Gioachino Rossini (1792–1868)
Guillaume Tell (1829)
Opéra en quatre actes
Livret d'Étienne de Jouy et Hippolyte Bis d'après la pièce de Friedrich von Schiller
Créé le 3 Août 1829 à l'Opéra de Paris

Michele Spotti, direction musicale
Louis Désiré, mise en scène
Diego Méndez-Casariego, décors et costumes
Patrick Méeüs, lumières

Guillaumle Tell : Alexandre Duhamel
Arnold : Enea Scala
Mathilde : Angélique Boudeville
Gessler : Cyril Rovery
Melchthal : Thomas Dear
Walter Furst : Patrick Bolleire
Jemmy : Jennifer Courcier
Hedwige : Annunziata Vestri
Rodolphe : Camille Tresmontant
Leuthold : Jean-Marie Delpas
Un Pêcheur : Carlos Natale
Un Chasseur : Tomasz Hajok

Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille

 

Marseille, Opéra, mardi 12 octobre à 19h

Mise en scène sobre et d’une modernité discrète, distribution révélant deux superbes prises de rôle, le Guillaume Tell que présente l’Opéra de Marseille en cette rentrée ne manque pas d’atouts, et l’on espère qu’elle encouragera d’autres théâtres à présenter à leur tour le testament rossinien, un peu délaissé en France au cours des dernières décennies.

Pantomime pendant l'ouverture © Christian Dresse

Après Lyon en 2019, voici que l’Opéra de Marseille affiche à son tour Guillaume Tell. Faut-il y reconnaître le signe d’un retour durable de l’ultime chef‑d’œuvre de Rossini sur les scènes françaises ? Premier triomphe d’une longue série qu’allait alimenter Auber, Halévy et surtout Meyerbeer, prototype du grand opéra à la française, Guillaume Tell n’a guère été vu à Paris depuis vingt ans (les dernières représentations à l’Opéra remontent à 2003, dans la mise en scène de Francesca Zambello jamais reprise par la suite) mais resta longtemps populaire dans le reste du pays jusqu’aux années 1960, en grande partie grâce au rôle d’Arnold qui avait trouvé en Tony Poncet un titulaire à la voix de stentor à défaut d’être un belcantiste des plus scrupuleux.

Deux productions, même coup sur coup, c’est peu, dira-t-on, pour voir se dessiner une embellie favorable à Guillaume Tell. Pourtant, Meyerbeer, lui, revient peu à peu : Les Huguenots ont fait quelques apparitions, à Strasbourg et même à l’Opéra de Paris ; Le Prophète a été donné à Toulouse et l’on vient d’entendre Robert le Diable à Bordeaux. Quant à Halévy, La Juive est presque redevenue un des titres du répertoire courant. Il est donc désormais possible de programmer le grand opéra romantique. Autre point jouant en la faveur de Guillaume Tell, dont la dernière présentation à Marseille datait de 1965 : entre-temps, la fameuse Rossini Renaissance est passée par-là, et l’on dispose désormais de chanteurs aptes à respecter le style rossinien. Et plus personne n’a honte d’interpréter cet opéra dans sa version originale, telle qu’elle fut créée à Paris en 1829, alors qu’il fut longtemps de bon ton de n’en donner que la traduction italienne. On touche là à un troisième point : ce que montrent les représentations marseillaises, c’est qu’il existe même aujourd’hui des artistes français capables d’incarner les principaux rôles. Voilà la grande nouveauté, qui pourrait donner des idées à d’autres directeurs de théâtre, du moins on l’espère.

En effet, deux prises de rôle en ce mois d’octobre 2021, et deux défis relevés haut la main par deux chanteurs français formés à l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris. Ce premier Guillaume Tell est un jalon supplémentaire dans la carrière d’Alexandre Duhamel car, même si le rôle-titre n’a qu’un air à défendre, outre sa participation aux duos, trios et ensembles, et qui plus est un air dénué de toute virtuosité, le baryton n’en offre pas moins une incarnation de grande classe, avec toute l’autorité nécessaire pour celui qui doit être la figure centrale de cet opéra. Dans « Sois immobile », Alexandre Duhamel atteint un sommet d’émotion, et l’on croit déjà entendre dans cet air la mort de Posa que Verdi composerait plus de trente ans après, pour Paris également. Quant à Mathilde, Angélique Boudeville y trouve déjà un emploi à la mesure de sa grande voix, sans doute faite pour l’opéra plus que pour l’opéra-comique : « Sombre forêt » est pris à un rythme très allant, mais il ne semble pas que ce soit pour ménager la soprano, qui fait preuve par ailleurs d’une endurance et d’une énergie qui laissent pantois, y compris dans les passages vocalisants où elle sait combiner puissance et précision. Avec deux artistes de ce calibre, pourquoi ne pas nous offrir Guillaume Tell plus souvent ?

Angélique Boudeville (Mathilde), Enea Scala (Arnold) © Christian Dresse

Oui mais, il faut aussi un ténor. Et pour Arnold, l’école de chant français n’a peut-être pas encore produit la perle rare. On peut ne pas apprécier le timbre d’Enea Scala, ses nasalités dans l’aigu, mais force est de reconnaître que le ténor italien maîtrise le rôle et qu’il s’exprime dans un français tout à fait correct. Quant au reproche de pousser un peu le son, qu’on pourrait adresser à plusieurs de ses collègues, il faut ici signaler que, distanciation sociale oblige, l’orchestre de l’Opéra de Marseille n’est pas dans la fosse mais déployé dans une bonne moitié du parterre, d’où un mur sonore plus imposant que jamais à franchir pour les chanteurs. Heureusement, Michele Spotti sait tenir les rênes et évite tout excès, même dans cette configuration particulièrement flatteuse pour les instruments. Après une fort belle ouverture qui ne bascule jamais dans la caricature, le chef italien conduit la soirée d’une main ferme qui maintient l’intérêt en éveil jusqu’au bout.

Autour des trois protagonistes centraux, la distribution est très majoritairement francophone, à l’exception du Pêcheur de Carlos Natale, qui livre une charmante romance, et d’Annunziata Vestri, qui donne beaucoup de relief à Hedwige. On retrouve deux artistes déjà présents à Lyon : Jennifer Courcier en Jemmy, percutante mais parfois couverte dans les ensembles, et Patrick Bolleire en Walter, pour qui l’on pourrait souhaiter un timbre plus nettement différent de celui de Guillaume Tell. Cyril Rovery prend visiblement beaucoup de plaisir à camper le très perfide Gessler, auquel il prête une articulation hors pair, et Thomas Dear confère à Melchthal un authentique timbre de basse, ce qui semble avoir dispensé les concepteurs du spectacle de le grimer pour lui fabriquer un aspect « vénérable ».

Signée Louis Désiré, la mise en scène a, curieusement, été contestée par une partie du public marseillais, alors qu’elle paraît concilier modernité et classicisme de manière à satisfaire tous les goûts. Comment ces mêmes spectateurs auraient-ils réagi si La Dame de pique montée par Olivier Py et coproduite avec d’autres maisons d’opéra de la région avait été donnée en version scénique et non en concert comme ce fut le cas en octobre 2020 ? Ce Guillaume Tell nous dispense du folklore helvétique et des paysans maniant la fourche : on ne s’en plaindra pas. Pour cause de pandémie ou de choix esthétique, tout le chœur est relégué en coulisses, et seuls les personnages principaux sont sur scène, ce qui rend les choses plus crédibles : si la fête durant laquelle Melchthal bénit trois jeunes couples ne réunit qu’une dizaine de personnes, Arnold peut plus simplement s’isoler à l’autre bout du plateau, par exemple. Outre les vues montagneuses (parfois réduites à quelques traits) projetées sur les trois parois du décor, il n’y a sur scène que des cubes et parallélépipèdes de bois qui, déplacés et réagencés, forment tous les éléments nécessaires, tables, bancs, lit, etc. Les costumes, tout aussi sobres, situent l’action vers la fin du XIXe siècle ou le début du XXe. Pourquoi les huées au troisième acte ? On se rappelle qu’à Londres, Damiano Michieletto avait transformé le ballet en scène de viol collectif. Rien de tel ici, mais les sbires de Gessler malmènent un peu les trois couples précédemment bénis : la menace est bien présente, mais sans nudité ni hémoglobine, et les méchants portent longs manteaux et bottes de cuir, mais pas l’uniforme nazi. Pourtant, c’en est trop pour quelques spectateurs qui crient leur mécontentement, privés d’un joli ballet en tutu.

Alexandre Duhamel (Guillaume Tell), Patrick Bolleire (Walter), Enea Scala (Arnold) © Christian Dresse
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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
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