On ne reviendra pas sur une mise en scène dont tout a été dit, l’atmosphère lourde, le travail ciselé sur les personnages, la tendresse qui étreint et Clytemnestre et Elektra lorsqu’elles se font face, le rôle de chœur muet de la foule des servantes et serviteurs, la précision des gestes et des mouvements : tout concourt à faire de ce travail une sorte de bilan de la vision théâtrale de Patrice Chéreau, devenu au long des années le maître d’un classicisme bien compris après avoir été l’un des créateurs du Regietheater. Contrairement à d’autres de sa génération, son travail est toujours original et dit des choses toujours nouvelles sur les œuvres qu’il interpelle ; dans cette Elektra, il interroge la tragédie, univers clos, personnages luttant désespérément contre leur destin, conclusion inéluctable, avec des idées nouvelles, comme le meurtre de Clytemnestre à vue, ou celui d’Egisthe par le serviteur.
Il y a eu chez Patrice Chéreau tout au long de sa carrière un travail approfondi sur l’acteur, sur les motivations des personnages en étudiant le texte dans tous ses possibles. Ce travail d’analyse dans la profondeur du texte est sans doute à peu près unique par son exigence dans les annales du théâtre contemporain.
Évidemment, on comprend combien son absence peut peser sur un spectacle qu’il a travaillé avec une équipe de chanteurs-acteurs avec qui il a été jusqu’au bout (la mise en scène cette fois réglée par Peter McClintock); toute reprise de rôle par un autre chanteur change quelques données et fait perdre au travail son urgence, voire sa justesse. Ceux qui ont travaillé avec Chéreau ont en mémoire les répétitions originales, ceux qui arrivent doivent se fier aux assistants, qui même en reprenant scrupuleusement les indications de mise en scène, ne peuvent se substituer à la parole du maître.
Seuls survivent intacts les décors de Richard Peduzzi, les costumes de Caroline de Vivaise et les éclairages subtilement changeants de la magicienne Dominique Bruguière (réglés par Marco Filibeck), c'est beaucoup, mais le coeur de la production a cessé de battre.
Et cette distribution, très honorable trouve en Waltraud Meier la seule rescapée de la distribution originale avec Roberta Alexander, cinquième servante de luxe : Evelyn Herlitzius a laissé place à Ricarda Merbeth, et Adrianne Pieczonka à Renate Hangler.
Dans les rôles masculins, Michael Volle est plutôt bienvenu en Oreste, tandis que Roberto Saccà est Egisthe. En somme, même si ce n’est pas la distribution originale, c’est néanmoins une distribution de bon niveau.
Markus Stenz a dirigé l’ensemble avec précision et clarté. Et il a suivi ses interprètes qui dégageaient moins d’énergie sauvage ; il en résulte une interprétation tendue certes mais moins paroxystique, avec un orchestre de la Scala attentif et juste, sans scorie d’aucune sorte et très concentré où le chef s’applique à retenir l'orchestre pour permettre aux interprètes de chanter sans devoir pousser le volume au maximum au détriment des accents. Ayant repris la suite de Christoph von Dohnanyi au pied levé le 7 novembre, il s’est bien glissé dans les traces du vieux chef et lui aussi a veillé à garder les couleurs, la kaléidoscopie instrumentale aux mille reflets, tout en maintenant un orchestre compact, mais toujours limpide.
La distribution tout en étant honorable n’était pas l’une de ces distributions qui fait tomber le public des balcons. Ricarda Merbeth est plus une Chrysothémis qu’une Elektra, par le timbre et par la possibilité vocale, mais elle se sort de ce rôle redoutable avec dignité et honneur, même si elle n’a rien de la sauvagerie incarnée d’Herlitzius ou de la voix de bronze de Stemme. Son Elektra est donc un peu plus douce, un peu plus insinuante, plus humaine peut-être, mais moins passionnante globalement, plus quelconque.
Renate Hangler se sort moins facilement des pièges de Chrysothémis ; la voix est claire, trop claire peut-être et elle n’a pas le poids nécessaire face à Merbeth-Elektra. Certaines scènes sont plus réussies, comme la scène finale, mais son duo initial avec sa sœur est plutôt pâle par manque de volume et d’épaisseur.
Quant à Waltraud Meier, elle est Clytemnestre, avec une voix encore puissante, et des aigus encore dardés. D’ailleurs l’éventuelle fragilité vocale contribue à servir le personnage car sa Clytemnestre est un tout, fait de gestes confondants de naturel (le jeu des mains est fascinant), faits d’accents, nés d’une possession intime du texte, où chaque mot est scandé, est coloré, est dessiné : l’art accompli du phrasé fait le reste. A ce niveau de maîtrise, il suffit de dire « chapeau bas ! ». Elle a créé un personnage nouveau, dessiné par Chéreau, un personnage angoissé, terriblement humain, maternel presque, un personnage qui excite plus la pitié que l’horreur là où l’on était habitué à des sorcières ou à des monstres couverts de grigris qui répondaient à la vision qu’Elektra veut avoir de sa mère ; il y a dans cette Clytemnestre non plus le membre des Atrides, avec tout ce que ce mot peut avoir d’effrayant, mais une femme traversée d’angoisses, en désir d’amour. Prodigieux, comme toujours.
Du côté des hommes, si Roberto Saccà compose un Egisthe ordinaire dans sa médiocrité, Michael Volle donne à Oreste une toute autre dimension, à la fois glaciale et distanciée, mais aussi un Oreste profondément ému de la rencontre avec Elektra, il est le vengeur mais aussi le frère, à la fois protecteur et aimant : au service de la composition, une maîtrise suprême du texte, de chque mot, de chaque accents des couleurs, du phrasé, un Oreste presque définitif qui illumine avec Waltraud Meier la soirée.
Tous les autres participants font honneur à la production, avec un bel ensemble de servantes. Mais c’est ici la mise en scène (et même ce qu’il en reste) qui fait la grandeur de la soirée. Avec une autre mise en scène, nous aurions une Elektra de répertoire, assez ordinaire, mais Chéreau continue à illuminer et rend encore ce spectacle irremplaçable.