Georges Enescu (1881–1955)
Œdipe (1936)
Tragédie lyrique en quatre actes et six tableaux
Livret d'Edmond Fleg d'après Sophocle
Créé le 13 mai 1936 à l'Opéra de Paris

Direction musicale : Ainārs Rubiķis
Mise en scène : Evgeny Titov
Décors : Rufus Didwiszus
Collaboration aux décors : Charlotte Spichalsky
Costumes : Eva Dessecker
Dramaturgie : Ulrich Lenz
Chef des chœurs : David Cavelius
Chœur d'enfants : Dagmar Fiebach
Lumières : Diego Leetz

Œdipe : Leigh Melrose
Laïos : Christoph Späth
Jocaste : Karolina Gumos
Tirésias : Jens Larsen
Créon : Joachim Goltz
Le grand prêtre : Vazgen Gazaryan
Le veilleur : Shavleg Armasi
Le berger : Johannes Dunz
Merope : Susan Zarrabi
La Sphinge : Katarina Bradić
Antigone : Mirka Wagner

Solistes du chœur, chœur d'enfants, figurants de la Komische Oper Berlin
Vocalconsort Berlin
Orchester der Komischen Oper Berlin

 

 

Berlin, Komische Oper, 26 septembre 2021, 18h

Deux productions d’Œdipe d‘Enescu pour ouvrir les nouvelles saisons de La Komische Oper de Berlin (en août) et de l’Opéra de Paris (en septembre), c’est réjouissant pour une œuvre qui reste tout de même confidentielle, même si Salzbourg en a présenté une production importante il y a deux ou trois ans.
C’était la dernière de la production berlinoise ce dimanche 27 à la Komische Oper de Berlin, occupée à son Marathon et à ses élections. Dans le théâtre où la jauge est encore limitée, c’est un public enthousiaste qui a salué un spectacle passionnant, dans une mise en scène d’un nouveau venu dans le paysage lyrique, le russe Evgeny Titov, et sous la direction du jeune directeur musical de la Komische Oper, le letton Ainārs Rubiķis, avec dans le rôle-titre l’hallucinant Leigh Melrose. 

Trailer :

On rentre dans la salle à rideau ouvert, et on découvre le décor de hauts murs métalliques, presque complètement fermé, et au bord d’un bassin, deux personnages qui se font face avec au-dessus d’eux un étrange lustre (?) suspendu. Les personnages sont en place, pour deux heures sans entracte d’un spectacle très fort qui étonne dès le début.
Pendant le prélude en effet, Œdipe en proie aux pires cauchemars voit en rêve sa naissance, c’est une naissance qui commence en une vision inquiétante d’une Jocaste enceinte qui se tord de douleur, pendant que se tord de l’autre côté un Œdipe en proie au cauchemar. La naissance d’un bébé souhaité est saluée par le peuple, mais c’est un bébé à la tête d’Œdipe adulte, un peu comme ces enfants-christ dont la tête est déjà adulte dans les tableaux médiévaux. On perçoit immédiatement quelque chose d’anormal, d’inquiétant et le personnage d’Œdipe reste isolé dans ses visions, perturbé dans ses cauchemars : l’espace clos, le bassin central, les scènes thébaines concentrées du côté opposé à Œdipe créent du malaise.  On étouffe déjà.
La fête de la naissance est de courte durée : Tirésias intervient annonçant l’oracle terrible, l’enfant tuera son père et épousera sa mère. Laïos décide sans trop hésiter de le confier à un berger qui devrait le tuer dans le massif du Mont Cithéron.
Laïos et Jocaste en fin d’acte s’unissent dans le corridor de sortie, comme s’ils allaient essayer de faire un nouvel enfant, avec une ferveur érotique notable qui sera la caractère de Jocaste pendant le déroulement du drame.

Œdipe (Leigh Melrose) écrasé par le destin après avoir découvert qui il est

La tragédie de George Enescu et le livret d’Edmond Fleg soulignent les traces d’un destin, de la naissance à la mort d’Œdipe, au contraire par exemple de l’Œdipus Rex de Stravinsky qui se limite à suivre Sophocle dans la découverte de culpabilité d'Œdipe et à son départ de Thèbes. Ainsi, Enescu suit Œdipe à la trace en quelque sorte, de son abandon par ses parents à l’accueil par Polybos et Mérope à Corinthe qu’il croit être ses vrais parents. Mais il doit les fuir devant l’oracle d’Apollon qu’il a consulté selon lequel il doit tuer son père et épouser sa mère. Il part en exil et à un carrefour de trois routes, il tue Laïos qui lui demandait de s’écarter.
Ainsi donc croyant fuir ses parents pour éviter de les tuer, il assassine son vrai père et court vers son destin, mais la route de Thèbes lui est barrée par la Sphinge, qui lui demande « Qui est plus fort que le Destin ? » Œdipe répond « l’homme », la réponse est correcte, la Sphinge meurt, et Œdipe court vers son destin.
Les troisième et quatrième acte reprennent Sophocle, Œdipe Roi et Œdipe à Colone.

La version présentée à Berlin coupe environ une demi-heure de musique et sacrifie le meurtre de Laïos, réduit à une horrible pantomime d’un Laïos éviscéré, signe de la violence d’Œdipe et du meurtre, presque sacrificiel du vieux roi. Elle élimine aussi bonne part du dernier acte, le réduisant pour l’essentiel au dialogue entre Antigone et Œdipe et à sa mort, pacifié. Ainsi le personnage de Thésée disparaît et celui de Créon est-il réduit.
Contrainte née des règles Covid de prévoir une version sans entracte, seules deux heures sur les deux heures trente sont gardées et la version présentée élimine ce qui n’est pas considéré comme essentiel. On pourrait objecter que le meurtre de Laïos est essentiel. Certes, mais la mise en scène en présentant Laïos comme un cadavre éviscéré, propose une image si frappante qu’elle rend inutile une vision du meurtre.

Au contraire, la production souligne la marche d’Œdipe obéissant aux traces d’un destin qu’il croit avoir vaincu et qui en réalité le détermine complètement. Ce destin, qui plane au-dessus de lui est figuré par cette sorte de structure, une manière store vénitien fait de leds qui se déplie et lui barre la route au moment de la Sphinge, mais qui plane au-dessus jusqu’à l’écraser au moment où il découvre la vérité sur sa vie et se crève les yeux. Il ne se soulèvera, en disparaissant complètement dans les cintres qu’à la scène finale d’apaisement.
Ainsi la mise en scène d’Evgeny Titov se présente-t-elle comme un effort de concentration autour du destin tragique d’Œdipe, modèle initial et structurel du héros tragique, qui répond exactement à la définition que je fis mienne dès mes années de formation : « Le héros tragique dispute à une fatalité virtuellement écrasante un destin qui n’appartient qu’à lui ». Œdipe ne cesse de prendre des décisions qu’il croit être des solutions et des échappatoires, et qui le rapprochent à chaque fois le la vérité de son destin, qu’il prend enfin et définitivement en charge dans l’épisode final de Colone.

C’est sur ce destin qu’Evgeny Titov, ce jeune metteur en scène d’origine russe mais formé en terre germanique, se concentre, débarrassant la scène de tout ce qui pourrait distraire l’œil, pas de couleurs, pas de fanfreluches, pas de décor, rien qui rappelle les visions un peu kitsch de l’Antiquité vues dans les années 1930. Les costumes sont blancs ou noir, quelques traces de rouge, et du sang. Le décor de Rufus Didwiszus reste le même, un espace tragique unique fait de hauts murs métalliques humides et froids qui nous rappellent que nous sommes tous enfermés, faisant d’Œdipe en quelque sorte notre représentant. Un Œdipe qui ne quitte pas la scène, errant autour d’un bassin qui finit par se remplir d’eau dans lequel il se jettera au climax du drame, lorsqu’il se découvre coupable de tout, lui l’innocent de tout. Ainsi la tragédie suit une sorte de linéarité en enfonçant le personnage dans des sables mouvants qui vont se refermer sur lui.

Réminiscences tragiques : Jocaste (Karolina Gumos) Johannes Dunz (Le Berger) Shavleg Armasi (Le veilleur) le destin qui domine les personnages, à gauche Mérope (en fuschia sur le fauteuil roulant) et le berger porte le bébé qui n'est pas mort

Dans ce cadre, le metteur en scène va s’attacher à profiler quelques personnages, à commencer par Jocaste, découverte enceinte et tordue par les douleurs de l’enfantement, comme si faire naître cet enfant-là était encore plus douloureux, puis une Jocaste érotiquement engagée avec Laïos, et veuve qui traîne son cadavre sanglant aux entrailles exposées dans les plis de sa robe. Titov nous montre un monde presque originel, sauvage, où tout geste est symbole, dans sa beauté comme dans son horreur. À cette horreur succède, après qu’Œdipe a vaincu la Sphinge, alors que le rideau de leds se lève comme si les portes de la ville s’ouvraient, l'arrivée immédiate de Jocaste livrée par le peuple comme un cadeau presque enrubanné dans un costume de mariée plus vrai que nature, comme si elle n’était rien qu’un objet exécutant les ordres du destin et qu’elle n’avait pas de volonté propre, Œdipe et Jocaste devenant unis par force du destin et non par volonté.
L’étreinte érotique avec Œdipe est vue telle une hiérogamie, une union sacrée, dont le mouvement avec le peuple rassemblé rappelle la scène initiale de la naissance décrite plus haut. Ce sont d’extraordinaires visions de groupe très bien composées, un groupe en nombre limité sur scène, se concentrant pour l’essentiel sur les bords étroits du bassin, aux mouvements mesurés et sculptés, très forts. Tout le décor n’est fait que de limites, limites des murs, limites des bords du bassin, bientôt rempli d’eau, autre limite, limite d’un ciel obstrué par le rideau de leds-destin : les personnages évoluent dans un monde limité et leur destin s’accomplit dans l’espace étroit de ce qu’ils croient être leur liberté. Le chœur, en salle, au balcon au milieu du public, donne à la musique et à ses interventions une force peu commune, comme si nous étions nous, spectateurs, ce peuple à la fois victimes (de la sphinge, puis de la peste) et souverains regardant tous les héros se mouvoir dans une toile d’araignée virtuelle qui sans cesse devient plus dense.

Suicide de Jocaste (Karolina Gumos), au premier plan de dos Œdipe (Leigh Melrose)

Aussi bien Œdipe que Jocaste se jettent dans leur destin individuel avec un engagement assumé, dans l’érotisme, dans l’union, dans la violence aussi : Jocaste se suicide contre le mur du fond, qui se macule de sang frais : se suicider contre un mur, c’est le symbole de l’impossibilité de sortir du piège dans lequel on s’est engagé, tandis que le costume d’Œdipe, de blanc immaculé, se macule peu à peu, du sang de Laïos d’abord puis de celui de Jocaste qui l’éclabousse, et enfin du sien né de ses yeux aveuglés, comme si le sang était forcément le prix du destin. Œdipe assassin, incestueux, coupable et automutilé, en sang parce que totalement innocent, au sens propre « ne sachant pas ». Œdipe est à la fois blanc, et en sang.

Même si la mise en scène efface les identités et rend presque anonymes ceux qui entourent Jocaste et Œdipe qui portent le spectacle, d’autres personnages émergent de ce carnage, au premier rang le magnifique Tirésias de Jens Larsen, basse de référence de la troupe, impressionnant vocalement et impressionnant physiquement face à Œdipe qui l’insulte et le menace, l’aveugle qui voit face au voyant qui est aveugle. Et puis le grand prêtre de Vazgen Gazaryan, qui appartient à la troupe de Karlsruhe, autre basse impressionnante à l’impeccable phrasé et à la diction française parfaite. Signalons aussi le Laïos épisodique, mais fort de Christoph Späth, à la voix de ténor sifflante et déterminée et la Mérope de la jeune Susan Zarrebi, du studio de la Komische Oper, à la voix très bien plantée de mezzosoprano, elle aussi particulièrement marquante dans le rôle de la « mère » de substitution d’Œdipe, qui lui jure qu’elle est sa vraie mère, le décidant à s’exiler avers son destin.
Enfin saluons Katarina Bradić dans la Sphinge, que nous avions vu en Dalila à Strasbourg, ici une sorte de double d’Œdipe, une sorte de miroir, ou derrière le miroir que pourrait être la structure de leds qui fait rideau. Très urgente dans ses questions, mais plus encore « personnage » et figure forte du parcours tragique
Mais toute la distribution est à louer et en même temps le magnifique travail de cette troupe si plastique qui est celle de la Komische Oper, capable de chanter aussi bien Œdipe que Ball im Savoy.
Bien sûr les deux héros de l’œuvre sont Karolina Gumos, un des piliers de la troupe, mezzosoprano à qui la mise en scène donne un peu l’allure physique vaguement sororale de Mérope, « l’autre mère », sauf que Mérope est un des rares personnages vêtus de couleur (fuschia), parce qu’extérieure à Thèbes, tandis que Jocaste est toujours en blanc.  Même registre vocal, même allure, même démarche aussi. Gumos est d’abord un profil, une figure scénique impressionnante, douée d’un beau phrasé et d’une diction française appréciable, à la voix plus intense que volumineuse. Un personnage impressionnant.

Œdipe torturé (Leigh Melrose)

Nous avions le souvenir de Christopher Maltman, Œdipe étonnant à Salzbourg, nous aurons aussi celui de Leigh Melrose, incroyable d’intensité dans le rôle sur la scène de la Komische Oper. Melrose, nous le connaissons depuis un Alberich avec Currentzis à la Ruhrtriennale, et nous l’avons revu, impressionnant Ruprecht dans l’Ange de feu en 2017 à Zurich dans la mise en scène de Calixto Bieito face à la Renata d’Ausrine Stundyte. Nous écrivions à son propos : « Non seulement Leigh Melrose est un chanteur, à l’instar d’Ausrine Stundyte, complètement engagé, qui compose un personnage à la fois perdu, éperdu et particulièrement émouvant et sensible, mais c'est aussi un baryton à la voix claire, au timbre velouté, chaleureux, à la diction parfaite et à la présence exceptionnelle, qui chante avec une incroyable variété de couleurs et de nuances : nous sommes devant un artiste exceptionnel. »
Tout reste ici d’actualité, Melrose est un artiste totalement engagé et incarné dans ses rôles, qui dit les textes avec une urgence folle, avec une brûlure interne bouleversante, affichant aussi bien une fragilité intrinsèque qu’une fausse assurance qui se transforme en violence aveugle, doué d’une diction française parfaite, brûlant chaque parole, ciselant chaque respiration, soignant chaque couleur aussi bien dans l’expressionnisme que dans le méditatif. On entend en arrière-plan un Golaud, un Rodrigue du Don Carlos français, un Oreste d’Iphigénie en Tauride et bien sûr un Wozzeck. Il est étonnant même qu’on ne le voie pas plus fréquemment sur les grandes scènes internationales, car c’est un de ces artistes rares qui disent sur scène toute la vérité d’un rôle et qui bouleversent un public. C’est le cas ici, dans un Œdipe saisissant, non seulement dans les scènes violentes, mais dans le lyrisme désespéré de la dernière partie ; simplement et authentiquement fabuleux, qui a mis la salle à genoux.

Le chœur situé dans la salle, comme nous l’avons signalé, est bien préparé par David Cavelius et Dagmar Fiebach, son français est clair, le phrasé impeccable, il est impressionnant de présence, gage magnifique du côté grandiose de l’œuvre.
Enfin l’orchestre, placé sous la direction du jeune directeur musical de la maison Ainārs Rubiķis est complètement au rendez-vous. Certes, il n’est pas un orchestre réputé comme ceux des autres opéras de Berlin, mais c’est un orchestre impliqué, et qui sait être à la hauteur des enjeux : pas une approximation, avec une variété de couleurs née de la singularité de l’instrumentation. Et le chef Ainārs Rubiķis, très engagé, est un de ces jeunes chefs qu’il va falloir avoir à l’œil : encore un produit des écoles du nord, essentiellement en Lettonie où il a été aussi chef de chœur, vainqueur du concours Gustav Mahler de Bamberg en 2010, primé à Salzbourg dans les jeunes chefs à suivre, il a été d’abord directeur musical à Novosibirsk et continue à diriger en Russie (Rusalka au Bolchoï) ; GMD à la Komische Oper depuis 2018/19, (Kirill Petrenko est un de ses lointains prédécesseurs). D’une main sûre, il a vraiment fait ressortir l’essentiel de cette partition, sa luxuriance coloriste, mais aussi son sens dramatique, et le lyrisme de la dernière partie. Il soutient parfaitement le plateau, ne couvrant jamais les chanteurs, et obtient un triomphe mérité, tant il rend l’orchestre présent, intense et particulièrement urgent.

On mesure le travail de préparation de toute la troupe à l’expression française très acceptable, et notamment chez les solistes, mais aussi la cohésion où ce qui domine est l’homogénéité et la qualité de l’ensemble. Qu’une œuvre aussi singulière puisse bénéficier d’un tel niveau confirme ce que nous soutenons depuis longtemps sur la Komische Oper et sur la valeur de cette troupe où se sont adjoints quelques artistes invités. La production est forte, intelligente, juste aussi, et techniquement parfaitement réalisée dans un espace scénique difficile. Voilà un spectacle qui mérite visite, par ses choix radicaux et par son intensité mais surtout sa très grande qualité musicale, avec un chef remarquable et un Œdipe d’exception.

Tirésias (Jens Larsen), Œdipe (Leigh Melrose) au fond Jocaste (Karolina Gumos)
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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