Wolfgang Amadeus Mozart (1756–1791)
Die Zauberflöte (1791)
Singspiel en deux actes d'Emanuel Schikaneder (1751–1812)
Création le 30 septembre 1791 à Vienne, au Theater auf der Wieden

Direction musicale : Nicolas Ellis
Mise en scène : Mathieu Bauer
Scénographie et costumes : Chantal de La Coste- Messelière
Lumières : William Lambert
Vidéo : Florent Fouquet

Maximilian Mayer (Tamino)
Elsa Benoit (Pamina)
Damien Pass (Papageno)
Amandine Ammirati (Papagena)
Nathanaël Tavernier (Sarastro)
Benoît Rameau (Monostatos)
Lila Dufy (La Reine de la nuit)
Élodie Hache (Première Dame)
Pauline Sikirdji (Deuxième Dame)
Laura Jarrell (Troisième Dame)
Thomas Coisnon (Premier Prêtre / Deuxième homme d’arme)

Chœur de chambre Mélisme(s)
Gildas Pungier, direction

Maîtrise de Bretagne
Maud Hamon- Loisance, direction

Orchestre National de Bretagne
Paco Garcia (Deuxième Prêtre / Premier homme d’arme)
Nicholas Crawley (L’Orateur)

Rennes, Opéra Bastille, mardi 29 avril 2025 à 19h

Après un très prometteur Rake‘s Progress monté in loco en 2022, l'Opéra de Rennes (en coproduction avec Angers-Nantes Opéra) accueille le metteur en scène Mathieu Bauer pour une Flûte enchantée déplacée dans l'univers populaire des fêtes foraines et des parcs d'attractions. La distribution réunit un panel de jeunes voix avec notamment l'épatant Damien Pass en Papageno et la prise de rôle de la magistrale Elsa Benoît en Pamina. Si la direction volontaire de Nicolas Ellis, nouveau directeur musical de l'Orchestre National de Bretagne, bouscule parfois les équilibres avec le Chœur de chambre Mélisme(s), la soirée file droit vers un succès bien mérité et salué d'une belle ovation par le public rennais. 

Elsa Benoît (Pamina), Benoît Rameau (Monostatos)

Le metteur en scène Mathieu Bauer se définit lui-même comme un enfant de la balle, rompu au difficile exercice de créer autour de lui un esprit de troupe et d'explorer des formes capables de refléter les défis contemporains. Son travail traduit une vision qui brasse théâtre, musique, cinéma et littérature, utilisant le montage comme un outil pour briser les frontières entre les disciplines. Lui-même musicien et fin connaisseur du répertoire lyrique, il développe dans cette Flûte enchantée un langage scénique à la fois parfaitement accessible et capable de dégager des arrière-plans pour une analyse plus fouillée – à l'image d'une œuvre qu'une tradition paresseuse confine encore trop souvent au seul jeune public.

C’est un peu du parfum du Theater auf der Wieden qui plane sur le plateau de l’Opéra de Rennes, avec ce décor et ces costumes signés Chantal de La Coste-Messelière : un assemblage de néons et une forêt de spots multicolores qui anime le regard et réjouit nos âmes d’enfants. Un monde festif et tendre, qui conserve la saveur des petits plaisirs régressifs – le goût des pommes d’amour et des barbes à papa –, au sein d’un décor-tournette qui fait défiler, sur le principe d’une animation circulaire, des éléments aussi emblématiques qu’un train fantôme avec une entrée en forme de crâne géant à la mâchoire ouverte, un kiosque à bonbons ou une cabine de directeur de manège. C’est une joie mélancolique qui étreint et inquiète, car à la joie succède l’inquiétude d’un lieu où elle peut, à tout moment, se changer en peur. Une interprétation que Mathieu Bauer puise chez Ingmar Bergman, dont la célébrissime version filmée de La Flûte ne doit pas faire oublier d’autres allusions, plus ténues et plus graves – comme dans L’Heure du loup (Vargtimmen), avec cette scène inquiétante montrant une représentation de La Flûte enchantée dans un spectacle de marionnettes réduit à sa plus simple expression (un théâtre miniature éclairé pour une seule figurine statique pendant que les spectateurs écoutent un passage de l’opéra).

Cette mise en scène montre comment La Flûte est à la fois une œuvre d’initiation et une œuvre initiatique, offrant au spectateur une forme de souvenir de l’enfance et une résolution symbolique de nos peurs contemporaines. La fête foraine, comme espace de divertissement, ouvre la perspective d’un monde dévolu à la joie et sert de décor à un rituel au terme duquel deux jeunes gens vont laisser derrière eux leur adolescence et affronter les épreuves qui les conduiront à l’amour. Sarastro règne en Monsieur Loyal sur cet univers aux couleurs acidulées, invitant du geste et de la voix le spectateur à y pénétrer. Les costumes dessinent de façon très éloquente le caractère et la fonction des personnages, à commencer par le couple Papageno-Papagena en chanteurs des rues, un Tamino qui bégaie, engoncé dans un costume un peu raide, et une Pamina en robe pop, avec sur le côté des cercles concentriques dessinant une grande cible multicolore.

Elsa Benoît (Pamina)

Ce détail est intéressant. On pense d’abord à l’amour de Tamino, aux flèches de Cupidon (on verra plus tard Papageno se pavaner avec une paire d’ailes et jouer avec un arc miniature), mais la cible renvoie surtout au rôle ambigu que lui fait jouer sa mère, la Reine de la Nuit. Mathieu Bauer choisit de la montrer sous les traits de Vienna, l’héroïne maudite du Johnny Guitar de Nicholas Ray, interprétée par Joan Crawford. Comme elle, la Reine est une femme puissante mais trahie, dont le pouvoir se mue en rage destructrice. Au cœur de La Flûte enchantée s’affrontent deux forces contraires : Sarastro, gardien d’une sagesse austère, et la Reine de la Nuit, incarnation d’une vengeance dévorante. Entre les deux, Pamina incarne l’humanité déchirée – ballotée entre l’autorité bienveillante de Sarastro, qui l’a élevée, et l’emprise viscérale d’une mère qui la manipule. Ce triangle conflictuel dépasse le simple duel entre lumière et ténèbres : c’est une lutte pour l’âme même de Pamina, où chaque camp use de symboles et de pièges pour la conquérir.

Dans son premier air ("O zittre nicht"), elle apparaît dans la tenue iconique du film de Nicholas Ray : chemise jaune, foulard rouge et paire de colts aux côtés. Telle Vienna tentant encore de négocier face à l’injustice, la Reine cherche à reconquérir Pamina par la séduction. Dans son deuxième air ("Der Hölle Rache"), elle porte le noir, comme Vienna après l’incendie de son saloon. C’est la métamorphose de la douleur en fureur : plus rien ne compte que la vengeance. Ce parallèle avec Johnny Guitar humanise la Reine. Elle n’est plus une sorcière mythique, mais une mère brisée, exclue d’une communauté secrète masculine (Sarastro et ses prêtres arborant les symboles maçonniques) qui l’a dépouillée de tout. Comme dans le western, sa violence naît d’une injustice – mais, contrairement à Vienna, elle n’aura pas de rédemption.

D’autres symboles plus transparents structurent à distance les grandes lignes de l’opéra : ce cadre qu’on promène pour « faire le portrait » des personnages, ces nombreuses pommes d’amour luisantes de sucre confectionnées par Sarastro, ou encore le serpent-néon terrassé par les trois Dames. Le reptile se retrouve tatoué, s’enroulant autour de l’avant-bras de Papagena, renforçant l’idée de la tentation amoureuse d’Adam (Papageno) pour Ève (Papagena). Moins bien travaillés, les trois Garçons promènent leurs ballons de baudruche en forme de nuages, tandis que Monostatos et ses sbires doivent se contenter de leur dégaine d’ouvriers mal dégrossis, petites mains chargées de la maintenance du parc d’attractions de Sarastro.

Elsa Benoît (Pamina), Maximilian Mayer (Tamino)

Le plateau vocal maintient un tempo alerte que la direction d’acteur, un rien en deçà, ne permet pas toujours de vivifier. Maximilian Mayer prête à Tamino une présence très énergique, limitée par une projection parfois fébrile ("Dies Bildnis ist bezaubernd schön"), qui rogne la finesse de l’expressivité. À l’inverse, la Pamina d’Elsa Benoit l’emporte naturellement et presque sans coup férir, tant son chant est nuancé et sensible ("Ach, ich fühl’s"). La noblesse de la ligne est remarquable d’équilibre et d’intensité dans la façon de dessiner la progression dramaturgique et psychologique du personnage. Au rayon des réjouissances, le Sarastro de Nathanaël Tavernier puise dans une autorité tranquille, servie par une voix d’une belle densité jusque dans les profondeurs de la tessiture ("In diesen heil’gen Hallen"). Remplaçant une Florie Valiquette annoncée souffrante, Lila Dufy incarne une Reine de la Nuit ciselant avec précaution les vocalises du O zittre nicht, et gagnant en aplomb et en tenue dans Der Hölle Rache. Scéniquement très convaincant, le Papageno de Damien Pass emporte l’adhésion par l’aisance de ses improvisations, glissant des bouts du Tourbillon de la vie de Jules et Jim et donnant au duo Bei Männern, welche Liebe fühlen des airs d’escarpolette et de comédie musicale. À ses côtés, Amandine Ammirati campe une Papagena vive et pétillante, au jeu alerte et à la voix bien maîtrisée. Le Monostatos de Benoît Rameau manque d’un relief capable de donner au personnage une articulation et une netteté de caractère suffisantes. Le trio des Dames (Élodie Hache, Pauline Sikirdji et Laura Jarrell) séduit par l’équilibre de ses timbres et la cohérence de son jeu, là où les trois Garçons de la Maîtrise de Bretagne parviennent à dépasser leur stress et méritent des éloges. Un mot également pour la belle prestation de Thomas Coisnon (Premier Prêtre et Deuxième homme d’arme), baryton bien projeté, très net de phrasé et d’intonation, aux côtés de l’excellent Paco Garcia (Deuxième Prêtre et Premier homme d’arme). Préparé par Gildas Pungier, le Chœur de chambre Mélisme(s) fait entendre une belle cohésion et une palette sonore vive et communicative, capable de faire chanter la salle dans la petite ritournelle de Monostatos avec ses esclaves ("Das klinget so herrlich")…

Récemment nommé directeur musical de l’Orchestre National de Bretagne, Nicolas Ellis fait le choix d’une lecture vivante et très contrastée dans l’alternance des climats et des couleurs, au prix de certaines approximations dans la conduite et la gestion des tempi, qui mettent en tension les équilibres fosse-plateau, mais sans obérer une fluidité et une carrure qui participent à l’indéniable succès public de la soirée.

 Damien Pass (Papageno)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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