Pour „accepter“ ce travail scénique, il faut à la fois avoir en tête les habituels prérequis des travaux de Dmitry Tcherniakov et penser à d’autres travaux qu’il a signés, à commencer par le Don Giovanni d’Aix, au décor voisin, et à l’ambiance familiale déglinguée. Dans le programme de salle, les dramaturges essaient de montrer la genèse d’un projet très élaboré, qui s’appuie à la fois sur la tradition dramaturgique des adaptations du drame de Sophocle, aux XVIIe et au XVIIIe, mais aussi sur qu’est le texte d’Hofmannsthal avant de devenir livret de Strauss, et notamment les parties de la tragédie non reprises par le livret. Hofmannsthal a souvent déclaré qu’il avait écrit une tragédie qu’il fallait lire de manière décalée par rapport à la tragédie antique, qu’il ne voulait pas faire un faux antique avec colonnes, et espace maritime, par ailleurs, tout le premier XXe siècle s’applique en Europe et notamment en France à réécrire les mythes antiques en les actualisant, en leur donnant les couleurs du siècle commençant, que ce soit Giraudoux, Cocteau, Anouilh, ou Sartre. La Vienne début de siècle, c’est outre « l’apocalypse joyeuse », c’est aussi la psychanalyse, extraordinaire rituel d’appartement et c’est pourquoi on lit spontanément le décor de Dmitry Tcherniakov comme celui d’un vaste appartement viennois. Mais c'est l'apocalypse horrible, et non joyeuse.
Bien sûr on retrouve les tics tchernakoviens, comme les tables autour desquelles on s’installe, l’abondance de meubles, un piano, des bibliothèques, des portes vitrées qui laissent passer des ombres, des recoins, et même l’extérieur en arrière-plan est une façade si proche qu’elle ne laisse aucune échappatoire vers une nature ou un ciel ou un soleil qui donnerait un tant soit peu de respiration. Dans cet espace, on ne respire pas, on étouffe.
D’ailleurs, lorsque le spectateur s’installe, le rideau est levé et laisse voir tout le décor, éclairé, déjà annonciateur de l’étouffement, un décor qui dès le départ se définit comme une sorte de tombeau, sorte de chapelle ardente qui ne demande qu’à se remplir, et le spectateur devient spect-acteur tant son regard est attiré vers ce salon sans âme, à la fois surchargé et vide.
Évidemment, et ironiquement, le rideau s’abaisse au moment du début, pour que tout s’installe dans sa réalité de drame d’appartement.
« Familles je vous hais », ce pourrait être le motto des Atrides, une famille un peu particulière qui ne se nourrit que de meurtres, et quelquefois même de ceux qu’on a tués (voir le mythe de Thyeste) : en installant son drame à l’intérieur des murs étouffants d’un appartement presque insupportable dès le départ, Tcherniakov rend le mythe encore plus violent, encore plus insupportable, encore plus délétère. Il le vide de toute grandeur, il défait tous les fils d’une tragédie grecque mythique qui regarde les Dieux, pour en faire un drame d’arrière-cour, déjà pourri jusqu’à la moelle. Les dramaturges soulignent d’ailleurs qu’au moment de publier sa tragédie Elektra en 1903, Hofmannsthal avait vu aussi Les Bas-fonds, pièce de Gorki qui venait d’être créée à Berlin et qu’il faut résolument regarder vers le contemporain avant de se tourner vers la tragédie grecque.
Les servantes discutent autour de la table, elles semblent jouer aux cartes, boire le thé, et se moquer de ceux qu’elles servent dans la bonne tradition des comédies d’appartement, depuis Molière. En fait elle se moquent d’Elektra, qui entre et sort, sorte de petite chose, garçon manqué buté (une fois encore on fait le rapprochement avec Antigone), l’Elektra de Warlikowski avait au contraire une forte charge de féminité, rien de tel ici (avec la même chanteuse), et de fait, sa deuxième entrée impose le silence des servantes, parce qu’elle entre dans un costume étrange, masculin, presque fantomatique : cette entrée pétrifie les servantes parce qu’elle est évocatoire : Elektra entre en ayant revêtu le costume d’Agamemnon. Tout son monologue est appel à Agamemnon, mais est en même temps une sorte de cérémonie rituelle : elle enlève la redingote et le chapeau, étend la redingote sur une table, comme si c’était le cadavre du père, puis va chercher d’autres accessoires dans une caisse, un mannequin de mousse qu’elle revêt de la redingote, et qu’elle installe en bout de table, elle lui met le chapeau, puis extrait de la boite des chevaux de bois et chiens mécaniques, jouets d’enfants qu’on devine être ceux avec lesquels elle jouait, ou elle aurait rêvé jouer avec son père… On sent le rituel, répété au quotidien, qui est expression d’un manque, du manque de ce père qu’elle n’a pratiquement pas connu. Elle était toute petite fille ou tout bébé au moment du départ pour Troie, et quand il revient, elle est au début de l’adolescence et elle ne le revoie sans doute pas, ou peu, puisqu’il est assassiné le jour même de son arrivée. C’est donc une ode au père qu’elle n’a jamais vraiment connu qu’elle chante là, en terminant le rituel en allumant trois bougies de fêtes, de celles qui lancent des étincelles, comme pour un gâteau d’anniversaire, et en couvrant le mannequin de roses rouges. Déjà se profile pour cet appartement l’idée de chambre mortuaire, la chambre de la momie, où l’on évoque une vie après la mort, et un père jamais connu mais toujours mythifié. Autrement dit c’est Elektra petite fille vivant au quotidien son complexe d’Œdipe, que la vie réelle lui a interdit.
Toute différente est la Chrysothémis qui entre en scène, un personnage totalement opposé à la jeune fille plutôt délurée de la production Warlikowski, dans son tailleur ultra serré qui reflétait la lumière. Elle est habillée de manière terne, version vieille fille, gouvernante dédiée, qui ne s’interdit pas ses rêves de mariage et de famille, mais on sent que ce rêve est une sorte d’illusion, jupe longue, cardigan de laine, sans éclat, sans couleurs, qui fait apparaître en face Elektra comme une jeune femme plus épanouie (enfin pas tout à fait quand même). Un face à face étrange où est inversé le rapport habituel, une Chrysothémis jeune fille plutôt soignée face à une Elektra souillon (comme dans la mise en scène d’Everding qui régna à Hambourg pour une cinquantaine d’années). Déjà Warlikowski cassait ce rapport en montrant deux jeunes femmes opposées en quelque sorte par le style. La Chrysothémis de Chéreau se rapprochait un peu de celle de Tcherniakov, mais pas l’Elektra. Ici c’est un rapport inversé, une Chrysothémis fatiguée, vieille avant l’âge, face à une Elektra nourrie par l’espoir fou de la vengeance qui l’anime, la maintient dans une sorte d’énergie que Chrysothémis n’a plus. C’est une des surprises de la mise en scène, que cette Chrysothémis éteinte et victime désignée, autre élément décati de la famille. Parce qu’elle est au contact du couple Klytämnestra/Aegisth, elle est déjà consumée, et parce qu’Elektra a coupé tout rapport, elle s’entretient dans ses espoirs et se maintient dans une sorte de fraîcheur.
Troisième femme qui apparaît, la surprenante Klytämnestra de Violeta Urmana dans une étonnante composition de vieille femme branlante et déjà dévorée par la sénilité précoce. Une entrée comme « au saut du lit » qui se justifie puisqu’elle est annoncée comme ayant fait de mauvais rêves. C’est une vieille déglinguée, habillée d’une robe de chambre, mais arborant fièrement une décoration, avec de grosses pantoufles, dévorant un petit déjeuner de manière mécanique et assez dégueu tandis qu’elle parle à Elektra, avalant des tonnes de sucre et sucrant sa tasse au point non de sucrer le café, mais de teinter de café une mer de sucre. Cette scène est le sommet de la soirée, car on est dans une sorte de démonstration de l’univers totalement détruit où évoluent les personnages. Assise à la table qui était plus tôt remplie des jouets d’enfants d’Elektra, Klytämnestra préside et en même temps s’autodétruit d’une certaine manière, avec en contraste un calme glacial d’Elektra, qui s’assoie auprès d’elle, mange même un sucre, comme si elle partageait quelque chose que sa mère ne partage visiblement pas : elle est seule face à son café, comme un rituel familial déréglé et à la limite comique, le personnage a quelque chose de clownesque et de terrible, avec ses rares cheveux en bataille : on semble arriver au bout d’une histoire, au bout d’une famille, où aucun rachat n’est plus possible, comme le montre sa sortie violente accompagnée par Chrysothémis, l’aidante dédiée et sacrifiée, pendant qu’Elektra reste seule.
La scène suivante montre la complexité de la relation entre les deux sœurs, les non-dits érotiques, la manière dont Elektra grimpe sur sa sœur, allongée sur la table, toujours la même table fatale, dans une sorte de violence à la fois incestueuse et désespérée. Ce que nous montre la mise en scène, ce n’est pas la tragédie grecque, loin de là, mais une succession de cas psychanalytiques que Freud pourrait ajouter à sa collection, une vie sans air, étouffante, insupportable, chronique d’une mort annoncée. Les Atrides, dans le mythe, c’est une succession de meurtres sanglants plus ou moins gérés et organisés par les dieux, dans un ordre quelque part macrocosmique : nous sommes ici dans un huis clos sartrien où chacun est pour l’autre un enfer. Enfer microcosmique.
La scène entre Orest et Elektra procède de ce jeu ambigu qui fait qu’on va se demander jusqu’à la toute fin si cette histoire est celle des Atrides, ou celle d’une famille usée et détruite qui en prend les atours. C’est un autre moment très fort parce qu’il oppose un Orest étrangement fagoté, dissimulé sous ses vêtements et donc à peine reconnaissable, et une Elektra qui au départ dialogue sans dialoguer. Ils sont chacun dans un espace séparé, Orest dans le salon du premier plan, Elektra dans celui du second plan, et l’impression est clairement qu’Elektra médite sur elle-même, sous les questions d’Orest, elle répond peu à peu comme si ces questions étaient évocatoires, comme si Orest « analysait » au sens freudien celle qui est supposée être sa sœur, c’est là qu’elle évoque ses cheveux de jeune fille séduisante, et par incise sans doute le viol dont elle a été l’objet par Aegisth, et on comprend pourquoi ses cheveux sont coupés « à la garçon », on comprend aussi pourquoi elle reste distante de l’homme qui va se présenter comme Orest, au moment de la reconnaissance, pas d’enlacement, comme si il fallait de toute manière se tenir à distance mais elle s’assoit, et – c’est bouleversant‑, elle essuie une larme. Quant à Orest, on comprend au moment où il va tuer le couple fatal qu’il n’est peut-être pas Orest, puisqu’on lit un encart :
« Un dangereux tueur en série est recherché. Le délinquant est soupçonné du meurtre de 18 femmes. Il est extrêmement violent, communicatif et manipulateur. Il s'informe soigneusement sur les victimes et gagne facilement leur confiance en se faisant passer pour un prétendu parent. Il est âgé d'environ 45 ans et mesure entre 175 et 180 centimètres. La police demande des informations en appelant le numéro d'urgence 110. »
La scène finale est réalisée avec un réalisme à la limite du supportable. D’abord, le meurtre de Klytämnestra se devine à travers la porte fenêtre, où on la voit contre la vitre hurler et s’écrouler telle une ombre fantomatique et horrible.
Le retour d’Aegisth et le jeu d’Elektra est relativement dans la tradition, tout se passe comme dans les bons « Krimis », et Elektra au comble de l’exaltation se met au piano et joue de manière hystérique la musique de la danse finale, puis reconstitue la table initiale avec le mannequin d’Agamemnon, les jouets etc…pendant qu’Orest apporte avec son compagnon les cadavres du couple assassiné en les traînant dans un drap, puis les met autour de la table, que préside le mannequin-Agamemnon, deux cadavres apprêtés par Orest, avec des roses rouges, comme Agamemnon, Elektra rejoint la « famille » pour s’écrouler à la table, pendant que Chrysothémis appelle Orest à l’aide, se précipite dans ses bras et qu’il la poignarde et l’installe : toute la famille est morte autour de la table, l’affaire est close et après avoir habillé de roses chaque cadavre, Orest regarde un peu la discothèque et en extrait le disque vinyle de l’Elektra de Solti avec Nilsson, la fameuse édition mythique avec Collier et Resnik, signature ironique de Tcherniakov qui regarde son Serial Killer mettre en scène la mort de tous les Atrides, sauf la sienne, seul survivant.
Mais alors nous titille le jeu ambigu de la mise en scène macabre de la scène finale. En quelque sorte, Orest complète le travail d’Elektra (mis en scène de la mort, des cadavres, avec les mêmes roses rouges), on pourrait parfaitement imaginer dans cette famille un peu spéciale qu’entre les parents meurtriers et déglingués, le fantôme du père, la fille aimante qui ne l’a jamais connu et la deuxième fille sacrifiée au service de sa vieille mère, tous morts autour de la table familiale (l’image est atroce), Orest soit celui qui mette le point final à l’histoire, réglant à chacun son compte et réglant ses comptes lui-même dans le style si typique des Atrides, pour en quelque sorte, renaître. Il pourrait donc être le frère revenu, mais lui aussi complètement détruit, comme les autres, comme contaminé par l’atavisme familial. Et Lauri Vasar, qui est bon acteur et très bon chanteur, sait jouer de toutes ces ambiguïtés.
Tcherniakov « laïcise » l’histoire par cette trouvaille de serial killer, qui évidemment doit faire naître quelques ulcères à certains spectateurs, mais on pourrait aussi voir dans ces Atrides modernes un Orest venu mettre un point final à l’histoire. Mycènes, c’est fini en quelque sorte.
Musicalement, la direction de Kent Nagano a été contestée, sans doute parce qu’on n’y retrouve pas les habituelles balises straussiennes, la violence et les fortissimi à répétition. Mais Strauss lui-même disait qu’il n’était pas nécessaire de jouer ça trop fort, vu que c’était déjà écrit fort.
En fait, pour ma part la direction de Nagano dont on connaît à la fois la précision et l’intelligence des situations, s’adapte à une situation scénique où toute grandeur de la tragédie grecque s’efface au profit d’un huis-clos bourgeois dans un appartement chic de la Vienne de la psychanalyse – Et il y a du boulot !-, alors la direction est effectivement bien moins contrastée, plutôt un peu comprimée : elle soutient les chanteurs sans jamais les couvrir, mais eux-mêmes s’adaptent à la situation et au contexte, et l’on essaie de montrer musicalement ce que peut-être une Elektra « de salon », s’il peut en exister.
On ne peut comparer avec les choix salzbourgeois, aussi bien de Franz Welser-Möst que de K.Warlikowski, parce que tous deux s’inscrivaient dans un espace, celui de la Felsenreitschule, qui était vaste espace tragique, où les sons et les voix montaient jusqu’au sommet des murs, et des hauts gradins : le lieu déterminait et illustrait la puissance du mythe. Impossible d’imaginer une Nilsson qui fut l’Elektra de la production hambourgeoise précédente de 1973 chantant la reconnaissance d’Orest ou sa solitude quand elle pleure Agamemnon dans un salon, au milieu des pianos, des tables de jeu et des sofas.
On est dans un autre univers qui n’a rien de tragique, rien d’épique où tout doit être redimensionné. On peut ne pas être d’accord avec Tcherniakov, mais on connaît ses principes : on enferme tout le monde dans un univers-bocal clos, on secoue et on regarde le résultat.
Alors la musique doit être celle d’un univers clos. Un univers qui rappelle d’ailleurs un peu l’ambiance du décor de Don Giovanni d’Aix, sauf que la famille des Atrides est encore plus abîmée. Jouer Elektra dans un salon bourgeois, cela demande un son particulier, des attitudes de jeu particulières et une adaptation musicale spécifique. C’est pourquoi les huées pour Nagano me semblent hors de propos : la question est bien plus celle d’une cohérence entre un contexte musical et un contexte scénique. Et même Strauss et Hofmannsthal disaient se méfier des visions antiquisantes, et voulaient créer une ambiance spécifique qui soit libérée de la tragédie grecque. Alors, Tcherniakov d’une certaine manière les prend au mot, et la musique suit. De fait, Nagano n’est pas explosif, il est plutôt fluide, il suit les péripéties familiales presque au rythme d’un drame bourgeois ou d’une comédie dramatique, avec ses climax, certes, comme la scène de la reconnaissance d’Orest, ou la danse finale d’Elektra, mais sans le côté paroxystique qu’on a l’habitude d’entendre et de voir (encore que…). Bien évidemment, on ne joue pas une Elektra intimiste, mais on joue d’abord une affaire de famille, une crise familiale dans un univers maladif et le son doit s’adapter. C’est pourquoi j’ai trouvé les choix du chef adaptés aux situations, qui changent évidemment totalement nos habitudes d’écoute et nos perspectives, mais jamais pris en défaut d’incohérence. Le reste est affaire de goût.
Du côté des chanteurs, les servantes autour de la table dans la première scène semblent caqueter et médire, comme souvent dans le théâtre bourgeois la domesticité juge les maîtres (voir le Journal d’une femme de Chambre de Mirbeau, ou même Les Bonnes de Genêt) jusqu’à ce qu’on s’aperçoive qu’elle rient et médisent d’Elektra, qui passe derrière les vitres des portes-fenêtres, presque fantômatique. Quand elle rentre, elle provoque à la fois le silence, puis le départ des servantes, où l’on reconnaît d’ailleurs des chanteuses comme Hellen Kwon ou Brigitte Hahn qui eurent leurs heures de gloire. Là encore la situation scénique (elles sont autour d’une table et rient et s’amusent) change en même temps le tragique initial des situations, nous sommes dans un univers de théâtre à la Ibsen, Strindberg, Becque, c’est à dire un univers qui s’oppose à l’univers musical habituel d’Elektra et musicalement, la scène s’écoute et se regarde différemment.
Pendant le monologue d’Elektra, il se passe beaucoup de choses, la chanteuse a beaucoup de choses à faire, ce qui n’est pas souvent le cas dans cette entrée en scène où l’on se concentre sur le chant. Et on remarque alors que la voix d’Ausriné Stundyté est un peu fatiguée, les aigus courts, la diction pas toujours claire, elle garde l’intensité habituelle du rôle, parce qu’elle a une intelligence scénique inscrite dans son ADN, mais elle n’a rien d’un gosier puissant. Certes, Ausriné Stundyté n’a jamais eu d’aigus énormes, mais là, on entend de la difficulté à faire sortir la voix, elle n’est pas au meilleur de sa forme vocale, et on le remarque tout au long de l’opéra. Il est sûr en même temps que la mise en scène, très détaillée, occupe aussi beaucoup le chanteur… encore une fois le contexte donne en quelque sorte moins de respiration, mais je doute que Stundyté puisse longtemps s’user à ce rôle.
La Chrysothémis de Jennifer Holloway est jeune, la voix n’est pas si grande, même si le timbre est clair, et la projection bonne. Le personnage voulu par Tcherniakov comme on l’a vu, est celle de la fille soumise qui s’occupe notamment de sa mère en ruines, une sacrifiée, tristement vêtue, qui ruine sa jeunesse. La voix apparaît non fatiguée, mais lassée, un peu terne, de celle qui n’en peut plus. C’est très cohérent avec le personnage tel qu’il apparaît, une sorte de victime de la vie, prise entre sa sœur et ses grigris, et sa mère et ses folies. Son rêve, c’est fuir, là-bas fuir mais on sent qu’elle n’en a ni l’énergie, ni l’opportunité. Mais on entend moins un soprano dramatique qu’une voix lyrique. Il faudra la réentendre dans un autre rôle, parce que cette Chrysothémis la rend un peu prisonnière du contexte scénique, elle aussi.
Et puis il y a Klytämnestra, incarnée par Violeta Urmana, complètement entrée dans le personnage voulu par Tcherniakov. C’est un personnage qui a dû beaucoup l’amuser, à mille lieues de la mère lointaine, à mille lieues de la déesse, à mille lieues de la grandeur sacrée : une vieille tordue qui vient de se lever et qui est traversée par des cauchemars. À cette Klytämnestra ‑là, il faut évidemment une diction particulière, une manière particulière de hacher les paroles, de les hurler, une manière particulière de montrer une voix abîmée, de mimer la destruction physique et vocale. C’est sans doute insupportable à ceux qui ont aimé les sublimes Resnik ou Varnay, ou Waltraud Meier, ou plus près de nous, Tanja Ariane Baumgartner. Mais c’est le choix scénique qui veut ça. Klytämnestra doit être une sorte de ruine insupportable à tous, y compris au spectateur et ne doit rien avoir ni de grand ni d’attirant, Clytemnestra delenda est. On doit la voir en quelque sorte avec les yeux d’Elektra, pour comprendre le monde clos qui nous est présenté. Urmana, fabuleuse interprète, mime la ruine vocale, avec des sons rauques, des aigus stridents au bord de la justesse, et elle personnifie la ruine physique, c’est impressionnant et suffocant. C’est quelquefois carrément insupportable
De l’autre côté, il y a l’Aegisth vulgaire et dégoulinant de John Daszak presque méconnaissable, avec son pull multicolore à trois sous acheté sur catalogue, sa manière détestable de lutiner les servantes (il a dû aussi dans le passé toucher – et plus, Elektra), son côté repoussant De visu qui fait qu’il n’a pas besoin de donner une voix de ténor de caractère comme souvent on en entend dans Aegisth. Il chante normalement, et tout le personnage apparaît avec son côté répulsif. Le couple meurtrier apparaît dans sa saleté, sa vulgarité, et on lit la situation de cette famille-immondice.
Seul, Lauri Vasar tranche, habillé étrangement, emmitouflé et presque dissimulé, il affiche un timbre d’une suavité rare, d’une douceur angélique, il n’a rien de l’Orest dédié au regard fixe et inquiétant de Christopher Maltman à Salzbourg, c’est un Orest qui donne confiance, par sa douceur et son écoute. Un Orest jeune, qui tombe dans une famille où un meurtre bout dans la marmite, – c’est en réalité un serial killer – et donc rien de ce qui est meurtre ne lui est étranger. Il y a dans le personnage de toute manière quelque chose de rassurant et d’inquiétant à la fois qui laisse le doute, notamment cette manière de se masquer de s’emmitoufler, par ailleurs la mise en scène ne montre pas les servantes et les vieux serviteurs s’agenouiller devant lui, évidemment, puisque qu’il n’est Orest que dans la projection mentale d’Elektra, et à la fin, silencieusement, pendant qu’Elektra toute dédiée à son délire chante et danse, lui ritualise la mort, autour du mannequin d’Agamemnon, finissant le travail en poignardant Chrystothemis qui l’appelle. Orest est un sauvage, mais la mise en scène garde quand même l’ambiguïté sur son identité.
Une soirée éprouvante, parce qu’en faisant d’Elektra un drame familial, un "psycho-krimi" en quelque sorte et non un mythe, Tcherniakov installe l’horreur d’un quotidien blafard dans une famille depuis longtemps détruite qui n’a plus aucun espoir. C’est une vision redoutable, sans échappatoire et particulièrement intelligente et logique. Le couloir de la mort.
PS : Lire l'article du Blog du Wanderer sur la précédente mise en scène d'Elektra d'August Everding (2015) déjà dirigée par Kent Nagano.