À voir sur ce lien : https://www.szenik.eu/fr/rossini-guillaume-tell-saarlandisches-staatstheater-21604
Dans la deuxième moitié du XXe siècle, à l’heure où Rossini n’était plus connu que pour ses œuvres ressortissant au genre bouffe, Guillaume Tell avait conservé quelques admirateurs en France. Plutôt en province, où un Tony Poncet se taillait encore un certain succès dans le rôle d’Arnold (et même pour l’inauguration du théâtre municipal d’Issy-les-Moulineaux en 1965 !). En Italie, la traduction italienne de ce Grand-Opéra créé à l’Académie royale de musique en 1829 avait pu se maintenir de manière sporadique. Depuis une vingtaine d’années, la version originale en français a retrouvé droit de cité, et elle est désormais jouée sur toutes les grandes scènes. L’œuvre reste néanmoins une rareté dans son pays natal, que seuls peuvent monter une maison d’envergure internationale (l’Opéra de Lyon en octobre dernier) ou un festival prestigieux (les Chorégies d’Orange en juillet 2019). Dans la capitale, on a pu la voir pour un soir de 1989 au Théâtre des Champs-Elysées, puis l’Opéra de Paris s’est contenté d’en présenter neuf représentations en mars-avril 2003, après l’avoir négligé pendant six décennies.
On pourrait donc s’étonner que la plateforme Szenik en propose une captation réalisée à Sarrebruck, certes capitale d’un Land, mais le plus petit de tous ceux que compte l’Allemagne. Un peu comme si l’Opéra-Théâtre de Clermont-Ferrand y allait de son Guillaume Tell. Sauf qu’en matière de culture, musicale surtout, le système qui prévaut outre-Rhin permet ce genre d’entreprise, avec les moyens nécessaires et pour un résultat tout à fait respectable.
D’abord, avec le grand orchestre qu’appelle la partition. Ce n’est un secret pour personne, la plupart des villes allemandes disposent d’une formation orchestrale que leurs homologues françaises pourraient à juste titre leur envier. Generalmusikdirektor du Saarländische Staatstheater, Sébastien Rouland est un chef français qui mène une vraie carrière internationale, et était récemment chef invité à l’Opéra Comique pour Le Postillon de Lonjumeau. Si le coronavirus ne l’avait pas voulu autrement, il aurait dirigé à Versailles en juillet prochain le premier volet d’une Tétralogie clefs en mains tout droit venue de Sarrebruck, présentée en quatre concerts sur quatre saisons consécutives. L’orchestre et le chœur maison sont donc rompus au répertoire le plus exigeant, et aptes à défendre le testament scénique de Rossini. Sous la direction élégante et équilibrée de Sébastien Rouland, montent de la fosse les mélodies bucoliques comme les accents martiaux, sans jamais tomber dans la caricature. On déplore évidemment un certain nombre de coupures, qui réduisent le spectacle à une durée de trois heures, quand les enregistrements les plus complets dépassent quatre heures.
A la mise en scène, Roland Schwab. Les fidèles lecteurs de Wanderer savent qu’il a monté Mefistofele à Munich à l’automne 2015, mais son nom ne fait pas encore partie des plus familiers. D’abord élève de Götz Friedrich, il a également suivi l’enseignement de Ruth Berghaus. Sa production de Don Giovanni est toujours à l’affiche de la Deutsche Oper de Berlin, et en janvier dernier, Sarrebruck lui confiait un Don Carlos où le décor était occupé par une voiture renversée après un carambolage. Pour Guillaume Tell, Schwab a choisi de mettre l’accent sur l’oppression dont est victime le rôle-titre : avant que l’on entende une note de musique, une citation de Nelson Mandela apparaît sur le rideau (« libérer l’oppressé et l’oppresseur »), et pendant l’ouverture est projeté un film où un homme enfermé dans une sinistre pièce carrelée qu’on imagine bien en salle de torture apparaît d’abord accablé, avant de succomber à une crise de nerfs en parallèle avec le presque trop célèbre mouvement rapide.
Quand le rideau se lève, on comprend qu’il s’agissait du héros, car le chanteur arbore les mêmes plaies au visage que l’acteur de cette vidéo. L’œuvre est actualisée pour se dérouler de nos jours, Gessler et sa bande de hooligans chevelus et patibulaires (une douzaine de figurants en rangers, bombers et tenue camouflage) imposant leur autorité sur une communauté villageoise où les dames arborent le cardigan brodé et les messieurs le pantalon de cuir fauve, et où les jeunes gens ont les cheveux bien dégagés autour des oreilles. Seul détail anachronique : face aux battes de base-ball et aux mitraillettes, Guillaume ne se dessaisira pas de sa chère arbalète. Deux objets emblématiques résument l’affrontement. La pomme, inévitablement associée au héros suisse, se décline ici sous tous ses aspects : durant le premier tableau, les paysans pèlent les fruits et les mettent en conserve, Gessler croque une pomme pendant que l’on torture ses victimes, et lors de la scène finale, les vainqueurs en placeront une dans la bouche de l’oppresseur mort, comme dans la gueule d’un cochon rôti. La botte est le symbole du tyran, non seulement comme accessoire vestimentaire pour ses sbires, léché par les opprimés, mais aussi comme outil de coercition : on en frappe les paysans, et le ballet est transformé en tentative d’agression sur la personne d’une jeune Suissesse, avec force simulation de masturbation et de coït dans les bottes en question (on allait jusqu’au viol dans les productions Michieletto à Londres ou Kratzer à Lyon).
Les quatre actes se déroulent dans un décor unique, sobre mais spectaculaire : un grand plancher blanc relevé vers l’arrière et incurvé sur tout un côté, au point d’évoquer parfois une moitié du fameux tunnel peint par Jérôme Bosch pour représenter la montée des bienheureux vers l’empyrée. Monté sur tournette, cet immense praticable abstrait se présente successivement sous ses différents aspects, variés par les jeux d’éclairage esthétisants. Les pilotis qui le soutiennent, comme un navire en cale sèche, forment ainsi la « sombre forêt » du deuxième acte. Les montagnes helvètes ne sont pourtant pas oubliées, grâce à la photographie de paysage alpin, avec sa famille au premier plan, que Tell avait gardée dans sa prison et qu’il a encore sur lui au lever du rideau.
L’archer a ici les traits et la voix de Davide Damiani. Le baryton italien, qui a également tenu le rôle à Palerme dans la production Michieletto et dans plusieurs autres théâtres européens, possède l’épaisseur du personnage, tant sur le plan scénique que vocal, et s’exprime dans un français très correct. La psychologie du héros reste relativement opaque, mais ce côté marmoréen tient sans doute en grande partie à la partition même. Gessler, au contraire, fait ici l’objet d’un travail plus riche : loin des « méchants » grimaçants auxquels on le réduit souvent, Hiroshi Matsui propose un être plus complexe, tortionnaire psychopathe à la gâchette facile mais aussi, obligeant le violoncelle solo de l’orchestre à monter sur scène pour accompagner le « Sois immobile », âme sensible émue aux larmes par le jeu de l’instrumentiste (on sait que certains des plus terribles dictateurs du XXe siècle aimaient profondément la musique), avant de déclencher le massacre de tous les villageois, une fois Tell sorti vainqueur de l’épreuve de la pomme. Sung Min Song, jeune ténor coréen en troupe à Sarrebruck, prête à Arnold son physique juvénile et une voix claire, très à l’aise dans l’aigu, qualité indispensable pour les contre-ut qu’alignent « Asile héréditaire » et, avec plus de vaillance encore, la cavatine qui suit, « Amis, secondez ma vengeance ».
Du côté féminin, on remarque le Jemmy limpide et sans nunucherie de Herdis Anna Jónasdóttir, ainsi que l’Hedwige solide de Judith Braun. Mais l’attention est surtout retenue par Agnieszka Hauzer, en troupe depuis plusieurs années à l’Opéra de Kiel, où on lui fait tout chanter : Didon des Troyens, Sieglinde, l’Impératrice, Valentine ou Tosca. Un tel agenda pourrait éveiller des craintes, mais le chant de la soprano polonaise n’avait pas encore perdu son intégrité en septembre 2017. La voix est belle, surtout dans « Sombre forêt » ; lorsqu’elle doit s’élever davantage dans l’aigu, un vibrato vient un peu brouiller la ligne, et les vocalises n’ont pas toujours la propreté qu’on pourrait souhaiter. Scéniquement, l’interprète n’est pas gâtée, sanglée qu’elle est dans un blouson en simili cuir bleu électrique et coiffée d’un béret ; le personnage se voit même exclu des réjouissances finales : la fille des Habsbourg ne saurait prendre part à la joie douce-amère de ceux qui ont éliminé leur redoutable représentant, eux-mêmes devenus adeptes de la Kalachnikov et du treillis…