Richard Strauss (1864–1949)
Elektra (1909)
Tragédie en un acte op. 58 (1909)
Livret de Hugo von Hofmannsthal d'après Electre de  Sophocle

Direction musicale Jonathan Nott
Mise en scène et scénographie Ulrich Rasche
Costumes Sara Schwartz et Romy Springsguth
Lumières Michael Bauer
Collaboration à la mise en scène Dennis Krauss
Chorégraphie Jonathan Heck, Yannik Stöbener, Justus Pfankuch
Dramaturgie Stephan Müller
Direction des chœurs Alan Woodbridge

Elektra Ingela Brimberg
Klytemnästra Tanja Ariane Baumgartner
Chrysothemis Sarah Jakubiak
Ägisth Michael Laurenz
Orest Karoly Szemeredy
Pfleger des Orest Michael Mofidian
Die Vertraute Elise Bédènes
Die Schleppträgerin Mayako Ito
Ein junger Diener Julien Henric
Ein alter Diener Dimitri Tikhonov
Die Aufseherin Marion Ammann
Fünf Mägde Marta Fontanals-Simmons, Ahlima Mhamdi, Céline Kot, Iulia Elena Surdu, Gwendoline Blondeel

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande

Genève, Grand Théâtre, mardi 25 janvier 2022, 20h

Elektra est une œuvre aujourd’hui favorite des théâtres,  souvent dans des productions passionnantes ou frappantes : celle de Salzbourg en 2020 et 2021 (Krzysztof Warlikowski) ou celle de Hambourg (Dmitri Tcherniakov) il y a quelques semaines en sont des signes importants, mais on pourrait parler aussi de Chéreau il y a quelques années qui fit de l’œuvre de Strauss son chant du cygne.

 Aviel Cahn a décidé de proposer à son tour une production qui fera certainement parler, tant le chemin proposé est très différent des sillons creusés actuellement. Il a demandé en effet à Ulrich Rasche, metteur en scène de théâtre connu en Allemagne de réaliser à cette occasion sa première production lyrique.
Il en résulte un spectacle impressionnant dans un décor monumental assez unique dans les annales lyriques puisqu’il s’agit d’une sorte de machine métallique gigantesque sur laquelle les solistes chantent en équilibre instable. Avec une lecture musicale honorable, aussi bien sur la scène que dans la fosse, avec l’Orchestre de la Suisse Romande dirigé par son chef Jonathan Nott, voilà qui rend la soirée genevoise digne d’intérêt.

Mémoires genevoises

Il y a à Genève une mémoire forte autour d’Elektra. En 1990, Hugues Gall programma dans une mise en scène d’Andrei Șerban et sous la direction de Jeffrey Tate une Elektra où ne se côtoyaient rien moins que Gwyneth Jones et Leonie Rysanek. Un tel souvenir pèse évidemment lourd dans les mémoires lyriques, évoquant toujours un âge d'or révolu…
En 2010 une autre production, moins glorieuse, proposait cependant la Clytemnestre d’Eva Marton, autre légende, dans l’un de ses derniers rôles.
Pour cette troisième production en une trentaine d’années (beaucoup d'Elektra et peu de Salomé dans le paysage genevois…), Aviel Cahn fait un choix plus fortement centré sur l’originalité du projet scénique que de la performance musicale. Vu les commentaires à la sortie du théâtre lors de la première, la production a produit son petit effet.

 

 

La mécanique tragique

Le projet d’Ulrich Rasche est assez clair : il s’agit de construire une image de la tragédie d’Hofmannsthal et Richard Strauss (et par incidence de celle de Sophocle) qui permette de visualiser l’écrasement des personnages sous le poids des destins et des péripéties sanglantes qui peuplent l’histoire des Atrides. Face à cette machine monumentale, les êtres humains apparaissent minuscules, soumis à la mécanique tragique à laquelle ils sont physiquement attachés. sans pouvoir s'achapper
La tragédie, c’est d’abord une mécanique, quel qu’en soit le sujet. Les héros ou héroïnes sont prisonniers d’un réseau de causalités qui finit par les acculer dans ce dernier moment décisif qui se joue au moment où le rideau se lève. N’oublions jamais que la tragédie est d’abord un dénouement, le dernier jour de la crise, où la parole se libère. Et la parole, dans la tragédie est action.

La mécanique qui alimente l’histoire de ces trois femmes, Elektra, Chrysothémis et Clytemnestre, est un réseau de haines et de vengeances dans lequel elles entrent de gré ou de force.
Élément central de l’histoire, au-delà de la malédiction qui poursuit la famille des Atrides depuis les origines, le meurtre d’Agamemnon, père d’Elektra, de Chrysothémis et d’Oreste, par son épouse Clytemnestre et son amant Egisthe, pour venger la mort d’Iphigénie, quatrième enfant du couple, sacrifiée à Aulis par Agamemnon à la demande des Dieux pour que la flotte grecque puisse appareiller pour Troie.
Un oracle ayant en outre annoncé qu’Oreste tuerait sa mère, celle-ci prend ses précautions et confie le bébé à un berger avec pour mission de le faire disparaître…
À Mycènes restent donc Chrysothémis plus soumise et plus désireuse d’une vie tranquille (un mari, des enfants) que d’un destin tragique et Elektra qui ne rêve au contraire que de venger son père, attendant un hypothétique retour d’Oreste qui a depuis longtemps disparu.
La mécanique est donc en place : une Clytemnestre inquiète sur qui pèse encore le meurtre d’Agamemnon, déchirée entre la culpabilité, le sentiment d’avoir vengé sa fille, et la vague crainte d'un retour d'Oreste, une Elektra qui a fait de la vengeance sa raison de vivre, nourrie de haine contre sa mère et Egisthe.
Le grain de sable de l’engrenage tragique, c’est le sort mystérieux d’Oreste, dont on annonce la mort à la fin du duo Clytemnestre/Elektra, climax de l’œuvre. Or les tragédies sont remplies de morts apparents, qui se révèlent au total bien vivants (voir Thésée dans la Phèdre de Racine). À la nouvelle de cette mort, Elektra décide d’agir seule, au moment où un étranger apparaît, qui se révèle être Oreste, bien vivant, lui aussi taraudé par l’envie de venger son père et de se venger de sa mère qui l’a envoyé à la mort alors qu’il était encore un innocent bébé.
Oreste accomplit son office, conformément aux destins, il tue sa mère et son amant, et en proie au remords immédiat, il quitte la scène, poursuivi par un essaim de mouches. Elektra meurt au comble de la joie et de l’émotion.
Reste Chrysothémis, désormais seule qui appelle au secours Oreste qui a fui.
Voilà en quelques mots l’histoire (bien connue) résumée, résolution d’un drame mûri pendant des décennies en 1h40 d’explosion.

Elektra (Angela Brimberg) Chrysothemis (Sara Jakubiak)

 

Les lois de la tragédie et le projet de Ulrich Rasche

Dans la tragédie, on n’échappe pas à son destin, même quand on a l’impression qu’on peut changer le cours des choses et éviter l’irréparable. Pire : toute stratégie d’évitement vous entraîne un peu plus vers la fin. C’est l’ironie tragique qui fait que lorsqu’on croit que les choses ont été réglées et calées, un grain de sable fait basculer la construction.
Ainsi, il en résulte des personnages qui ne sont jamais installés dans la stabilité et dans la sécurité : les héros tragiques sont des colosses aux pieds d’argile qui marchent dans des sables mouvants avec au-dessus d’eux l’épée de Damoclès…

Ulrich Rasche a simplement décidé d’illustrer cette règle immuable, et montrer « physiquement » (il signe la mise en scène et le décor) la mécanique qui broie les êtres dont tout mouvement est un pas vers l’irrémédiable.
On pourrait affirmer que c’est là tout le spectacle, car tous les choix et les refus de Ulrich Rasche apparaissent alors très clairement.

Contrairement à la plupart de ses collègues, il refuse de travailler sur la psychologie des personnages, et les traite comme s’ils étaient des archétypes, et du même coup refuse le jeu, les échanges de regards, la violence et bien sûr aussi la tendresse des corps entre eux. Nous sommes à l’opposé d’un Chéreau qui avait fait de la relation presque charnelle entre Clytemnestre et Elektra une des colonnes portantes de son travail, à l’opposé de Tcherniakov qui fait de la tragédie une sorte de scénario de thriller, et de Warlikowski, qui, bien que traitant directement du mythe et de la tragédie, dans l’espace écrasant de la Felsenreitschule de Salzbourg, faisait sans cesse jouer ses chanteurs, sculptait les individualités, les regardait se mouvoir, marquait chacun par un costume qui les identifiait fortement et chargeait la scène de lieux et d’objets symboliques, y compris par la vidéo.

Rien de tout cela ici. Les personnages surgissent de la « machine » pour dire leurs espoirs, leurs peurs et leurs haines, mais ne se regardent pas ou presque pas, leur regard est lointain, plongé vers le vide, même pas dirigé vers le public, mais vers un horizon inconnu.
Ils ne se touchent pas, restent très économes de leurs gestes, à peine esquissés, jamais accomplis, comme enfermés dans une bulle invisible.
Ils n’ont guère que le chant, ou la parole, pour exister sur le plateau, et en ce sens Ulrich Rasche obéit parfaitement à la loi tragique, où seule la parole est action.
C’est au contraire le dispositif qui bouge sans cesse à leur place, les déplaçant, les isolant à chaque fois dans un espace redessiné, en pente raide ou douce, avec des surfaces se croisant ou se superposant, et tous en équilibre instable sur des tapis roulants, nécessitant des interventions de chorégraphes (Jonathan Heck, Yannik Stöbener, Justus Pfankuch).
Ainsi, même quand ils marchent, ils font en réalité du sur-place, mais il faut bouger sans cesse car rester immobile ce serait se laisser entraîner par la machine écrasante qui occupe la scène. Le seul moyen de résister c’est de faire du « mouvement immobile » incessant, sur une pente quelquefois dangereuse. La « mise en danger » du chanteur est aussi celle du personnage : du même coup, le chanteur ne « joue » plus, ne fait pas l’acteur, il vit l’instabilité structurelle des personnages incarnés. Autre manière pour Ulrich Rasche de tuer toute velléité de jeu.

Elektra (Ingela Brimberg) Orest (Károly Szemerédy) Der Pfleger von Orest (Michael Mofidian)

 

La machinerie

L’idée de confier cette mise en scène à Ulrich Rasche vient de ce qu’il a mis en scène le texte d’Hofmannsthal, la tragédie originelle, au Residenztheater de Munich. Mais le plateau du Residenztheater de Munich étant bien plus petit que celui, très vaste, du Grand Théâtre de Genève, il fallait repenser le système et la machinerie, en fonction des proportions du lieu.
Aussi distingue-t-on non pas un mais deux niveaux pour faire évoluer les chanteurs (au contraire de Munich), les trois femmes étant sur une surface circulaire et, en dessous, sur un autre « disque » tous les autres (servantes, surveillantes, mais aussi les serviteurs, et les protagonistes masculins (Oreste et Egisthe). Ainsi Rasche institue-t-il une hiérarchie entre les trois héroïnes et tous les autres, qui constituent presque un chœur antique, ce qui donne à la rencontre Oreste/Elektra non les retrouvailles tendres et presque amoureuses de deux êtres de chair et de sang, mais comme un dialogue « de haut en bas », de deux individus enfermés dans leurs désirs (de vengeance), et presque comme si du haut du dispositif, Elektra créait son désir et matérialisait son rêve par l’apparition des personnages qui l’entourent.
D’ailleurs, le mouvement d’Elektra vers Oreste est esquissé par une main tendue qui reste dans le vide.
Au sommet donc, surmonté d’un cylindre gigantesque de métal et de grillage, qui se soulève et s'abaisse une surface circulaire, évidemment référence à l’orchestra (ὀρχήστρα) du théâtre grec (l’espace circulaire où évoluait le chœur), mais qui ici est espace de jeu pour cette géométrie à trois personnages qui apparaissent et disparaissent émergeant du noir, ou des fumées, ou des lumières aveuglantes, comme surgissant d’un quelconque néant pour exister face aux deux autres, ou affronter le monde, disparaissant sous l’énorme dais métallique, comme entrant et sortant d’un immense chapeau haut de forme qui laisserait passer quelque trace d’humanité, parce que dans cet univers de plus de 10 tonnes, fait de métal, de rouages, d’élévateurs, de pentes douces ou raides, toujours en mouvement tel un monstre froid au mécanisme d’horlogerie (ça tombe bien, nous sommes à Genève),  il y a ces petites taches humaines, ces petits visages qui émergent des rouages géants et qui semblent tous vêtus de la même manière (costumes de Sara Schwartz et Romy Springsguth), donc faits de la même eau.
Ulrich Rasche donne incontestablement à Elektra un autre visage, revenant de manière presque « réactionnaire » à la mécanique tragique, que la plupart des mises en scènes récentes essayaient de moduler, de psychologiser, d’humaniser jusqu’à la caricature (Tcherniakov) arguant que Strauss et Hofmannsthal cherchaient à créer une autre tragédie qui s’éloignât des grecs, dans cette Vienne qui au début du XXème siècle découvrait la psychanalyse.

Mécanique et humanité

En refusant de marquer les individualités, il fait de tous ces personnages le peuple d’une île déserte tragique, une planète des singes de la tragédie et il donne d’abord l’idée d’une uniformité, comme cette première image des servantes tournant sur un tapis roulant, telle une cordée inquiétante et fantomatique, uniformité qui semble au premier abord être marquée par des costumes qui semblent tous semblables, ce qu’ils ne sont pas en réalité. C’est, faisons référence aux grecs, comme ces défilés de personnages ou d’animaux qui peuplent la céramique grecque, tous semblables à première vue, dont on découvre ensuite les infinitésimales différences. Ainsi les trois femmes se distinguent par des signes que le spectateur peu à peu découvre et déchiffre. Il y a d’abord la sororité, Chrysothémis et Elektra semblent issues d’un même moule, avec des coiffures à peine différenciées, – elles sont d’ailleurs les seules à vraiment se toucher, à un moment elles se tiennent la main dans ce parcours comme si elles se tenaient l’une à l’autre l’espace d’un instant dans un univers hostile, et Clytemnestre apparaît, avec un large pantalon flottant qui élargit ses flancs, discrète indication de la maternité.
Tous étant plus ou moins vêtus de la même manière, les genres semblent effacés tant les personnages semblent interchangeables, mais, comme sur les vases grecs dont il était question plus haut où le rythme est rompu par un profil différent des autres, on note un apax, une singularité, le précepteur d’Oreste (Michael Mofidian) en pantalon court, comme un adolescent attardé (chez Chéreau, il faut le rappeler, c’était Franz Mazura, quasi nonagénaire à l’époque), ou un randonneur (il est vrai qu’ils ont parcouru un long chemin…). Coquetterie ?
Autre élément qui contribue à détruire la singularité de chacun, au-delà du costume, ils sont tous attachés, pour des raisons évidentes de sécurité (en hauteur, sur les plans inclinés qui bougent sans cesse) mais pour une raison très symbolique aussi : ils sont des êtres en laisse, comme des animaux viscéralement attachés à la machine tragique, à la destinée qui de toute manière les tient tous : dans cette vision, il n’y a aucun espace de liberté, ils sont tous sous la coupe de quelque chose qui leur est supérieur, qui les écrase : cette machine qui bouge, qui fume, qui s’éclaire de manière fantasmatique et assez prodigieuse (éclairages magnifiques de Michael Bauer) finit par être le monstre vivant qui les dévore tous.

Se tenir la main, un des seuls gestes de la soirée : Elektra (Angela Brimberg) Chrysothemis (Sara Jakubiak)


Vision rénovée, thématique habituelle et conséquences sur les protagonistes

Ulrich Rasche propose ici une vision d’une très grande puissance, qui ne manque pas d’originalité esthétique et scénique, avec des images impressionnantes, voire stupéfiantes, des éclairages vraiment exceptionnels, mais qui – c’est aussi paradoxal- ne dit rien de plus que nous ne sachions déjà sur ce qu'est la tragédie. Au sortir du spectacle, nous en avons plein les yeux et jamais l’attention ne faiblit, mais nous n’apprenons rien de plus sur les abîmes nouveaux possibles de l’œuvre, que Chéreau, Warlikowski, Tcherniakov et d'autres en des modes très divers, réussissaient à ouvrir pour nous. Il y a dans ce spectacle quelque chose de très théâtral, du grand théâtre (au sens où nous dirions Grand Guignol) fascinant, qui crée une réelle aimantation du regard, mais dans la pure gratuité d’un spectacle hypnotiquement illustratif, une catharsis du spectaculaire et rien de plus – même si c’est déjà beaucoup.

Pour pouvoir accompagner une telle mise en scène, les chanteurs n’ont pas de ressources de jeu, ils se meuvent sans cesse sans bouger, de ce mouvement immobile que nous évoquions et qui est une très belle métaphore du tragique, ce qui pour une œuvre où la difficulté du chant est particulièrement marquée, les contraint à une performance augmentée, où ils sont presque mis en danger, volontairement en équilibre instable, devant se débrouiller, notamment pour les trois protagonistes, à allier instabilité et chant particulièrement puissant, nécessitant une assise singulière. Écartèlement.
Cette production confirme, si besoin était, la singularité de l’art de l'opéra, art monumental, au rythme imposé par la musique, et sa profonde différence avec le théâtre, où seule la parole et le corps donnent le rythme.

Elektra de Hofmannsthal au Residenztheater de Munich © Thomas Aurin 

En ce sens, l’Elektra de Hofmannsthal au Residenztheater devait sonner très différemment, le rythme de la parole épousant par force les aléas de la machine, et les instabilités du dispositif, ce qui devait donner au spectacle une humanité que la musique ici masque, voire étouffe : c’est la performance qui marque, – sans cesse on pense à ces pas inutiles et permanents qui ne vont pas forcément au rythme de la musique, mais au rythme du bon vouloir du sac et ressac de la mécanique scénique-. `

Elektra de Hofmannsthal au Residenztheater de Munich © Thomas Aurin 

C’est pour les chanteurs un exercice permanent de tiraillement entre mécanique scénique et musicale, sorte de double rail qu’il faut suivre quoi qu’il en coûte. On doit donc saluer d’emblée la performance physique de tout le plateau, et bien entendu des protagonistes. C’est la part humaine de cette mécanique de précision qu’est l’opéra habituellement, ici renforcée et même mise à l’épreuve permanente : les chanteurs chantent leur drame et leur souffrance et, en quelque sorte, souffrent réellement, pris dans le vent de cette histoire mythique en permanence au bord de la falaise ou du gouffre.

 

La couleur musicale

Les chanteurs n’ont pas de ressource de jeu, leurs gestes sont réduits au minimum, et dans cette perspective, le seul espace de liberté qu’ils aient, c’est la manière de dire le texte et de le défendre : une mise en scène de ce type demande des artistes qui aient le sens de la diction, de la couleur, des moindres nuances s’ils ne veulent pas apparaître seulement comme des gosiers puissants perdus dans une toile d’araignée de métal.
De l’autre côté, le dispositif scénique gigantesque imposerait aussi une lecture particulière de la partition, en harmonie avec ce que nous voyons, qui pourrait avoir la couleur des Fonderies d’acier de Mossolov (1926). Autrement dit et cette fois sans ironie, une direction glaciale et tranchante, fortement contrastée, reflétant l’impression produite par le décor.

On connaît la difficulté de l’œuvre pour un orchestre (n’oublions pas que Karajan ne l’a dirigée qu’une fois, et qu’il la considérait avec une grande distance), Karl Böhm est sans doute le chef qui sut le mieux concilier la violence inhérente de cette musique, avec ses flaques de tendresse et d’émotion, maintenant dans ses exécutions une clarté pratiquement jamais retrouvée depuis. Franz Welser-Möst a su à Salzbourg en 2020 et 2021, retrouver quelque chose de cette couleur-là. Claudio Abbado n’y a pas toujours totalement réussi,  mais il rendit cette musique fulgurante non tant dans ses exécutions viennoises ou salzbourgeoises, que ce qu’il fit un peu plus tard à Florence, en 1996 (enregistrement repérable sur YouTube et qui reste à mon avis le plus grand témoignage de son Elektra dont nous avons par ailleurs des traces vidéo viennoises – dans la production Kupfer).
L’Orchestre de la Suisse Romande connaît quelques petites imprécisions, des problèmes de cohérence, doublés de quelques décalages avec le plateau qui seront sans doute réparés bien vite, au cours des représentations suivantes. Les chanteurs solistes sont presque toujours face au chef et donc ce n’est pas tant de ce côté que se posent les questions de cohérence scène-plateau, mais au départ avec les servantes qui marchent les uns derrière les autres et doivent à la fois défendre des parties solistes et des ensembles. Les ajustements nécessaires n’empêchent pas la performance d’être très honorable, sous la baguette souple de Jonathan Nott, qui aime ce répertoire. Une baguette qui refuse justement toute lourdeur (ce que j'appelais ironiquement le côté « fonderies d’acier ») et qui propose un accompagnement qui sait se faire discret (un peu trop quelquefois ?), mais qui aurait pu aussi souligner avec plus d’engagement les moments dramatiques et plus « expressionnistes » de la partition. La manière d'accompagner monologue initial d’Elektra, de celui de Clytemnestre, mais aussi de toute la scène si lyrique entre Oreste et Elektra est particulièrement bienvenue. Les parties plus dramatiques sonnent peut-être un peu moins qu’on pourrait l’attendre ou l'espérer, mais il est vrai que la fosse du Grand Théâtre reste toujours assez ingrate. Jonathan Nott soutient bien les chanteurs, et veille à ne jamais les mettre en difficulté, même si leur position en hauteur avec un orchestre assez profond évite qu’ils soient couverts. Il épouse avec attention le rythme du chant, à cause des périls signalés plus haut quant à l’instabilité structurelle des positions des protagonistes. Mais c’est une interprétation qui manque de ce caractère incisif qu’on doit entendre dans cette œuvre, sans doute la plus musicalement « avancée » de Richard Strauss. Dans l’ensemble, une performance à la fois attentive et globalement maîtrisée, mais à laquelle il manque quelque miroitement des lames.

Du côté du chant, il faut souligner l’excellence des rôles annexes, notamment de l’ensemble des servantes aux voies charnues, qui sont pour la plupart des prises de rôle et dont beaucoup appartiennent à l’excellent jeune ensemble du Grand Théâtre, citons donc avec plaisir Marta Fontanals-Simmons, Ahlima Mhamdi, Céline Kot, Iulia Elena Surdu, Gwendoline Blondeel et les « surveillantes » Marian Amman, Elise Bédènes, et Mayako Ito. Du côté masculin, Michael Mofidian (Der Pfleger des Orest) Julien Henric (Ein junger Diener) eux aussi membres du studio et Dimitri Tikhonov (Ein alter Diener) projettent très bien leurs brèves interventions, avec des voix claires et compréhensibles.

Comme à Salzbourg, Michael Laurenz est un Egisthe juste, pas la caricature qu’on voit chez certains ténors de caractère, avec une voix présente, colorée autant qu’il faut et bien aiguisée. Belle performance d’un chanteur intelligent.
Nous avons entendu Károly Szemerédy à Lyon dans Barbe Bleue du Château de Barbe-Bleue de Bartók mis en scène par Andrei Zholdak et nous avions beaucoup aimé ce timbre charnu, aux couleurs suaves qui donnait au personnage une étrange douceur. Même impression ici avec un Orest au timbre juvénile, d’où émerge à la fois une sorte de douceur, et en même temps une sorte d’absence, comme s’il était programmé pour la vengeance, enfermé en lui-même, sans agressivité, où le discours d’Elektra semble à peine l’atteindre tant tout son être apparaît tendu vers le but qu’il s’est fixé. Pas halluciné comme pouvait l’être Derek Walton à Salzbourg en 2020, pas ferme et décidé comme Maltman à Salzbourg en 2021, il fait en revanche un peu écho à l’Orest remarquable de Lauri Vasar à Hambourg en décembre dernier, leur manière d’aborder le rôle est assez semblable. C’est un chanteur à suivre avec attention.

Sara Jakubiak est Chrysothémis et c’est une très agréable surprise. Nous avons entendu cette chanteuse à Munich dans une Eva des Meistersinger un peu pâle sous la direction de Kirill Petrenko (en 2016 et 2018) et on pouvait avoir un peu de circonspection pour une Chrysothémis qui réclame une forte personnalité et un format vocal plus marqué.
La voix a gagné en volume, en expressivité, en engagement. Sans que la diction soit exemplaire, le texte est audible et surtout, Sara Jakubiak sait jouer sur les volumes, les nuances, elle sait alléger quand il faut et montrer de puissants aigus quand c’est nécessaire, ses interventions sont tendues, intenses, tout en restant calibrées et très contrôlées, comme tout bon chanteur d’outre-Atlantique. Le timbre est suffisamment clair pour aborder aussi bien les rôles lyriques que dramatiques et elle se montre ici une Chrysothémis crédible qui répond parfaitement au défi. Très belle performance.
Tanja Ariane Baumgartner est sans doute actuellement l’une des grandes Clytemnestre du paysage lyrique, aux côtés de Waltraud Meier, avec qui elle partage l’intensité et le sens du texte élevé au niveau d’un art. C’est la seule qui fasse de son intervention un moment fait d’une incroyable énergie intérieure et qui donne à la scène tout son sens. Elle dit le texte avec une abondance de couleurs, de nuances, avec la crainte, avec l’ironie, mais aussi le jeu subtil de la femme rouée et en même temps terrorisée. On se souvient de sa Clytemnestre à Salzbourg où elle ouvrait le spectacle en disant le texte de la tragédie grecque d’une manière qui pétrifiait le spectateur, petite tache noire dans l’immensité de la Felsenreitschule. Elle n’a pas dans cette mise en scène la liberté des gestes et des mouvements de la mise en scène de Warlikowski, mais elle réussit, et c’est évidemment rarissime, à dessiner un univers dans son monologue « ich habe keine gute Nächte » comme quand on chante un Lied. Elle a aussi dans la voix cette autorité, cette puissance à l’aigu qui en font un personnage affirmé, qui vit intensément, une véritable apparition saisissante dans le paysage désolé de la tragédie. C’est sans doute la seule qui du point de vue strict de la diction et du sens du texte, soit à la hauteur de l’enjeu scénique et théâtral de la représentation.

Klytemnästra (Tanja Ariane Baumgartner)

Il n’y a aucun doute possible, cette prestation confirme la loi du genre, il n’y a de grandes chanteuses que celles dont on comprend chaque mot, ciselé, chanté, modulé, mâché, digéré, lancé, fusé. Tout l’art du chant c’est d’abord l’art du dire et de la transmission, écoutons et réécoutons au disque Regina Resnik dans l’enregistrement de Solti : c’est pour moi la référence et Tanja Ariane Baumgartner s’est emparée magnifiquement de ce rôle où elle est inévitable aujourd’hui.

Ingela Brimberg est Elektra. Les genevois se souviennent de sa prestation brûlante en 2013 dans Senta du Fliegende Holländer pour le Festival Wagner monté par Jean-Marie Blanchard en 2013 au Bâtiment des Forces Motrices. Voix puissante et très présente, elle a les moyens d’une Elektra, sans aucun doute, même si elle « cale » un tantinet au moment de la scène finale. Il est vrai qu’elle est en scène en équilibre instable pendant presque toute la représentation et qu’elle se donne totalement. Elle a la largeur du registre, l’homogénéité du grave à l’aigu, la puissance, la projection, sans aucun doute.
Mais il lui manque la vibration intérieure, il lui manque cette variété des couleurs qu’on devrait entendre dans son monologue initial, cette ironie persiflante qu’on n’entend pas face à Clytemnestre, il lui manque pour tout dire l’expressivité, au sens où elle chante parfaitement les notes, mais sans qu’on entende la musique interne du personnage et du texte, qu’elle ne dit pas avec tous les raffinements exigés : c’est une voix plus qu’une âme (pour comprendre la différence, Ausrine Stundyté est une âme avant d’être une voix, notamment dans ce rôle). C’est une Elektra qui manque d’incarnation, dans une mise en scène où le chanteur doit sans cesse afficher sa voix, la faire varier, miroiter, la diversifier, parce que mettre en scène le texte est la seule vraie ressource dans laquelle puiser dans ce spectacle. Alors, on reste un peu sur sa faim, car tout en saluant la performance strictement vocale, cette Elektra ne donne pas le frisson attendu.

 

Au total, il faut évidemment si vous en avez le loisir ou la possibilité aller voir ce spectacle dont la singularité est évidente. Vous ne verrez nulle part d’Elektra comparable scéniquement, avec cette puissance évocatoire même si les idées sur la tragédie mises en scène restent au fond assez traditionnelles sinon banales ou superficielles et n’apprennent rien de plus sur l’œuvre et sa lecture. Mais si vous voulez voir ce que l’univers de l’opéra est capable de produire, si même vous n'avez jamais vu d'opéra "en vrai" alors il faut vous précipiter. Vous serez écrasés par cette vision, peut-être séduits, mais pas plus savants. Expérience plus visuelle qu'intellectuelle, plus les mirettes que les neurones.

Voir ci-dessous, « compléter la lecture » par nos analyses d’autres Elektra vues ces dernières années.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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3 Commentaires

  1. Très belle recherche approfondie et remarquablement étudiée et creusée dans ke métal implacable de cette machine de fer .Merci

  2. Je voudrais connaitre le nom du directeur de la production de Elektra avec Rysanek de Marseille 1989. On peut la trouver via internet, mais pas acec mention des auteurs de la production. Merci

    • Bonjour, voici l'équipe de production : Mise en scène : Jean-Claude Riber. Décors : Josef Svoboda. Costumes : Garen Pfleger.
      Bien à vous
      Guy Cherqui

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