Auditorium de Radio France, 13 février 2018

Beethoven, Fantaisie en sol mineur, op. 77 ;
George Onslow, Symphonie n°3
Beethoven, Concerto pour piano n°4 en sol majeur, op. 58

Elisabeth Leonskaja, piano

Orchestre Philharmonique de Radio-France
Mikko Franck, direction

Philharmonie, le 15 février 2018
Elisabeth Leonskaja, piano

Mozart, Sonate n°13 en si bémol majeur, KV.333
Schumann, Sonate n°1 en fa dièse mineur, op. 11
Mozart, Sonate n°11 en la majeur, KV.331
Schumann, Etudes Symphoniques, op. 13

 

Elisabeth Leonskaja, piano

Le 13 février 2018 à l'Auditorium de Radio-France, et le 15 février à la Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez

Leonskaja, concertiste, chambriste, récitaliste, en une quinzaine parisienne, c’est l’abondance de biens qui ne saurait nuire. Outre les deux soirées ici en question, elle se produisait en effet le 21 janvier avec les musiciens du Philharmonique de Radio-France dans la très rare version pour quatuor (cordes et piano) du quintette avec vents opus 16 de Beethoven, concert auquel nous n’avons malheureusement pu assister. La nouvelle pratique de Radio-France consistant à faire précéder le programme symphonique d’un hors‑d'œuvre intimiste trouvait une déclinaison idéale avec l’inversion de l’ordre de la symphonie et du concerto et permettait de réentendre une autre rareté souvent défendue par Leonskaja - la fantaisie opus 77 de Beethoven, – avant de retrouver le style beethovénien familier, si noble, simple et presque trop modeste de la plus viennoise des pianistes russes. Son récital, désormais aussi rituel (espérons-le) que celui de Pollini dans la grande salle de la Philharmonie, donnait quant à lui à entendre, plus, justement, que la soirée Beethoven de l’an dernier, le meilleur, la grandeur de Leonskaja, en particulier dans des Etudes Symphoniques à marquer d’une pierre blanche, et un inoubliable service de rappels.

Leonskaja à Radio France

La trop rare Fantaisie de Beethoven trouve en Leonskaja un unique défenseur parmi les étoiles du circuit mondial. Unique n’est pas suffisant, tant l’œuvre est aussi fascinante et belle qu’elle est singulière, et même sui generis. La vision qu’en propose la pianiste russo-viennoise est assez radicale et n’en donne à voir qu’un aspect principal, mais le donne à bien voir. Le caractère informel, impromptu et presque improvisé de la partition y est valorisé, non seulement dans la succession de traits cadentiels et de changement d’idée de la première partie, mais aussi dans le chaleureux thème et variation final. L’organisation d’un matériau chaotique aboutissant à une triomphale prise de possession apparaît comme une sorte de procès naturel, du moins naturalisé, et non comme une victoire de haute lutte de l’esprit. Ce dernier aspect est gommé au profit d’une douceur générale de ton, que rehausse en caractère un sens consommé de la théâtralisation et de la stylisation discrètes. Par rapport à son interprétation donnée à la Cité de la Musique en 2015, la ligne a gagné en cohérence sans perdre de son charme capricieux. La recherche de décontraction du jeu et de la sonorité se paie, on y est accoutumé, de quelques approximations qui gênent un peu plus, justement, qu’à l’accoutumée : c’est que la fâcheuse sécheresse (pour le piano, du moins) de l’acoustique de Radio-France rend peu justice à la longueur de notes et à la chaleur sonore de ce piano, comme elle en compromet le dialogue avec l’orchestre. Leonskaja n’est ni le premier ni le dernier pianiste à en souffrir, et d’ailleurs en avait déjà fait les frais lors de son concert chambriste avec les musiciens du Philhar, puis de son Jeune homme, en 2015.

Sa prestation de la pianiste s’en trouve à nouveau difficile à apprécier, et d’autant plus à juger relativement à nos précédentes expériences concertantes avec elle. On l’a en tout cas déjà vue moins précise et assurée que dans cette exécution propre, et faisant la démonstration tranquille d’une autorité sur le temps si particulier où se déploie le premier mouvement du concerto en sol. Elle penche assurément davantage du côté des interprètes qui la partition faire apparaître sa trame comme de l’intérieur, plutôt que de ceux qui en dévoilent le formalisme théâtral caché. Elle court donc le risque d’une cursivité faisant passer l’écriture pianistique si spéciale de l’œuvre pour décorative, mais le déjoue par son sens du phrasé simple, direct, spontané. L’écrasement général des dynamiques par l’acoustique frustre paradoxalement dans les instants d’intimité que l’on aspire le plus à goûter par une telle diseuse du clavier, comme sur la brève pause. Tantôt, cela fonctionne (comme sur les triolets introduisant le développement dramatique en imitations) et tantôt, la note et le soufflent sont trop court (au sortir du triple trille du climax).

L’écriture et la sophistication des indications de pédale du II créent depuis longtemps des attentes particulières liées aux possibilités du grand piano de concert et des acoustiques modernes, et là encore les conditions empêchent l’imaginaire rhétorique et sonore de se déployer pleinement. Il est permis aussi de penser que ce n’est pas dans ces concertos que Leonskaja excelle le plus à exhiber la force architecturale, et même l’expressivité propre de l’écriture : elle y montre plutôt sa tendance parfois excessive à la modestie d’approche, au geste casuel, lissant la dimension symbolique, le jeu de rôle concertant, l’individualisme hautain de la prise de parole – qu’elle assume davantage dans Mozart ou les romantiques. Son Beethoven poli pourrait s'accommoder mieux du 4e (comme celui d’un Andsnes), mais dans une optique plus résolument chambriste. Encore que l’intuition selon laquelle le sol majeur diffère des concerts qui l’encadrent par son atmosphère et son ton anti-héroïque puisse conduire à de fausses conclusions : aucun concerto de Beethoven ne présente autant d’enjeux opératiques que le 4e, justement parce que les saillances formelles y sont moins anguleuses et les changements de tons et de climats plus souples, et narratifs – Tchaikovsky ne le souligne-t-il pas en le citant la coda du mouvement lent de son 2e Concerto ?

C’est au fond dans le rondo que Leonskaja démontre le plus de personnalité, de liberté et de vista avec son trait à l’alacrité jamais forcée, et sa manière de laisser poindre l’inquiétude et la nostalgie du second thème sans didactisme. Dans cette traversée difficile, Mikko Franck et ses troupes sont des compagnons assez sûrs mais peu complémentaires. D’ordinaire, le Philhar et son directeur se montrent excellents accompagnateurs dans la plupart des répertoires. Dans le cadre de cette intégrale des concertos aux attraits bien inégaux, on peine à déceler une véritable complicité et surtout une conception sonore et stylistique claire. Mikko Franck convainc moins, ici, qu’il a une vision beethovénienne que dans ses récentes 3e et 9e symphonies. Affairé à maintenir l’orchestre dans des dynamiques tempérées, il n’en allège pas le trait et le phrasé en conséquence, lesquels paraissent à l’occasion scolaires ou mollassons, malgré une discipline et une propreté d’ensemble tout à fait acceptables. Le 4e est hélas de très loin le concerto où le manque de chant, de naturel et de rebond rythmique dans l’orchestre, tout particulièrement chez les cordes, sont le plus frustrants. L’orchestre avait peut-être davantage travaillé la rareté du jour, une 3e d’Onslow défendue en première partie avec assez d’ardeur et de soin (la maîtrise des plans et des dynamiques y était bien plus précise que dans le concerto) pour éveiller davantage que la simple curiosité.

Leonskaja à la Philharmonie

C’est à une soirée d’une autre dimension que l’on a le privilège d’assister, trois semaines plus tard, à la Philharmonie. De la douzaine de récitals offerts aux Parisiens au cours de la dernière décennie (à l’amphithéâtre Bastille, au Louvre, au TCE, à Pleyel, à la Cité de la Musique et enfin à la Philharmonie), celui-ci devrait être des moments qui se bonifient dans la mémoire et l’oreille intérieure, davantage que le premier récital dans la grande salle P. Boulez, la saison passée. Il était d’autant plus instructif et plaisant de l’entendre quelques mois après un des trop rares récitals de l’autre monument féminin du piano russe, Elisso Virsaladze : encore plus dans la mesure où la double alternance classique-romantique du programme, moins habituelle chez Leonskaja, comportait une forte tonalité virsaladzéenne ; et plus encore avec quatre œuvres depuis longtemps familières du répertoire de cette dernière. Ne suivons pas l’ordre du programme et parlons d’abord du bloc mozartien, qui s’ouvrait avec la sonate en si bémol déjà proposée par Virsaladze à Boulogne cette saison. Quel contraste saisissant, et quelle démonstration qu’au sein d’une même tradition instrumentale il existe un espace de grande liberté pour faire vivre les plus beaux textes du répertoire. L’impériosité de la main droite surtimbrée et la gestion autoritaire de la forme laisse place avec Leonskaja à une intégration polyphonique et à un chant peut-être moins immédiatement lyrique, mais sans doute plus libre et chaleureux. Le premier mouvement offre avec Leonskaja toute la tendresse apaisée que l’intensité sévère de Virsaladze tenait sous le boisseau. La bonté est dans le ton bien sûr, mais aussi dans le son, moelleux, dense sans pour autant jouer la carte du jeu “philharmoni(qu)e”. La grande force de Leonskaja, comme dans sa plus habituelle KV.332, est l’ampleur de la pulsation intérieure, dans un tempo retenu mais jamais traînant, et sa façon d’enjamber la barre de mesure. Comme Virsaladze, elle est maîtresse de la longue phrase, de la longue modulation qui donne sens à l’accumulation de traits cadentiels et de gammes, mais cette autorité tient moins à la vocalité mélodique qu’à l’équilibre souverain de l’harmonie, à la carrure rythmique de long terme aussi, qui crée, selon la doctrine furtwänglerienne, l’espace de la liberté de mouvement en son sein. Seul le finale, à cause de son aspect de caractère et son opératique, convainc un peu moins (qu’avec Virsaladze, du moins) et apparaît un soupçon trop sage. Le reproche pourra être refait, relativement à la même référence d’ailleurs, dans la marche turque.

La sagesse est en revanche le trait essentiel, et foncièrement mélioratif pour décrire les deux premiers mouvements de la sonate en la majeur, qui sont peut-être le sommet du récital, tant un tel niveau de piano, et une telle profondeur sans affectation dans ces pages est rare. Les seules fois où j’ai entendu les variations et le menuet de KV.333 à un niveau comparable, c’était au chant du cygne d’Aldo Ciccolini, à La Roque et aux Champs-Elysées, et c’est peu dire que, là encore, cela n’y ressemblait pourtant pas. La comparaison est amusante car elle est de même structure, de même complémentarité qu’avec Virsaladze : vocalité contre symphonisme, autorité oratoire contre rythme intérieur, legato par le timbre contre legato par l’agogique… Mais dans les deux cas, la cohérence interne emporte adhésion et émotion en faisant resplendir les ressources d’un texte à l’inentamable grandeur : à chaque fois, quand le piano est royal et que son style soit tantôt ceci ou tantôt cela, brillent en majesté la variation mains croisées, les poignants chromatismes et retards de la suivante, puis à nouveau les croisements solaires du trio du menuet, tout cela faisant accéder à une dimension du chant semble être celle de l’origine même de la musique.

Le chant, le legato, et leurs interdépendances sont l’enjeu contre-intuitif de bien des chefs d’oeuvres de Schumann – en ce sens, notamment, de l’écart avec l’écriture de Chopin, et, on y revient encore, de l’absence de trait belcantiste. Les opus 11 et 13 font à coup sûr partie des pages où l’intrication polyphonique et la fusion de mouvement des deux mains atteint à un degré de sophistication appelant une matière orchestrale propre à révéler le chant sous-jacent. La difficulté suprême se trouve sans doute dans le premier mouvement de la sonate en fa dièse mineur. Décidément : encore une œuvre marquée à jamais par le sceau de Virsaladze. On regrette cette fois, tout comme d’ailleurs lors de l’exécution qu’elle en avait donné à Pleyel en 2014 (après une inoubliable Sonate de Berg) que Leonskaja ne joue pas la carte de l’intégration sonore résolument symphonique dans le I, qu’elle s’évertue à jouer presque sans pédale, à la recherche d’une impossible épure du caractère, de mise en exergue du trait archaïque et torturé, de la pénibilité d’une écriture qui elle-même semble jouir de sa propre difficulté, du côté pathétique de son ostinato passant d’une main à l’autre. Est-ce ce que Schumann voulait ? La question parait anecdotique. La partition appelle presque malgré elle d’autres choses, un épanouissement lyrique transcendant aux contraintes de l’écriture, et qui nous est refusé ici. C’est bien le seul bémol, car la suite est magnifique. L’aria, bis fréquent de Leonskaja, renoue tout de suite avec le poids et la permanence sonore qui manquait au premier mouvement, et le rubato y est d’un naturel admirable. Idem, dans le scherzo d’un équilibre rythmique exemplaire, sans se presser, et surtout d’un incandescent lyrisme dans la pompa amoureuse et dramatique de l’intermezzo, aux quintolets et appogiatures jetées avec l’élégance du désespoir. Le finale est magistral, plus fort, plus visionnaire et chantant d’ailleurs qu’à Pleyel. Leonskaja déplie avec un naturel confondant sa structure vertigineuse, sans équivalent par sa prodigalité – et l’inspiration – thématique dans la sonate romantique sinon peut-être dans les pages les plus expérimentales de Schubert et Liszt. La formidable difficulté technique (largement liée à la diversité et l’accumulation des écueils) y est oubliée : massives progressions d’accords, traits brisés, octaves sont sans reproche et mis au service d’une intégration discursive brûlante, à l’urgence domptée, et la figuration orchestrale n’y est jamais artificielle ni ne tombe dans le pittoresque. Traits de hautbois ad lib, appels de cors de chasse, progressions stringendo, trémolos de basses, tutti massifs, préparation de la coda en pizz : non seulement tout cela est supérieurement réalisé, mais tout a un sens.  Et par-dessus tout, les séquences pianistiques par excellence, comme le tournoiement conduisant au petit postlude de chaque exposition, ici pur chant.

Les Etudes Symphoniques pouvaient-elles nous mener encore plus loin ? Absolument. Dans une partition si symboliquement, institutionnellement liée à l’histoire du piano russe, parvenir à mener à un tel degré d’accomplissement une vision personnelle force une admiration sans bornes. Leonskaja présente une vision plus gilelsienne que richtérienne, pas seulement du fait de l’absence de variations posthumes. Mais l’insistance sur le trait cérémoniel et majestueux, le renoncement à une exécution littérale (en ce qui concerne surtout les indications de tempo) prend chez Leonskaja un tour équivoque : si le piano est absolument symphonique ici (quelle puissance dans les études VI et X, et dans le finale), une place est laissé pour l’aspect d’humoreske, et l’intégration générale ne se fait pas sans compromis. Si l’accent, le faste léonin de Gilels vient immanquablement à l’esprit face à un tel piano, Leonskaja met aussi à profit la retenue générale de tempo pour caractériser le trait pittoresque, comme les triolets de pouce de l’étude I. Au contraire des deux grands ainés, et comme Pollini, elle joue la variation intermédiaire, plus d’humor, du finale. La domination technique, des études VII, IX et X est stupéfiante à ce niveau d’engagement physique, alors que le couvercle du Steinway oscille franchement, mais que le timbre demeure d’une absolue plénitude. Dans la III, jouée au tempo, la main gauche déploie une tendresse et un chant de long terme d’autant plus pleins que la droite est immaculée comme rarement. L’enchaînement des IV et V bénéficie naturellement de la retenue métronomique et prends le temps et l’espace sonore d’une splendide accumulation de force et de tension. La VII est une leçon de travail sur le son comme sur l’agogique : on croirait presque une ébauche de la fugue de la Rhénane.

 

On croyait le répertoire de bis de Leonskaja bien délimité depuis quelques années, avec ses favoris adagio de KV.332, Rondo pour un sou perdu ou finale de la Tempête, impromptus D.899, nocturne en bémol, Feux d’artifice… Son Liszt est rare au concert comme au disque, mais, on l’aura redécouvert, d’un prix certain. Les sonnets 104 et 123 de Pétrarque donnés en rappel resteront longtemps gravés comme un hommage de la sagesse à la passion. Tout y est à sa juste place dans la juste mesure : autant que l’art de laisser se déployer la sonate classique, Leonskaja sait celui du jaillissement de la rhétorique poétique lisztienne, où rien ne demande à être forcé : il faut simplement que cela respire, avec une sereine liberté , et que cela sonne, avec relief et profondeur. Pas une note ne paraît décorative ni bavarde, mais surtout, et c’est le plus rare : aucune gravité n’est imposée. La musique est prise avec tout le sérieux qu’il faut sans être appesantie. Sa noblesse est sans façons. Les premières mesures du sonnet 123 font apparaître un monde aussi simplement que l’on entrouvre un voilage. La conclusion est leçon d’artisanat du son et du silence, sur ce que c’est qu’écouter et s’écouter. Qu’on l’imagine volontiers jouer aujourd’hui Sposalizio, les Cyprès à la Villa d’Este ou Les Cloches de Genève ! Ou nous rejouer la Sonate

A coup sûr, une des plus grandes soirées parisiennes de Leonskaja, aux côtés de celles où elle triompha dans Beethoven au TCE (2011), et à Pleyel au miraculeux printemps 2013 (Mozart, Schubert, Schumann et Tchaikovsky, puis Ravel, Enesco et Schubert).

 

 

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).
Crédits photo : © Julie Wesely (Photo de bandeau)
© Marco Borggreve

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