Un théâtre au parfum particulier
La Komische Oper de Barrie Kosky a un parfum particulier, elle qui fête ses soixante-dix ans d’âge cette année. L’institution a traversé sans (trop) de problèmes la période, parce qu’elle a toujours eu une grande réputation depuis Walter Felsenstein. Au-delà du petit chocolat qui est offert au public à la sortie, les 70 ans sont fêtés d’une manière originale chaque soir : juste avant le lever du rideau, on entend une voix d'un des artistes (chefs, chanteurs, metteurs en scène) évoquer rapidement son lien avec la Komische Oper d'hier et d'aujourd'hui, c’est émouvant, intéressant parce que chacun a son style mais tous à la fin de leur petite intervention recommandent d’éteindre le mobile, ce qui donne une touche d’humour qui tranche avec les habituelles annonces tristouilles d’autres théâtres. C’est ça, le style Komische Oper, qui fait qu’on aime ce théâtre, trois soirées en dix jours, et trois fois un vrai plaisir, même si ce soir c’est particulièrement réussi et sans doute le plus grand moment, grâce à une alliance entre une mise en scène exceptionnelle, l’une des meilleures sinon la meilleure vue de cette œuvre depuis longtemps, une direction de très grande qualité à tous niveaux, et une distribution sans failles.
Une mise en scène sensible, et juste en tous points
Barrie Kosky à l’inverse d’autres metteurs en scènes de sa génération n’aime pas les décors changeants et les ambiances multiples : la plupart de ses travaux sont fondés sur le principe du décor unique à l’intérieur duquel toute la trame prend place, avec une virtuosité peu commune comme on l’a vu l’été dernier dans ses Meistersinger à Bayreuth. C’est le cas de cet Eugène Onéguine dont l’essentiel se déroule dans une clairière d’un parc, évocatrice d’un monde bucolique, loin des villes, qui fleure bon la confiture et les danses paysannes (Décors de Rebecca Ringst). Un monde de fleurs que les costumes d’Olga et de Tatiana hors des modes évoquent (costumes de Klaus Bruns). C’est dans cette ambiance de paradis de la jeunesse que l’opéra commence. Ce décor va servir de cadre à tous les épisodes qui marquent le destin des quatre héros, Olga, Tatiana, Onéguine et Lenski.
Ainsi Kosky se concentre sur les personnages, et sur leurs attitudes et mouvements. L’œuvre est divisée en deux parties : celle du temps de la jeunesse se terminant par le drame du duel, et le dernier acte, l’âge de la maturité et de la raison où les relations entre les personnages s’inversent. Ainsi Filippewna la nourrice (Margarita Nekrasowa) est l’un des personnages centraux de cette première partie, celle qui introduit la confiture comme élément emblématique du temps de l’enfance qui va devenir celui de l’amour de Tatiana envers Onéguine puisqu’elle glisse la fameuse lettre dans un pot de confiture, et que ce pot va devenir un motif qu’on retrouve jusqu’à la fin, puisque la plupart des personnages y trompent leur doigts comme si c’était une sorte de réminiscence d’un âge révolu.
Ce qui frappe dans cette mise en scène, c’est l’attention portée aux moindres petits gestes, des petits gestes criants de vérité, et aux attitudes des personnages, à commencer par Tatiana, jeune fille romantique qui lit des romans d’amour, une sorte de jeune Emma Bovary rêveuse, dont les lectures vont déclencher une soif de grand amour que la vue d’Onéguine va faire exploser. Et ces gestes vont aussi devenir motifs : la manière dont Kosky montre Tatiana, se tordant les mains derrière le dos, d’anxiété, de désir, et d’envie, et qui recouvrent des sentiments divers, d’abord l’amour et l’attente, puis l’anxiété au moment du duel que l’on ne voit pas, sinon à travers ces mains tordues, enfin au troisième acte, quand Tatiana seule retrouve l’amour pour Onéguine qu’elle avait enfoui dans ses rêves de jeune fille et par ces gestes mêmes on comprend qu’elle redevient la jeune fille qu’elle fut. Une Tatiana qui cependant évolue aussi puisque de la jeune fille qui ose avouer son amour au jeune homme, on retrouve une femme, une épouse aristocratique qui garde un extraordinaire naturel, tout en se comportant en dame, avec une véritable dignité qui reste simple et naturelle en cohérence avec le personnage, dans le seul décor ajouté à la clairière.
De la clairière des amours en effet, on passe au début du troisième acte à un salon aristocratique traversé par des invités, comme si désormais tout était régi par la loi sociale, salon que des machinistes vont défaire à la main, à mesure que Tatiana et Onéguine se retrouvent seuls, comme avant et toute la scène finale va se dérouler comme au premier acte entre Onéguine et Tatiana, mais avec les rôles inversés. Tatiana avoue son amour à un Onéguine fou de passion, embrasse une et dernière fois l’être aimé pour l’abandonner et fuir derrière les fourrés, laissant Onéguine seul et désespéré au milieu de la clairière.
Le personnage d'Onéguine également est vu d’une manière très subtile et le mécanisme absurde qui conduit au duel est parfaitement démonté par Kosky qui montre la manière qu’Onéguine a de considérer cette histoire dans son absurdité, et en même temps incapable d'enrayer l’engrenage qui va le conduire sur le pré au petit matin. Un duel que l’on ne voit pas, où l’on entend simplement le coup de feu, et Onéguine sort des fourrés désespéré et fuyant, la chemise tachée de sang qui nous laisse deviner une étreinte finale du cadavre de l’ami.
Lenski et Olga sont vus de manière totalement différente et là aussi très subtilement Kosky nous montre à l'inverse un couple qu'on croit plus simple, établi, installé, avec un Lenski éthéré mais plutôt « rangé » et une Olga vive qui mord la vie à pleine dents et un peu coquette. Un Lenski qui aime absolument comme dans les romans ou les poèmes qu’il écrit, ou que Tatiana pourrait lire, et une Olga qui a soif d’amusement et de vie, prête à une vie plus aventureuse à la Onéguine. Chassés croisés. Du même coup là où Lenski semble un jeune homme « ordinaire », Onéguine par sa coiffure et son allure nous indique une toute autre vie et d’autres désirs (il ressemble à Musset, une sorte d’enfant du siècle qui s’y rue à pleine dents).
Autour de ces quatre jeunes gens, des personnages traversent l’œuvre, la nourrice, Filippewna, très attachante et magnifiquement incarnée par Margarita Nekrasova, qui encourage discrètement Tatiana à écrire sa lettre en rappelant sa propre jeunesse et son mariage arrangé, et Madame Larina de Christiane Oertel : les deux ouvrent l’œuvre justement en remplissant des pots de confiture : les « adultes » fabriquent la confiture que les « jeunes » vont dévorer, comme on dévore les rêves. La confiture comme symbole de douceur et de plaisir sans peur, symbole d’enfance aussi : combien de fois les personnages sont pris « les doigts dans la confiture » …
Tout cela respire l’insouciance et un bonheur simple, et les chœurs de paysans (bien plus bourgeois que paysans, ces gens qui composent un monde vaguement proustien ( À l’ombre des jeunes filles en fleurs pourrait être un autre titre de cette production) dont certains jouent au badminton, un monde qui semble être une projection du monde de Tatiana, vue à travers de bribes de souvenirs lointains, comme le semblent le souligner les magnifiques éclairages de Frank Evin, changeants, jamais vraiment réalistes, et correspondant sans cesse à l’état psychologique des personnages, plongeant toujours la scène dans une atmosphère frémissante et nostalgique.
On aura compris que ce spectacle est un enchantement, d’une rare subtilité, d’une très grande tendresse qui ne peut que provoquer l’émotion.
Une distribution solide et engagée
Il faut à ce titre souligner la cohésion de la troupe de la Komische Oper, dont presque toute la distribution est issue, si l’on excepte Aleš Briscein, qui comme bonne partie du cast, a travaillé avec Kosky pour la création de la production. Nouveaux arrivés, essentiellement Nadja Mchantaf, nouvelle Tatiana, une nouvelle Olga, Marie Fiselier, et un nouveau Gremine, Önay Köse. Il reste que les nouveaux arrivés, issus de la troupe, montrent la présence d’une cohésion forte qui permet de garantir une particulière fidélité aux intentions de la production. Last but not least, à Henrik Nánási, l’ex-directeur musical succède aussi le jeune et valeureux canadien Jordan de Souza. C’est l’avantage du système de répertoire de garder un esprit des productions. À voir la production, on a l’impression d’une fraîcheur intacte, que l’ensemble musical est loin de dépareiller, à commencer par le chœur plein de relief dirigé par David Cavelius, grande présence scénique, beaucoup d’expressivité, une belle diction et une belle projection, mise en relief par la disposition souvent en face du chef dans des mouvements assez impressionnants qui font spectacle.
Dans la distribution, on notera d’abord les petits rôles, tous bien tenus, Samuli Taskinen (Zarezki) Carsten Lau (Un capitaine) et Alexander Kohl (Guillot), mais notamment le Triquet de Christoph Späth, qui n’en fait pas trop dans le genre « français de Russie », mais dont la composition au total élégante remporte un beau succès.
Bien présentes les faiseuses de confitures, la Larina de Christiane Oertel et surtout la Filippewna de Margarita Nekrasova, qui compose un personnage très maternel et tendre, avec un beau relief et une voix particulièrement expressive.
Önay Köse est un Gremine jeune, ce qui est rare (Le Gremine de la mise en scène de Herheim à Amsterdam l’était aussi). Son air est bien chanté, bien contrôlé (l’air est un must chez les basses) et il remporte un vrai succès. Toutefois le timbre est un peu clair pour le rôle (un peu comme son Basilio la semaine précédente) et surtout il ne colore pas suffisamment le chant, et l’expression reste un peu indifférente, c’est bien chanté, mais pas très incarné.
Maria Fiselier est une jolie Olga, voix bien projetée et expressive, qui compose un personnage très présent et particulièrement à l’aise en scène, même si les graves laissent un peu à désirer. Elle compose un joli couple de sœurs aux styles opposés avec la Tatiana de Nadja Mchantaf.
Nadja Mchantaf est justement Tatiana. On se souvient de son impressionnante Rusalka sur cette même scène. Elle est ici une Tatiana merveilleusement interprétée, au jeu très émouvant et très impliqué. Elle sait émouvoir, faire sourire et attendrir. En bref c’est une vraie présence, parfaitement installée dans le personnage. La voix est expressive et particulièrement contrôlée, mais manque un peu de projection avec des aigus qui mériteraient un peu plus de volume…c’est un chant vraiment habité (magnifique air de la lettre), mais qui n’a pas toujours le format d’une Tatiana : c’est vocalement un « petit » soprano lyrique, il en faudrait un « grand ». Il reste que le style, l’interprétation, la présence sont tels que l’incarnation est suffisamment réussie pour remporter un triomphe mérité.
Lenski est le jeune chanteur tchèque Aleš Briscein, avec une voix claire, assez forte (on entend derrière un Hermann), une belle expressivité, et surtout un chant habité, coloré, avec une émission slave qu’on remarque par la manière dont le texte très fluide est accentué. Le jeu reste peut-être un peu en deçà, mais le personnage existe par une voix très lyrique qui s’impose et qui emporte l’adhésion, avec une présence marquée, notamment dans tout l’acte II. Triomphe tout particulier auprès du public.
Il était Figaro la semaine précédente, Don Giovanni il y a quelques semaines : Günter Papendell est vraiment un pilier talentueux de cette troupe. Il est l’Onéguine de cette production depuis les origines, un Onéguine qui sait afficher sa complexité, ses contradictions, un Onéguine jamais vraiment superficiel, et toujours juste.
Entre les deux premiers actes et le troisième, il se transforme physiquement : il n’est plus le jeune héros à la Musset, mais un personnage qui semble prématurément vieilli (il a 26 ans dans le livret), et en tous cas qui n’a plus rien à voir avec l’Onéguine initial . Quand il revoit Tatiana, le coup de foudre immédiat le transforme en un amoureux désespéré. Un chant habité, très incarné, une présence scénique exceptionnelle, un engagement de tous les instants soutiennent une voix puissante très présente, très expressive avec un beau volume. Une très grande prestation, un Onéguine de très grande facture. La Komische Oper a une grande chance de s’être attaché pareil artiste, qui chante 90% de l’année sur cette scène, et qui traverse des rôles très divers avec un égal bonheur. Il forme avec Mchantaf un couple vraiment déchirant dans la dernière partie, à tirer les larmes. Grand moment.
Une direction d’une grande sensibilité et d’une particulière transparence
Cet ensemble on le voit particulièrement heureux, et sans vraie faiblesse, est accompagné dans la fosse par le jeune chef Jordan de Souza. C’est plus qu’un accompagnement, c'est une vraie direction, à la fois énergique, rythmée, qui sait mettre en relief les moments très divers, les plus symphoniques, les fêtes du 2ème acte, et la fameuse introduction au 3ème acte, particulièrement bienvenue, qui contraste par son brillant avec la scène vide où entre Onéguine, seul et méditatif, avec effet de contraste garanti. Il sait aussi créer une vraie tension dramatique (fin du 2ème acte) avec de vrais crescendos, et les magnifiques dernières phrases qui laissent dans le public un long silence au final du II.
Mais c’est dans les parties plus lyriques et plus retenues qu’il est peut-être le plus convaincant encore : il sait exalter les pupitres et les parties solistes (des bois notamment, qu’il valorise de manière éminente), tout en ayant le souci permanent des volumes et des chanteurs, qu’il soutient sans jamais les couvrir. Par ailleurs, sa lecture est particulièrement limpide et transparente : elle rend justice à la partition en en soulignant avec égal bonheur tous les aspects et surtout en cohérence avec l’ambiance du plateau dans une « Gesamtkunstwerk » bienvenue. Tendre, dramatique, lyrique, sensible, c’est un travail à l’orchestre (sans aucune scorie, vraiment excellent) d’une grande précision : Jordan de Souza est une vraie découverte, d’emblée à classer dans les chefs d’opéra à suivre, tant son Onéguine est sensible et juste et tant il est attentif à tout le plateau tout en veillant à la cohérence de la fosse. Chapeau.