György Kurtág (1926)
Fin de partie (2018)
Samuel Beckett : Fin de partie
scènes et monologues, opéra en un acte
CommissionTeatro alla Scala
Version dramaturgique de György Kurtág d'après le drame de Samuel Beckett
Editeur Editio Musica Budapest
Représentant pour l’Italie Casa Ricordi, Milano

Création mondiale

Orchestra del Teatro alla Scala
Nouvelle Production Teatro alla Scala in coproduction avec Dutch National Opera, Amsterdam

Direction musicale Markus Stenz
Mise en scène Pierre Audi
Décors et costumes Christof Hetzer
Lumières Urs Schönebaum
Dramaturge Klaus Bertisch

Distribution :

Hamm Frode Olsen
Clov Leigh Melrose
Nell Hilary Summers
Nagg Leonardo Cortellazzi
Teatro alla Scala, 17 novembre 2018

À quatre-vingt-douze ans, György Kurtág livre son premier opéra, Fin de Partie sur le texte de Samuel Beckett. L’œuvre, commande d’Alexander Pereira devait être créée par le Festival de Salzbourg en coproduction avec la Scala, mais les retards du compositeur ont conduit finalement à la création à la Scala, le théâtre qui dans le monde a accueilli le plus grand nombre de créations dans sa longue histoire.
L’œuvre est sombre, difficile d’accès, mais par moments impressionnante. Il est encore possible de la voir en mars prochain dans la saison de l’Opéra d’Amsterdam avec la même équipe.

Leonardo Cortellazzi (Nagg), Leigh Melrose (Clov), Frode Olsen (Hamm)

Kurtág aurait voulu mettre en musique l’intégralité de l’œuvre de Beckett, mot à mot, mais n’a réussi qu’à en travailler 56%, d’où le titre original Samuel Beckett : Fin de partie – Scènes et monologues, opéra en un acte. Car ce qui fait le caractère essentiel de ce travail, c’est le lien organique du texte et de la musique, un des textes les plus difficiles de Beckett, qui n’a pas connu le succès d’En attendant Godot ou de Oh les beaux jours, ce qui peut expliquer le désarroi d’un certain public qui quitte la salle à chaque intervalle, marqué par un baisser de rideau.
Pierre Audi et son décorateur Christof Hetzer ont conçu un dispositif gigogne  d’une maison installée sous deux autres toits, sur une tournette, offrant après chaque intervalle une nouvelle face, avec un angle différent par rapport aux toits qui la surmontent, dans une ambiance uniformément grise, avec de subtiles variations d’éclairages d’Urs Schönebaum.
Kurtág se propose de mettre en musique tout le texte de Beckett dans sa version originale française, seule, la poésie d’ouverture, « Roundelay » écrite par Beckett en 1974–75 est en anglais, chantée par Hilary Summers au sommet du dispositif, description des sons qui meurent au crépuscule.
L’entreprise est hardie : la pièce de Beckett elle-même n’est pas des plus faciles et il est clair que le travail dramaturgique reste d’un abord particulièrement difficile même pour un public curieux : il y a là une exigence à la fois louable qui prend en considération la curiosité d’un public disponible, mais le risque aussi qu’une fois de plus la création contemporaine reste confinée auprès d’un public captif et n’arrive pas à essaimer auprès d’une audience plus large.

En travaillant mot à mot texte et musique, Kurtág continue une tradition grosso modo ouverte par Richard Wagner, dont Die Meistersinger von Nürnberg constituent l’exemple musical et présentent le débat théorique. Il n’y a pas de distance entre le texte de Beckett, et la musique à qui il est offert dans sa version brute. Le travail orchestral est particulièrement attentif et précis, avec une attention aux bois et aux cuivres, alors que les cordes sont moins sollicitées, dans une ambiance chambriste qui convient tout particulièrement à l’œuvre.
La question posée par Beckett est la fin de l'homme, la fin du langage, la fin de la possible communication, l’arrivée à la mort dépossédé du tout. Et du même coup la musique plaquée sur un texte frappé par l’impossibilité de communiquer, est-elle à sa place ? Elle ajoute un autre signifié à un texte qui clôt le sens, ou bien explore un espace nouveau qui va donner au texte un sens qu’il ne dit pas mais qu’éventuellement il évoque : en bref elle va donner du sens là où Beckett n'en donne plus. Il y a dans la musique incontestablement d’autres ambiances et d’autres espaces, une autre richesse et des évocations  d’autres musiques : la valse, le tango, d’autres auteurs, on reconnaît çà et là Moussorgski, Debussy, ou même le Ravel de L’Enfant et les sortilèges, comme si à un texte du bout du bout, Kurtág répondait à une musique bilan d’une longue carrière, qui renforce peut-être la puissance du texte. Ainsi n’y a‑t‑il rien de spectaculaire, évidemment rien d’expressionniste, seulement un texte musical plus implosif, qui répond à un texte littéraire qui lui-même est en suspens.
La pièce de Beckett présente quatre personnages dont le seul qui puisse marcher est Clov (Leigh Melrose), valet de Hamm, paraplégique en fauteuil roulant (Frode Olsen) dont les parents, Nagg (Leonardo Cortellazzi) et Nell (Hilary Summers) ont perdu leurs jambes dans un accident de tandem et vivent fixés dans des poubelles. En bref, tous sont en bout de parcours…les parents dans la poubelle est une trop claire métaphore de la fin et de l’inutile. Quant à Hamm dans son fauteuil roulant, il entretient avec Clov une relation ambiguë : Clov affirme vouloir quitter Hamm, et de fait, toute la fin est cet effort pour partir en un départ qui semble ne jamais pouvoir avoir lieu.
Une musique qui accompagne la fin des fins ou l’impossible fin, est une musique qui n’accompagne pas la totalité de la pièce, comme si elle était elle-même en suspens en attente de la fin ou inachevée, comme une musique qui accompagne une fin qui est là depuis le début, mais qui n’est pas là, comme suspendue, comme en attente elle-aussi. Et cette musique est aussi image de cette complexité : un orchestre conséquent de 70 musiciens mais dont émerge un son grêle et discret, des instruments solistes singuliers comme le cymbalum et le bajany, liés à la tradition folklorique hongroise ou sinti, mais aussi des moments évoquant d’autres compositeurs chers à Kurtág. Une musique qui colle au texte ou le prolonge, se resserrant ou se dilatant, concentrée à l’extrême, presque fragmentée (l’œuvre est faite de 12 épisodes), apparaissant d’un grand classicisme, et en même temps complètement neuve.

Ce tissu musical presque contradictoire donne une ambiance particulière, crée une attente, qui est attente du rien, crée aussi des moments plus dramatiques notamment à la fin, quand Hamm chasse Clov, qui est sans doute de toute l’œuvre le moment le plus abouti.

Nell (Hilary Summers) et Nagg (Leonardo Cortellazzi)

Pour interpréter cette musique, quatre protagonistes vraiment exceptionnels, au français d'une très grande clarté, à commencer par les parents Nagg et Nell : Leonardo Cortellazzi est particulièrement intense en Nell, avec  ses variations tonales, ses accents, ses passages de l’aigu au grave, il fait couple avec la mezzo Hilary Summers, plus habituée aux oratorios baroques, intense elle aussi avec des moments d’une rare poésie (notamment le Roundelay initial), un couple traditionnel d’opéra ténor/mezzo comme dans certaines pièces de Bel canto qui contraste avec le couple de voix plus basses de Frode Olsen et Leigh Melrose. Ainsi ce quatuor forme-t-il presque un quatuor vocal de chambre, avec quatre typologies vocales différentes pour quatre personnages singuliers.

Leigh Melrose (Clov) et Frode Olsen (Hamm)

Frode Olsen use à merveille d’une voix un peu usée, avec un sens de l’accent et de la couleur notable, il use de ses failles vocales, et c’est complètement conforme au texte et au personnage dont il donne une composition tout à fait exceptionnelle, à la fois énergique et désespérée, si dans le contexte espoir/désespoir fait encore sens
Mais c’est Leigh Melrose qui une fois de plus, se montre le plus étonnant, usant avec énergie de variations de couleur, de contrastes graves/aigus, avec un rare contrôle, d’une puissance quelquefois étonnante. Leigh Melrose est aujourd’hui l’un des barytons les plus convaincants et les plus étonnants en scène, notamment dans les œuvres du XXe siècle et qui sait immédiatement habiter et incarner un personnage. Il est ici en Clov simplement éblouissant.

À la tête de l’orchestre de la Scala, Markus Stenz montre une fois de plus son goût pour le répertoire contemporain par un travail d’une très grande précision et d’un très grand raffinement qui exalte la qualité de l’orchestre et de ses solistes, un son limpide, transparent qui rend pleinement justice à la partition. Kurtág ne pouvant se rendre à Milan, la Scala a engagé un orchestre hongrois pour des répétitions in loco et le travail de peaufinage entre le compositeur et le chef. Le résultat en est cette lecture fascinante, pleine de clairs-obscurs, – et plus d’ombre que de lumière avec un son toujours fortement présent et clair, mais semblant toujours vouloir en finir, grêle, un son d'agonie. Exceptionnelle prestation de l’orchestre de la Scala.
La mise en scène de Pierre Audi respecte au millimètre l’ambiance beckettienne. Il pourrait d’ailleurs mettre en scène la pièce d'origine exactement de la même manière, le décor de Christof Hetzer uniformément gris rend parfaitement cette ambiance (« un intérieur sans meubles » dit Beckett) de maisons qui s’imbriquent comme des matriochkas, présentant diverses faces en tournant et construisant diverses ambiances ou bien toujours la même parce que tout change et rien ne change. Très belles lumières de Urs Schönebaum avec de jolis jeu d’ombres.

Leigh Melrose (Clov) Frode Olsen (Hamm) séparés, mais unis par leur ombre

Mais c’est la fin là aussi qui du point de vue dramaturgique frappe le spectateur. Clov part, Hamm se retrouve seul, mais son corps se projette en ombre, comme celui de Clov si bien que séparés, leurs ombres sont toujours ensemble. Beau résumé de la situation : dedans/dehors, séparés/ensemble, fini/infini.
Avant d’aller à Amsterdam ou Dortmund (ou l’’œuvre sera donnée aussi) relisez Beckett, et préparez-vous un peu pour mieux profiter du spectacle.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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