Chorégraphe du trouble, du désir et de l’âme, qu’il se plaît depuis toujours à sonder, Angelin Preljocaj n’avait pas rencontré la musique de Schubert avant de s’emparer de son œuvre la plus sombre et nostalgique : le Voyage d’Hiver. Créé à Milan, voici trois ans, ce ballet pour douze danseurs vient d’être présenté avec succès sur la scène du TCE. Après Hans Peter Cloos et Boltantski à l’Opéra-Comique en 1994 auteurs d’une éprouvante expédition sur laquelle planait l’horreur de l’Holocauste, et Bob Wilson au Châtelet en 2001 avec Jessye Normann, qui avait mis en images le cycle schubertien de manière très abstraite, Angelin Preljocaj a choisi d’illustrer les poèmes de Müller par la danse. Tandis que dans la fosse surélevée le pianiste James Vaughan accompagne le baryton Thomas Tatzl et déroule la partition, Preljocaj va raconter l’histoire d’un jeune homme qui, désespéré par un amour déçu, erre dans un paysage hivernal – ou simplement mental ? Brisé par cette rupture, le narrateur quitte son cher amour par une nuit de brouillard, s’éloigne de lui et de sa propre vie pour s’enfoncer dans son inconscient et susciter un véritable désir de mort – si ce n’est pas la mort elle-même.
De voyage, il en est question tout au long de ce « spectacle », puisque les danseurs réunis au plateau vont parcourir un chemin qui va les conduire de la nuit à la lumière. Pieds nus sur un sol à la texture poudreuse aussi léger et crissant que du sable mêlé à de la lave, quelques-uns d’entre eux extirpent plusieurs êtres de cette terre comme pour les ramener à la vie. Plongés dans l’obscurité les corps vont bientôt s’enrouler, s’entrechoquer, se contorsionner pour tendre vers le calme et la paix. Chaque mélodie, malgré la nostalgie, la douleur ou l’interrogation qu’elle exprime, est animée, rythmée par une danse terrienne, physique, ancrée au sol, qui va en s’allégeant à mesure que progresse cette délicate pérégrination parfois accompagnée d’averses de particules noires et voltigeuses.
Figures guerrières (poings levers et torses bombés), voluptueuses arabesques ou portés étirés à l’extrême, réalisés par de magnifiques athlètes, tantôt groupés, tantôt divisés, tout concoure à passer de la mélancolie à l’apaisement. L’énergie, la brutalité des premières scènes qui sont le propre du langage chorégraphique de l’auteur de la pièce, laisse ainsi la place à la douceur qui va envahir les ultimes étapes de cette traversée. Les très belles lumières d’Eric Soyer, d’abord froides et métalliques, vont se réchauffer pour passer du brillant à l’opaque, du noir à la couleur avec l’apparition de ces rouges orangés accordés aux costumes (signés Preljocaj) qui eux-aussi se font plus souples, plus légers et plus colorés lors de cette « Illusion » (« Täuschung »), miracle imprévu et sans doute imaginaire, que le narrateur croit voir surgir et qui bouleverse sa sombre odyssée. Le drame intérieur, les visions violentes ainsi fantasmés prennent fin avec ce personnage qui fait de curieux signes cabalistiques aidé par un bâton laser, durant l’étrange « Der Wegweiser » (« Le Panneau indicateur »), puis lorsque l’espace est éclaboussé de soleils, pourtant trompeurs « Die Nebensonnen » (« Les faux soleils). Au sol les danseurs ont lentement délaissé la rugosité qui nimbaient certains de leurs échanges pour parvenir à quelque chose de plus enrobant de plus caressant, pour atteindre ainsi le calme après la tempête.
Pendant tout ce temps, les mots du narrateur ont été chantés avec une singulière intensité par Thomas Tatzl, baryton à la voix limpide, au phrasé langoureux et à la diction parfaite. Au piano, James Vaughan lui apporte un soutien sans faille, une musicalité raffinée d’une constante sobriété, tout en soignant le cadre extrêmement travaillé imposé par la musique de Schubert.