenu à réunir le gotha lyrique et en premier lieu le chef Antonio Pappano pour donner vie à l’un des enregistrements de l’œuvre de Puccini les plus enthousiasmants. Récit d’une version de Turandot appelée à faire date.

 

 

Bien que crée à Milan en avril 1926, en l’absence de son auteur décédé deux ans plus tôt, l’ultime opus puccinien immédiatement adopté par toutes les scènes du monde et interprété par les plus grandes voix entretient une relation particulière avec Rome. Soixante huit ans séparent en effet l’enregistrement Warner qui nous occupe, porté par le duo Sondra Radvanovsky/Jonas Kaufmann, de celui resté célèbre formé par Inge Borkh et Mario del Monaco, dirigé par Alberto Erede à la tête de l’Orchestre et du chœur de l’Académie Sainte Cécile. La première Turandot gravée par Birgit Nilson face à Jussi Björling a lieu à Rome avec Erich Leinsdorf aux commandes de l’Orchestre et du chœur de l’opéra de la ville italienne (RCA 1959), Rome encore où prendra place la seconde version de la soprano suédoise cette fois avec Franco Corelli et toujours les forces du chœur et de l’orchestre de l’opéra de la ville éternelle sous la conduite du chef Francesco Molinari-Pradelli (EMI). Réuni pendant l’été 1965, l’incandescent duo a longtemps fait figure de référence et permis à cette version d’occuper l’une des premières places en raison de son équilibre général et de ses qualités artistiques. Mais la nouvelle intégrale Warner est aujourd’hui la seule à pouvoir la dépasser.

Le pari de son producteur est d’avoir demandé aux principaux protagonistes de débuter dans cet ouvrage traditionnellement confié à des titulaires chevronnés. Antonio Pappano dirige donc pour la première fois cette œuvre, tandis que Sondra Radvanovsky et Jonas Kaufmann font leurs premiers pas respectivement en Turandot et en Calaf. Si le chef connait bien Puccini, il ne s’était pas encore confronté à cette pièce orientalisante inspirée de la comédie de Carlo Gozzi. A la tête de l’orchestre et du chœur de l’Académie Sainte Cécile qu’il a en dix-huit ans hissé parmi les formations les plus importantes de la scène internationale, le directeur musical qu’il est s’est totalement immergé dans cette partition dont il offre une prodigieuse lecture. Cette fable cruelle et énigmatique où le mystère affleure, sensuel et inquiétant, tantôt saturé de couleurs, gorgé de rythmes tout droit sortis d’une cour impériale de Pékin fantasmée, mais d’un réalisme envoutant, l’a profondément inspiré. Exalté par les audaces orchestrales d’un Puccini prêt à toutes les expérimentations pour que sa musique soit aussi chinoise que celle de sa Butterfly sonnait japonaise, Pappano restitue avec une maitrise rare toutes les nuances de cette œuvre à la fois éruptive et délicate, marquée par la démesure et avant tout la puissance de la révélation amoureuse. L’énergie qui caractérise sa direction très personnelle, sa battue aussi magnétique qu’enveloppante, son admirable gestion des masses orchestrales et chorales (bravo à Piero Monti, magistral chef de chœur) sont magnifiées par une prise de son exceptionnel. Réalisé dans l’auditorium Parco della musica – comme l’Aida gravée pour la même firme en 2015 avec Jonas Kaufmann, Ludovic Tézier et Anja Harteros – cet enregistrement d’une technicité parfaite, flamboyant comme un film en technicolor, fera date. Si Serafin a eu Callas et Leinsdorf Nilson, Pappano peut s’énorgueillir d’être à l’origine de la prise de rôle de Sondra Radvanovsky. Qui aurait pu prédire que la soprano canadienne se mesurerait un jour à Turandot ? La voix devenue immense et sans limite a gardé une souplesse et une liquidité héritées du répertoire belcantiste qu’elle fréquente assidûment depuis des années. Sa Turandot est ainsi véhémente et fragile, intense dans ses accès d’invincibilité et frémissante dès lors qu’elle évoque les souffrances de son aïeule (son « Principessa Lo-ou-Ling » pianississimo, d’une douceur immatérielle, proche de la confession, est unique !), ou qu’elle se sente envahie par des sensations inconnues. L’aigu incendiaire, écrasant, ne prend heureusement jamais le pas sur le hurlement et l’on admire sans réserve la ligne de chant aérienne, soutenue par un legato souverain jusque dans les phrases les plus escarpées. La grande scène des énigmes est anthologique, l’interprète s’y montrant d’une stupéfiante maturité vocale obtenue en ayant abordé récemment Lady Macbeth, Medea et Tosca, la soprano trouvant des inflexions de jeune fille (ah son « Morente di vergogna »…) que peu de sopranos dramatiques ont su atteindre à ce degré, à l’exception de Callas bien sûr. Mais c’est évidemment dans le final original d’Alfano que Sondra Radvanovsky déploie ses ailes. Cette première mouture refusée par Toscanini, plus développée, certes très hollywoodienne, lui permettant de révéler un peu plus la vraie nature de ce personnage. Face à l’invincible Prince inconnu, la Princesse sanguinaire reste abasourdie et prend le temps de la réflexion en s’interrogeant sur les raisons de ce changement soudain et progressif en faveur de celui dont elle voulait la mort, ce qui nous vaut une performance vocale plus riche encore en aigus, terminée en apothéose totale dans un grandiose tutti.

La présence de Jonas Kaufmann aux côtés d’une personnalité aussi forte que celle de Sondra Radvanovky (qui interprétera le rôle sur scène en novembre prochain à Paris dans la mise en scène de Bob Wilson, et plus tard au Japon avec Pappano), s’imposait. N’allons pas chercher le slancio d’un Corelli ou la puissance d’un Del Monaco chez le ténor allemand, pour qui Calaf arrive un peu tard : l’osera-t-il d’ailleurs à la scène ?

Le timbre n’est pas exempt de dureté et la quinte aigue apparait à plusieurs reprises crispée, mais comme toujours le chanteur sait au détour d’une phrase se rendre inoubliable en filant une note ou en chantant piano, là où tant d’autres se contenteraient d’un mezzo forte. S’il n’a plus tout à fait l’âge du rôle il porte encore beau et le couple qu’il forme avec Sondra Radvanovsky est suffisamment glamour pour se hisser d’emblée parmi le plus glorieux de l’histoire du disque.

Impressionnante elle aussi, de musicalité et d’expressivité, Ermonela Jaho n’a rien à envier aux Freni, Scotto et autres Caballé qui l’ont précédées, habitant le rôle de Liù de toute son âme et de toute la ferveur de son chant d’une infinie douceur. Alors que Michael Spyres créé la surprise en s’emparant d’une voix légèrement contrefaire du personnage d’Altoum, souvent confié à d’illustres ténors enfin de carrière, Michele Pertusi campe un émouvant Timur, le virevoltant trio de ministres étant dominé par Mattia Olivieri, Ping haut en couleurs entouré de Gregory Bonfatti (Pang) et de Siyabonga Maqungo (Pong).

Gageons que d’autres réalisations de cette trempe puissent avoir lieu dans les années qui viennent….

 

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François Lesueur
Après avoir suivi des études de Cinéma et d'Audiovisuel, François Lesueur se dirige vers le milieu musical où il occupe plusieurs postes, dont celui de régisseur-plateau sur différentes productions d'opéra. Il choisit cependant la fonction publique et intègre la Direction des affaires culturelles, où il est successivement en charge des salles de concerts, des théâtres municipaux, des partenariats mis en place dans les musées de la Ville de Paris avant d’intégrer Paris Musées, où il est responsable des privatisations d’espaces.  Sa passion pour le journalisme et l'art lyrique le conduisent en parallèle à écrire très tôt pour de nombreuses revues musicales françaises et étrangères, qui l’amènent à collaborer notamment au mensuel culturel suisse Scènes magazine de 1993 à 2016 et à intégrer la rédaction d’Opéra Magazine en 2015. Il est également critique musical pour le site concertclassic.com depuis 2006. Il s’est associé au wanderesite.com dès son lancement
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2 Commentaires

  1. Sandra Radvanovsky est la révélation de cet enregistrement,à l’inverse de Kaufmann,très décevant.
    J’aimerais comprendre le sens de la phras « l’aigu,incendiaire,écrasant,ne prend jamais le pas sur le hurlement… ».Ne serait ce pas l’inverse ?

  2. Oui, un très grand enregistrement, rendu encore plus précieux par le final original, qui a une toute autre allure et une véritable qualité musicale, contrairement à celui bâclé, choisi par Toscanini !

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