Serguei Prokofiev (1891–1953)</di
Guerre et paix (Война и мир) (1946)
Livret du compositeur et de Mira Mendelssohn d'après le roman de Leon Tolstoï
Création au théâtre Mikhaïlovsky (à l'époque Théâtre Maly) de Saint Petersbourg le 12 juin 1946
Création à la Bayerische Staatsoper

Direction musicale : Vladimir Jurowski
Mise en scène et décors : Dmitry Tcherniakov
Costumes : Elena Zaytseva
Lumières : Gleb Filshtinsky
Maître d’armes : Ran Arthur Braun
Dramaturgie : Analena Weres, Malte Krasting

Prince Andrej Bolkonski : Andrei Zhilikhovsky
Natascha Rostowa : Olga Kulchynska
Sonja : Alexandra Yangel
Hôte du Bal de la Saint Sylvestre : Kevin Conners
Laquais du Bal de la Saint Sylvestre : Alexander Fedin
Marja Dmitrijewna Achrossimowa : Violeta Urmana
Peronskaja : Olga Guryakova
Comte Ilja Andrejewitsch Rostow : Mischa Schelomianski
Comte Pierre Besuchow : Arsen Soghomonyan
Comtesse Hélène Besuchowa : Victoria Karkacheva
Anatoli Kouraguine : Bekhzod Davronov
Lieutenant Dolochow : Alexei Botnarciuc
Vieux laquais des Bolkonski : Christian Rieger
Femme de chambre des Bolkonski : Emily Sierra
Valet de chambre des Bolkonski : Martin Snell
Princesse Marja Bolkonskaja : Christina Bock
Prince Nikolai Andrejewitsch Bolkonski : Sergei Leiferkus
Balaga : Alexander Roslavets
Matrjoscha : Oksana Volkova
Dunjascha : Elmira Karakhanova
Gawrila : Roman Chabaranok
Métivier : Stanislav Kuflyuk
Abbé français : Maxim Paster
Denissow : Dmitry Cheblykov
Tichon Schtscherbaty : Nikita Volkov
Fjodor : Alexander Fedorov
Matwejew : Sergei Leiferkus
Wassilissa:Xenia Vyaznikova
Trischka : Solist(en) du Tölzer Knabenchors
Michail I. Kutusow : Dmitry Ulyanov
Kaisarow : Alexander Fedin
1er Officier d’État major : Liam Bonthrone
2ème Officier d’État major : Csaba Sándor
Napoléon : Tómas Tómasson
Aide de camp du Général Compans : Alexander Fedorov
Aide de camp de Murat : Alexandra Yangel
Maréchal Berthier : Stanislav Kuflyuk
Général Belliard : Bálint Szabó
Aide de camp du Prince Eugène : Granit Musliu
Voix des coulisses : Aleksey Kursanov
Aide de camp de la suite de Napoléon : Thomas Mole
De Beausset : Kevin Conners
Capitaine Ramballe : Alexander Vassiliev
Lieutenant Bonnet : Aleksey Kursanov
Capitaine Jacqueau : Csaba Sándor
Gérard : Liam Bonthrone
Un jeune ouvrier d’usine : Granit Musliu
Commerçante : Olga Guryakova
Mawra Kusminitschna : Xenia Vyaznikova
Iwanow : Alexander Fedorov
Maréchal Davout : Bálint Szabó
Officier français : Andrew Hamilton
Platon Karatajew : Mikhail Gubsky
Deux fous de Dieu : Kevin Conners, Christian Rieger
Deux actrices françaises : Jasmin Delfs, Jessica Niles

Bayerischer Staatsopernchor
Chef des chœurs : David Cavelius

Bayerisches Staatsorchester

Coproduction avec le Gran Teatre del Liceu, Barcelone

Munich, Nationaltheater, dimanche 5 mars 2023, 17h

Sur le papier, la Bayerische Staatsoper jouait gros en ce 5 mars 2023 en affichant Guerre et Paix de Prokofiev, une œuvre créée en 1946 que beaucoup accusèrent de faire l’éloge de la Russie stalinienne qui venait de vaincre Hitler et donc d’être une œuvre de propagande.
Dans une Allemagne très sensible à la guerre en Ukraine, afficher une œuvre dite de propagande russe, avec chef et metteur en scène russes, tout comme bonne part de la nombreuse distribution, qui plus est le jour anniversaire de la mort de Staline et de Prokofiev, tous deux morts le 5 mars 1953, pouvait heurter. Certaines âmes bien pensantes et hautement moralisatrices ont d’ailleurs prononcé l’adjectif à la mode « inapproprié ».
Le projet, conçu il y a plusieurs années, s’est heurté à l’invasion du 24 février 2022, et a failli être annulé. Mais finalement, et pour notre bonheur et notre chance, le chef Vladmir Jurowski a effectué les coupures nécessaires pour éviter l’accusation de complaisance envers la Russie, et le metteur en scène Dmitry Tcherniakov, en pleine préparation du
Ring berlinois, a complètement revu le projet. Enfin, la Bayerische Staatsoper sous l’impulsion de son intendant Serge Dorny n’a pas ménagé ses efforts pour publier des textes très bien faits expliquant la démarche : il en résulte un des spectacles les plus forts, les plus justes et les plus écrasants de ces dernières années, qui plus est musicalement parfait, tant sur scène que dans la fosse, avec, chose incroyable à vivre, les applaudissements d’une salle debout quand Vladimir Jurowski et Dmitry Tcherniakov sont venus saluer ensemble, sans les huées dont Tcherniakov est coutumier (voir son Ring à Berlin) et sans intervention « inappropriée » d’opposants qui croiraient combattre pour l’Ukraine en perturbant la représentation.
La raison ? Une production qui dénonce à la fois les pouvoirs dictatoriaux et les effets de la guerre sur les âmes, une vision certes référencée, mais qui réussit à dépasser de très loin et de très haut les circonstances, pour faire sortir l’œuvre de sa gangue stalinienne et de tous les contextes historiques, tout en rendant la guerre actuelle présente dans tous les esprits. On en sort laminé, mais heureux que l’Opéra ait un vrai rôle dans la cité, et un rôle humaniste. Un choc, reçu en pleine gueule.

Vous avez accès à la vidéo de ce spectacle sur Arte Concert qui a retransmis la Première du 5 mars en direct, jusqu'au 5 septembre 2023.

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De nouveau la guerre, de nouveau la souffrance, inutile, totalement sans raison, de nouveau la tromperie, de nouveau l'abrutissement et la brutalisation de l'homme.
Leon Tolstoï, 1904

 

Cette citation de Tolstoï s’affiche dès le début, dans le noir, au moment où le rideau s’ouvre sur un décor qu’on devine dans l’obscurité. C’est à partir de cette citation essentielle qu’il faut lire tout le spectacle.
Il faut aussi considérer une autre question, liée à l’actualité immédiate qui est dans toutes les têtes des spectateurs : les événements de l’histoire éclairent-ils notre présent ?

Enfin, c’est en soi un événement important qu’une œuvre lyrique devienne en quelque sorte un objet politique d’aujourd’hui, qui rend l’opéra, art qu’on dit suranné, dépassé, à l’agonie, directement en prise avec la vie de la Cité.  Et la Bayerische Staatsoper, en ce 5 mars, a placé l’opéra au cœur de la Cité, en prise directe avec nos angoisses, nos émotions et notre vie au quotidien. Indépendamment de l’issue de la représentation, ce sont des données qui comptent, et dont peu de théâtres peuvent s’enorgueillir.

Dmitry Tcherniakov est russe, vit à Berlin, et a récemment (en 2019–2020) travaillé au Bolchoï pour une mémorable production de Sadko, de Rimsky-Korsakov qui revisitait la mythologie russe, comme il a revisité la mythologie wagnérienne du Ring récemment, et antérieurement celle de Parsifal ou de Tristan und Isolde.
De son côté Vladimir Jurowski est russe, mais installé en Allemagne depuis son jeune âge. Il faut imaginer les tiraillements de chacun face à l’œuvre, ses ambiguïtés, et face aux événements qui salissent le monde depuis le 24 février 2022.
Il faut aussi considérer à la fois la distance nécessaire pour mener un tel projet, et l’inévitable déchirement que constitue l’œuvre, qui mêle le contexte de création et l’histoire dite éternelle de la Russie, en y ajoutant désormais notre propre histoire immédiate.
C’est pourquoi, dans un monde où les donneurs de leçons sont plus nombreux que ceux qui portent humanité et tolérance, il faut refuser de juger l’opportunité ou non de présenter cette œuvre, parce que ce n’est simplement pas la question.
Une œuvre nous est donnée et nous en faisons ce que nous voulons : on accuse suffisamment les metteurs en scène de ne pas respecter « la pensée de l’auteur » et de faire ce qu’ils veulent, pour ne pas, pour une fois, saluer l’entreprise de déstalinisation à l’œuvre ici : c’était vraiment le moment où jamais de laisser le metteur en scène « trahir l’œuvre », si l’œuvre était ce qu’on en dit.

Quand on considère le travail de Tcherniakov, on lit d’abord un effort pour transcender le propos, tout en prenant appui sur des réalités tangibles, mais pas réductibles à une seule situation et à un seul pays. Bien sûr il s’agit de la Russie, et il s’agit d’une adaptation de Tolstoï, mais le roman de Tolstoï est un roman-monde, un roman global, qui appartient par sa puissance à l’humanité avant d’appartenir à une identité. Comme Shakespeare, Eschyle, Dante, Cervantès, Hugo, Joyce, Kawabata, Kafka ou d’autres. Réduire les géants à leur identité ordinaire et nationale, c’est abjurer ce qui fait l’art et qui transcende toutes sortes de frontières.
Le roman de Tolstoï, œuvre foisonnante, montre une société aristocratique légère pour qui la guerre est toujours loin, qui parle plutôt français que russe, et qui se retrouve dans la deuxième partie du roman au cœur d’une guerre où l’envahisseur est ce français qu’on admirait et auquel on voulait ressembler quelques années auparavant. L’œuvre de Tolstoï n’est pas tendre pour cette société-là, y compris dans ses personnages les plus idéalistes comme Pierre Bezoukhov et elle montre la guerre par bribes horribles, dans une sorte de verso noir d’un recto léger, voire indifférent.
Prokofiev de son côté n’a cessé de revoir son œuvre, au point qu’il est difficile d’en concevoir une version définitive (il y a quatre versions et la dernière n’était sans doute pas définitive), et d’un autre côté, il a évidemment ajouté des moments qui glorifient l’unité du peuple russe contre l’envahisseur, Napoléon dans l’œuvre, Hitler dans le contexte de création. Et ainsi, l’œuvre est un tissage de moments sublimes et de grosses machines stalinisantes destinées à satisfaire le petit père des peuples.

L’œuvre est ainsi un chemin semé d’embûches en soi, et le lecteur pourra se référer à deux mises en scène dont ce site a rendu compte, celle de Saint Petersbourg signée Andrei Konchalovsky, une version « Russie éternelle », celle de Calixto Bieito, à Genève, une version « société déglinguée ». Nous avons ici une troisième version, cinglante, qui vise à montrer l’absurdité de tous les pouvoirs autocratiques, et la manière dont les peuples paient leur folie.

 

L’opéra de Prokofiev est structuré en  deux parties bien distinctes, la paix d’abord, la guerre ensuite, évidemment paraboliques. La paix, c’est les amours, les jeux de cour, les conventions sociales, les folies de la jeunesse. La guerre, c’est l’hébétude et la recherche désespérée d’un reste d’humanité dans le charnier des corps et des âmes.
Du roman de Tolstoï, Prokofiev a dû beaucoup éliminer pour ne retenir  pour l’essentiel que la partie finale et quelques éléments clés, comme d’abord le couple Natasha Rostova/Andrei Bolkonski, une rencontre qui commencerait presque comme une romance à la Tchaïkovski et qui se perd très vite au contact des manœuvres de cour et des jeux familiaux d’une aristocratie momifiée : toute la première partie montre ce couple se faire et être détruit plus que se détruire, tandis qu’autour d’eux valsent les pantins de la bonne société.

La deuxième partie, la guerre, plus épique, présente les parties en présence, Napoléon et Koutouzov, les batailles (Borodino) l’incendie de Moscou et le triomphe final de Koutouzov, sur fond de retrouvailles dramatiques Natasha/Andrei sanctionnées par la mort de ce dernier.
Cela signifie scènes spectaculaires, importance du chœur, importance de la foule, et foule de rôles (plus de 70). C’est un défi pour tout théâtre.
La construction de l’œuvre est déjà une indication : la partie « la paix » est un tableau de destruction interne d’une société qui vit sur un nuage un peu sali, et donc le ver est dans le fruit.
La partie « La guerre » se veut plus héroïque et laisse la place aux armées et au « peuple », elle est beaucoup plus chorale, moins d’intrigue(s), plus d’action.
Le coup de génie de Tcherniakov est d’effacer cette opposition, de montrer dès le départ le ver guerrier dévorer par bribes, puis par pans entiers, tout le fruit humain.

 

Les éléments généraux de la production

Contrairement à son Ring dont le décor est monde en lui-même, une sorte de labyrinthe que traversent les personnages, Tcherniakov (qui ne conçoit pas de mise en scène sans en concevoir lui-même l’espace) a concentré cette œuvre-monde dans un décor unique, très référencé, loin d’une abstraction parabolique : celui de la Salle des Colonnes de la Maison des Syndicats de Moscou.

La maison des Syndicats aujourd'hui

Un lieu que l’on retient essentiellement parce qu’y ont été exposés les dépouilles de Lénine, Staline, et les autres hiérarques soviétiques jusqu’à Gorbatchev récemment, mais qui a aussi abrité des congrès du Parti communiste, des bals, des fêtes, des spectacles et des concerts, et qui a servi aussi de Lazaret durant la première guerre mondiale :  on a donc tout fait dans cette salle . Ce côté polymorphe en fait un lieu théâtral idéal, qui parle fortement à l’imaginaire car c’est un lieu choral. Tcherniakov nous dit en quelque sorte « on a tout fait dans cette salle, faisons aussi du théâtre ».

L'espace théâtral

À l’intérieur de cet espace monumental (le décor est impressionnant et il reproduit les moindres détails de l’original), Tcherniakov y place un monde de victimes (de guerre ?), avec baluchons et lits de fortune comme si tout était déjà fini, comme si de Guerre et Paix on allait jouer Guerre et Guerre, et que la paix n’était qu’un jeu dans la guerre, un jeu de la guerre en quelque sorte. Dans Guerre et Paix, il n’y a que la guerre…
Deuxième conséquence de cette « choralité », tout le spectacle se déroule sous les yeux de tous, au milieu des gens qui lisent, qui dorment, qui mangent (chacun a sa fonction dans ce prodigieux kaléidoscope, le travail sur chaque individu est impressionnant, incroyable même) et par conséquent il n’y a aucune place pour l’intimité d’une aventure individuelle, sinon quand tout le monde est endormi , mais peu de place aussi pour des identités précises : chacun émerge à un moment de la foule pour jouer une scène ou l’autre, sans que savoir qui est qui ait une véritable importance, même si les personnages principaux sont présentés dès la deuxième scène (le bal).
Toutes ces vies, entre réalité et projection, sont en fait des vies ruinées dès l’abord.
Et Tcherniakov le souligne avant même le début de la musique, quand Andrei (bouleversant Andrei Zhilikhovsky) se dresse, se défait de sa parka, de son écharpe, pour apparaître en sweet-shirt, qui sera son costume-signe, avec un petit air de Wozzeck, et pousse un hurlement de douleur, juste avant que la musique ne commence, et qu’il ne dirige son révolver contre son cœur.

Le Prince Andrei Bolkonski (Andrei Zhilikhovky)

En fait Andrei est nu, de cette nudité qui le rend sans défense, de cette nudité presque asociale qui sera son destin, de cette nudité de cœur qu’on identifie à la première image, quand il apparaît se dressant dans ce triste sweet-shirt. Première image visible, un être qui semble sans défense, et qui désire la mort au milieu d’une population précarisée, quelque chose de presque normal, presque admissible, on dirait presque ordinaire. Tout commence par une tentative de suicide presque ordinaire.

Andrei ne revient à la vie qu’en entendant Natascha chanter avec Sonja, qui va faire naître l’histoire d’amour. Chez Konchalovsky à Saint Petersbourg, c’était presque une scène de genre à la Tchaikovski, avec Andrei dissimulé pendant que Natascha chantait au balcon, et chez Bieito à Genève, c’était comme une scène de naissance.
Dans le monde de Tcherniakov, tout est déjà fini, toute vie est comme en sursis et dans cette société en sursis, on va simplement mimer la vie, les relations sociales, les amours et les trahisons. Car toute société, pour survivre, a besoin de ses illusions.
Le propos est d’une tristesse et d’une noirceur qui étreignent. On est dès le lever de rideau, dans un jeu de massacre.
Enfin,  théâtralement, on se trouve devant un espace unique, un chœur toujours présent et au milieu des jeux qui miment la vie, comme avec des masques : on est au seuil de la tragédie grecque.
Ce que nous montre Tcherniakov, c’est la tragédie de la guerre, avec Tolstoï en point de mire, qui prend comme personnage principal ni Andrei ni Natascha ni Pierre, mais le groupe, le chœur, le « peuple », celui qui dans toutes ces affaires, est la victime de première ligne, pour reprendre une expression à la mode.
Dans ce monde où tout est déjà perdu, on va jouer la pantomime de la vie et tout va être terriblement grinçant, avant de devenir terrible puis insupportable.

L'espace tel qu'il apparaît au début de la première partie (debout, Andrei – Andrei Zhilikhovsky)

Première partie : "La Paix"

 

La première scène (après le suicide raté d'Andrei et son hurlement de douleur…) laisse un espoir d’ouverture, avec un Andrei au premier plan assis sur de vieux sièges de théâtre (reste de manifestations dans la Maison des syndicats ? ou siège de théâtre parce qu’on joue au théâtre de la vie quand la vraie vie a fui?) et derrière lui se dressent, incapables de dormir Natascha et Sonja. Les regards ne se croisent pas et Andrei serait presque en train de rêver à cette jeune fille. C’est un moment d’une incroyable fraicheur (il est vrai que la musique est d’un lyrisme appuyé) et d’une grande poésie. Grâce à une direction d’acteurs d’une précision inouïe, les chanteurs par les gestes, les inflexions, le moindre mouvement, nous touchent :

Natascha (Olga Kulchynska) et Sonja (Alexandra Yangel)

d’une part les deux jeunes femmes qui restent éveillées dans cette salle où tous dorment, avec leur effort pour se recoucher sans réussir à se rendormir, et de l’autre, cet Andrei aux gestes timides et gauches, aux regards attendris et presque déjà victime, tout en retenue, rêveur… Ce jeu nous dit déjà quelque chose de la suite, de la réserve d’Andrei et de la jeunesse naïve de Natascha, dans un non-dialogue initial déjà prémonitoire.

La structure de l’œuvre est faite de moments juxtaposés, comme de petits épisodes qui signent un chemin ou le chemin des destins.
Cette première scène nocturne était une rencontre/non-rencontre initiale du couple, la deuxième scène quelques mois plus tard, est celle effective de la rencontre, dans un bal de cour qui est aussi présentation de Natascha à la bonne société.
Dans le travail de Tcherniakov, c’est la fête du Nouvel an, les réfugiés/victimes se déguisent, et s’amusent à jouer la fête.
Le coup de génie, c’est de faire d’un bal de cour comme une fête d’enfants, avec des diadèmes en origami, des éventails en papier, des faux bijoux, des déguisements enfantins qui permettent tout, comme des enfants (qu’on va revoir de manière bien plus sinistre plus tard) qui ne connaissent rien des lois et du jeu social, et qui vont le mimer comme ils l’imaginent, alors on va beaucoup danser ou esquisser des pas de danse, on va s’esclaffer bruyamment, on va vivre en décalé le jeu d’une bonne société qui n’est plus. On va jouer à

Le Bal du Nouvel An, ici présentation de Pierre Bezoukhov (Arsen Soghomonyan) et de son épouse Hélène (Victoria Karkacheva)

Tous les personnages principaux du drame sont présentés, dans une sorte de farandole sociale où les colonnes et les lustres font « palais », et où l’on devrait voir une scène chamarrée sortie du film de King Vidor ou mieux, de celui de Serge Bondartchouk alors qu’on voit un bal de réfugiés ou de victimes de catastrophe qui trouvent l’occasion (le nouvel an) pour s’amuser.

Faire la fête : Natascha (Olga Kulchynska) et Sonya (Alxandra Yangel)

Dans ce paysage, le tsar, qui est un rôle muet dans l’œuvre apparaît dans un costume de Boris Godounov mâtiné de père Noël.
C’est la première image de pouvoir qui va apparaître ici, un tsar papa-Noël, comme une potiche sympathique dans un bal où l’on va jouer à être sans jamais être vraiment, on découvre, Pierre, Hélène, Kouraguine, Natascha et Tcherniakov réserve l’un de ses moments les plus beaux et les plus émouvants dans les efforts du couple Natascha/Andrei pour danser, pour esquisser un pas de valse, où Andrei est gauche et empoté, timide et réservé, et où Natascha cherche à l’entrainer.

Moment de bonheur : Natascha (Olga Kulchynska), Andrei (Andrei Zhilikhovsky) et derrière Sonja (Alexandra Yangel)

Une scène qui n’a rien de dérisoire ni d’ironique, mais qui traduit le vérité de ce couple qui n’a pu se trouver, et une scène qui se retrouvera en version déchirante en fin de deuxième partie.
En effet, Tcherniakov prend date, aussi bien pour ce couple que pour les autres personnages, Hélène la légère et mondaine, son mari Pierre, en retrait, sérieux, réservé, et puis les figures plus accessoires dans l’œuvre, mais essentielles comme profils, comme Maria Dimitrievna Akrossimova (Violeta Urmana, qui campe un personnage extraordinaire de vieille dame digne dans un costume idéalement trouvé par Elena Zaytseva (cardigan de laine avec de grosses fleurs, discret rappel de motifs de châles russes).

Violeta Urmana (Maria Dimlitrievna Akrossimova) et Olga Guryakova (Madame Peronskaja)

La mise en scène souligne les personnages dans les personnages, c’est-à-dire les jeux simulés des codes sociaux, mais ne souligne pas forcément le dérisoire, comme dans d’autres travaux de Tcherniakov, au contraire. Il y a comme un jeu de la désespérance où chacun cherche un possible bonheur, cherche à reconstruire un possible, où les individus sont des micro-mondes dans le grand monde, sous le regard du grand monde et donc de tous les autres.
Comme on l’a souligné, toute cette première partie (« La paix »), est construite par scènes qui sont autant de tranches de vies séparées par des semaines ou des mois, et qui dans ce lieu étrange, ce non-lieu où tout est possible d’un bal du nouvel an à un congrès communiste, apparaissent comme des micro-épisodes, des détails au milieu de la réalité qui est le camp de ces victimes d’une guerre (ou d’une catastrophe) qu’on suppose au loin. De petites histoires qui sont les histoires des individus, nos histoires, nos déchirures et nos déceptions. Tcherniakov arrive à montrer une globalité sociale et des individualités et arrive à jouer de cet écartèlement : le malheur a frappé, et néanmoins, il faut tenter de vivre, comme dirait Paul Valéry.
Et la vie, la petite vie, est faite aussi de ses petites cruautés.

Après la scène du bal et de la rencontre Andrei/Natascha, celle de la visite des Rostov au vieux Prince Bolkonski, pour qui cette union est une mésalliance.

Le vieux Prince Bolkonsky (Serguei Leiferkus), sa fille Maria (Christina Bock) et debout, Kouraguine (Bekhzod Davronov)

Une fois encore, il suffit de peu de gestes pour construire la situation, et Tcherniakov arrive à rendre cette visite plausible au milieu des lits pliants et des matelas étalés et de cette foule en attente. Natascha arrive pleine d’espoir avec son père, et le vieux Prince (Sergei Leiferkus, légende du chant) refuse de les recevoir, ils se retrouvent face à la Princesse Maria, sœur d’Andrei, qui ne sait trop quoi dire. Le vieux Bolkonski se dressera d’un lit pliant pour humilier la jeune fille.
Après la scène du bal, celle de la désillusion, Prokofiev dans la construction de l’œuvre joue des ellipses, et fait se heurter les moments. La troisième scène sera celle où Natascha se laissera séduire par Kouraguine, le dandy coureur de jupons.
En fait, Tcherniakov accompagne ces moments en en faisant des scènes de la vie ordinaire d’une comédie humaine qui masque la tragédie fondamentale : il ne décrit pas une société en déliquescence, il décrit les fissures, les fêlures, les lézardes progressives, puis les écroulements d’une société déjà labourée par le malheur, déjà frappée, et parce que frappée, condamnée, où le sentiment le plus pur et le plus frais est laminé par la situation, où tout s’exacerbe dans le jeu cruel des relations et des positions.

Andrei, éloigné par son père pour éviter de rencontrer Natascha, est déjà prêt à la guerre. Prokofiev, plus que Tolstoï, fait du couple Natasha/Andrei un emblème, et Tcherniakov en fait ses deux victimes expiatoires. Andrei disparaît de la scène, mais il est évidemment présent, et Natascha se perd sans distinguer le bien du mal, sans plus rien discerner, ce qui est aussi un autre possible effet de la guerre.
L’œuvre joue aussi des élasticités du temps, d’une manière presque cinématographique, les premières scènes sont espacées de quelques mois, puis de quelques semaines, les dernières sont espacés de quelques jours, de quelques heures, d’une nuit, comme si le temps se pliait au lieu de se distendre, comme s'il devenait crise, avec des superpositions qui annoncent la suite.

Le groupe Hélène/Kouraguine et consorts est un milieu considéré comme délétère, amoral, scandaleux.

Les petits jeux du groupe d'Hélène (au milieu, Natascha (Olga Kulchynska)

Un groupe où l’on joue et où l’on se joue de tout : on les voit s’exercer à attraper avec des épées de bois des anneaux, petit jeu qui n’est pas si innocent (on joue avec des épées de bois… la guerre, toujours en filigrane) et c’est un groupe dangereusement « français », avec un abbé et un médecin français, Métivier, qui vont vite devenir des figures de trahison, à un moment où les troupes de Napoléon s’amassent aux frontières.
Le temps se resserre au moment où la guerre s’approche, la crise se noue.
Ainsi, parallèlement aux préparatifs encore lointains de Napoléon, le ver pourrit dans la société et mange de l’intérieur : Natascha devient une sorte de victime contaminée sans le savoir part ce mal-là.

L’instrument ? Anatoly Kouraguine (personnage campé magnifiquement ici par Bekhzod Davronov). Cette société de victimes enfermées dans ce lieu vaste et clos produit ses propres virus et Kouraguine en est l’un des emblèmes.

Dans le groupe guidé par sa sœur Hélène (qui se présente toujours en dansant) il est sans foi, sans morale, guidé par le plaisir immédiat : chacun se sauve comme il peut. Son geste favori ? Il esquisse souvent un saut de danse en sortant, signe de satisfaction et d’insouciance dans ce milieu frappé du malheur. Précarité de situation, opportunisme, désir irrépressible de séduire le guident vers Natascha Rostova, naïve, avide de vie, terriblement atteinte par le refus du vieux Prince Bolkonski, incapable de comprendre les jeux sociaux, et donc de distinguer vrai du faux et bien du mal qui ne désire qu’une chose, sortir de ce tourbillon-là.
Le fruit est mûr.

Kouraguine est dessiné comme l’opposé d’Andrei, là où Andrei est réservé, l’autre s’étale, vulgaire, entre son ami Dolochov et Matriocha, la tsigane aux allures de prostituée, revêtue d’un superbe manteau de fourrure qui servira à Kouraguine pour dissimuler Natascha lors de l’enlèvement qu’il fomente. Le groupe se lit rapidement comme des petits malfrats auquel s’ajoute Balaga, le cocher homme de main qui conduira l’enlèvement.
D’un autre côté, Natascha prépare ses maigres affaires pour fuir, comme si Kouraguine lui donnait l’occasion d’aller dehors, à l’extérieur de cet espace devenu étouffant, au-delà des promesses, au-delà des renonciations voire des trahisons. La lézarde sociale, dans un univers fermé, consiste à y échapper, à fuir, là-bas fuir.

L’échec de l’enlèvement de la jeune fille (tout le monde fuit rapidement, laissant Natascha seule, avec la fourrure qui devait la dissimuler) donne l’occasion de deux grandes scènes de la première partie, d’une part celle qui met face à face Maria Dimitrievna (impériale Violeta Urmana) sorte de garant moral, qui tance fortement mais maternellement Natascha, au nom de ses promesses, mais aussi au nom de ce qu’elle choisit sans trop le mesurer, l’amoralité, l’ignorance, l’aventure, et d’une certaine manière la ruine. À travers ce choix aussi, l’influence française, de l’ennemi de plus en plus pressant. Nous avons écrit plus haut le ver est dans le fruit, c’est-à-dire que la ruine morale est en train de faire pourrir de l’intérieur le corps social et qu’elle s’attaque à la plus fragile. Et cette discussion entre Natascha et Maria, d’une grande violence, attire les regards et l’attention de tous, qui autour se lèvent, observent, comme si elle retombait en même temps sur toute la société présente. La gestion des mouvements, des expressions l’opposition entre Maria Dimitrievna et Natascha, qui s’isole aussi de sa cousine Sonja, qui s’enveloppe dans sa fourrure, tout ce qui lui reste de l’échec de l’aventure, tout cela est réglé avec une précision millimétrée qui donne à ce moment une force inouïe. Aussi bien l’échec de l’enlèvement, et la fuite des « vauriens » laissent Natascha seule avec sa fourrure qui tombe au sol, et prostrée dans son lit de fortune, couverte et recouverte maternellement par une petite laine dont chacun essaie de la couvrir. Et lorsque Pierre lui jurera que Kouraguine est marié, elle caressera une dernière fois sa fourrure comme le reste d’un rêve enfui.
Les dernières scènes de l’acte ont pour protagoniste Pierre Bezoukhov, qui en conduit le déroulement. Jusqu’ici il a été un personnage secondaire, comme une ombre bienveillante. Marié (mal) à Hélène et vivant plus ou moins séparément, il est tout autant l’opposé d’Hélène qu’Andrei est celui de Kouraguine. Le personnage construit par la mise en scène est celui d’un homme déjà mur, une sorte d’intellectuel (lunettes épaisses) un peu singulier. C’est un franc-maçon et essayant dans le roman d’appliquer les préceptes des Lumières en libérant ses serfs. Ici il est une référence morale, autant que sa femme est amorale. Il va parler à Natascha enfouie sous sa couverture dans un dialogue-monologue particulièrement émouvant où il se livre, avoue son amour caché. Natascha et Pierre finiront (dans le roman) leur vie ensemble. Ils sont ces personnages que la vie façonne, fait changer, fait basculer. Bezoukhov est dans l’œuvre de Prokofiev comme un Deus ex-machina, qui intervient pour sauver le sauvable, au moins à ce moment du déroulement. Il révèle à Natascha que Kouraguine est marié et ne peut donc l’épouser mais lui révèle en parallèle que si lui-même était « libre » et non marié avec Hélène, il l’épouserait : croisement des destins. Elle tente alors de se suicider.

C’est un moment de bascule qui révèle aux personnages leurs vérités et leurs erreurs, qui va faire passer Natascha de l’insouciance des rêves impossibles et des décisions erronées (elle a rompu en secret avec Andrei) à la maturité.
De son côté dans la scène suivante prodigieuse de tension, Pierre retient Kouraguine.

 

Le petit groupe d'Hélène (Victoria Karkacheva), à gauche Kouraguine (Bekhzod Davronov), l'abbé français (Maxim Paster), Le médecin Métivier (Stanislav Kufliuk)

La scène est là encore réglée de manière magistrale, avec une première partie en forme de pas de danse du petit groupe constitué autour d’Hélène (la danse, comme sur un volcan), une sorte de petit ballet dérisoire à quatre, où déjà le médecin Métivier fait allusion à la tension guerrière avec les français (il a été chassé de la maison du Prince Bolkonski et traité d’espion). La deuxième partie est l’entrevue entre Kouraguine et Pierre, avec un Kouraguine sans scrupule et raillant Pierre, jusqu’à l’altercation violente (et de nouveau, tous les présents se dressent et observent) où Kouraguine, qui est aussi un lâche prend peur. Pierre lui reprend les lettres de Natascha et offre à Kouraguine l’argent nécessaire pour disparaître, dans un dialogue où les regards évitent de se croiser et où Kouraguine ne cesse par des mimiques de marquer sa lassitude ou son indifférence, si bien qu’à peine en possession de la liasse de billets, heureux de s’en tirer à si bon compte, et muni de ce viatique, il sort non sans avoir fait son petit saut dansé, soulignant ainsi qu’il n’a évidemment pas changé.
Pierre reste seul au milieu, méditant sur sa vie, sur ses erreurs, sur une paix qu’il ne trouve pas, et sur les côtés les hommes et les femmes retournent à leur anonymat, tandis que l’on distingue un enfant qui se détache, comme si son temps était venu, qui d’abord souffle des bulles de savon  (comme des petits boulets légers), activité partagée par certains adultes, puis, au moment où Bézoukhov médite sur lui-même en une sorte de bilan amer de cette première partie, l’enfant s’amuse à la guerre avec une arme de plastique, mimant le soldat à l’affût, puis arrive au premier plan au moment où l’on annonce la guerre (la vraie) à Bézoukhov, et le « mitraille » d’eau, symboliquement pendant que le rideau tombe. Voilà la manière d’annoncer la deuxième partie : le jeu d’enfants qui va devenir jeu de sang.
Les jeux de la société ont ruiné Natascha, Andrei, Pierre, ce sont les jeux croisés de la « souffrance » et de la « tromperie » dont parlait Tolstoï dans sa citation en exergue et qui déjà sont conséquences de la guerre… Et maintenant la guerre est annoncée avec la légèreté d’un jeu d’enfant, en une image à la fois poétique et terrible. C’est toute la deuxième partie qui va basculer dans le même lieu, dans un autre univers, plus tendu, plus cruel, la guerre des pantins entre eux qu’annonce un enfant avec son jouet.

Ce que construit Dmitry Tcherniakov dans son travail c’est un théâtre dans le théâtre. Le chœur, toujours présent, le peuple, toujours présent, est spectateur d’un Drame qui s’appelle Guerre et Paix où tout est vrai et tout est mimé à la fois. Les personnages du drame sont comme des figures, des emblèmes de ce qui se joue, au second degré en quelque sorte. Un drame dans le drame, une sorte de catharsis de la guerre. La société se contemple au travers des personnages qui évoluent, d’où sans cesse des moments de « spectacle », de petites danses, d’où sans cesse un espace central laissé aux évolutions scéniques. D’où cet enfant final de pure tradition brechtienne qui va indiquer la guerre ; théâtre purement didactique, théâtre de la distance : on est proche de Mahagonny.

 

Deuxième partie : « La Guerre »

La deuxième partie se déroule dans le même lieu avec les mêmes lois et quelque différence, les lustres de la grande salle, éclatants quand ils étaient tous éclairés (il faut souligner les éclairages très différenciés et très modulés tout au long du spectacle de Gleb Filtshinsky), sont tous recouverts de toile noire, laissant apparaître une lumière moins crue, plus tamisée, une lumière qui se dissimule (temps de guerre). C’est le premier signe visible du basculement.
Le deuxième point, c’est que la notion de « société » en attente s’efface, au profit de celle d’individus en guerre. Ainsi le plateau central est tour à tour occupé par quelques protagonistes, mais surtout par le chœur, qui va offrir le spectacle de la guerre qu’on prépare et qu’on va subir.

Troisième élément, de la première partie vont survivre peu de personnages, dont Andrei, qu’on retrouve (il a choisi depuis longtemps l’armée et le terrain, comme on l’a dit) et Pierre poursuivant toujours ses chimères et cherchant cette fois à assassiner Napoléon.
Parmi les personnages féminins, seule des protagonistes, Natascha va réapparaître à l’Avant-dernier tableau, à la mort d’Andrei.

Il s’agit donc dans cette deuxième partie, forcément plus épique (description de la guerre, avec un regard porté sur les armées russes, mais aussi celles de Napoléon), de réduire la vision élargie originelle, de la concentrer dans cette salle, la même, et un peu différente, en montrant les effets sur le groupe et en affichant ce que j’appelais plus haut « le charnier des âmes ». Il s’agit de confirmer, d’illustrer ce que dit Tolstoï en exergue du spectacle : « l'abrutissement et la brutalisation de l'homme. »

Le noir est total en salle, le silence attentif et tendu, et brutalement, une explosion chorale qui fait l’effet, issue du silence et de l’obscurité, d’une sorte de bombe, mimétique de la guerre.
Tout le groupe est face au public, il occupe l’espace central dont il occupait essentiellement les côtés en première partie.

La foule en guerre.…

Groupe d’individus, hommes et femmes, qui hurlent, qui miment les combats, coup de poing, poitrines frappées, bras levés, mais avec l’étrange impression que cette machine si puissante et si impressionnante tourne à vide, que les gestes visent du vent, qu’une fois encore on se regarde faire et être en guerre, comme cette manière de peindre les couleurs russes sur le visage (comme on le voit sans les matchs de foot) à la fois symbolique et dérisoire. Mais, à la fin de ce premier tableau, un hurlement (qui fait écho à celui d’Andrei initial) d’une femme qui s’écoule. Prémonition. Retour au vrai.
Tcherniakov résoud la question des passages épiques de la deuxième partie en concentrant de nouveau l’action dans la salle, montrant cette fois non plus une société « en attente », et un peu spectatrice à travers les aventures des personnages de la première partie, relativement oisive, entre jeux de cartes, origamis et bulles de savon, mais une société qui se met en guerre et qui envahit le plateau pour faire « spectacle de guerre ».

Dernière rencontre d'Andrei (soldat, avec les couleurs russes sur les joues) (Andrei Zhilikovsky) et Pierre (Arsen Soghomonyan)

Le deuxième tableau présente ainsi la bataille de Borodino comme un « jeu guerrier », où l’on s’entraine un peu comme dans une salle de gym, avec des matelas dressés comme des obstacles ou servant d’abris, avec des faux prisonniers qui font leur entrée qu’on va ligoter puis mitrailler. Puis, un « meneur » agite un fanion rouge et tout le monde se lève et se libère pour désormais s’entraîner à soigner des blessés, pansements aux jambes, soins de blessures à la tête. On jouait au bal des débutantes en première partie, on joue aux scènes de guerre, un peu comme si on allait tourner des films de propagande, pour encourager les foules. D’ailleurs les scènes concernées sont illustrées par un titre sur un calicot entre deux colonnes.
Tcherniakov réussit à créer une vraie tension, à faire que cette représentation ne soit pas une diversion mais l’expression d’une vérité. Il ne cesse dans ce début de deuxième partie d’alimenter l’idée que l’on joue à la vraie guerre, et peu à peu toute la deuxième partie va montrer une lente déliquescence qui finira (presque) en opérette funèbre.
Pour le spectateur en salle, le texte dit des choses qui font écho à des situations d’aujourd’hui, l’envahisseur aux frontières, la nation qui se réveille et se replie sur ses valeurs, mais qu’en même temps le spectacle offert de la guerre est une sorte d’arrière scène encore plus terrible, qui lamine les êtres et les âmes auquel on croit sans y croire. Ainsi du chœur qui en appelant à la Sainte Russie, mécaniquement se signe comme symbole chrétien d’appartenance identitaire, mais avec une telle rapidité et d’ine manière tellement mécanique que tout cela est mis à distance.
On revoit dans ce contexte Andrei, qui croise Denissov, le premier amoureux de Natascha, puis Pierre, dans une rencontre où le dialogue a des difficultés à se développer. Andrei est toujours identique à lui-même pauvre Wozzeck romantique. Pierre de son côté reste velléitaire, il veut désormais tuer Napoléon, mais tombera piteusement dans les mains des français.
Au milieu de ces entrainements (ballet des guerriers avec leur kalachnikov, puis entrainement sportif au centre, pompes, mouvements de gym), de cette école de la guerre en représentation arrive Koutouzov, la deuxième figure de pouvoir, assez répulsive, telle une sorte de Falstaff buveur de thé avec son mug, à mille lieues de la représentation légendaire du vieux général. Dans ce monde qui s’éffiloche, le pouvoir n’est pas dans son statut habituel, Koutouzov apparaît presque non comme figure paternelle comme le dit le texte, mais comme un chef de bande, qui croise Andrei et lui propose une place à l’Etat-major, évidemment refusée par Andrei qui veut combattre sur le terrain (et peut-être y mourir), seule solution dans son malheur personnel.  Nous avions évoqué à propos du Ring berlinois le regard de Tcherniakov sur le pouvoir et notamment le pouvoir totalitaire : après le tsar en père Noël et Koutouzov en Falstaff des arrière-cours, voici venir Napoléon.
Si l’œuvre de Prokofiev avait pour propos de montrer Napoléon et son entourage au moment où les certitudes de victoire vacillent, Tcherniakov fait de cette scène, l’une des plus étonnantes de la soirée, une autre caricature, grâce à la composition de Tomas Tomasson, tout à fait extraordinaire.

Nouveau calicot en fond de salle, « L’ennemi ne dort pas, il reste vigilant »… Tcherniakov construit la scène comme un théâtre de propagande (toujours le théâtre dans le théâtre : dans la guerre, il n’y a pas de vérité, il n’y a que des vérités nécessaires à galvaniser les parties en présence, combats de mensonges contre mensonges. Le « sketch napoléonien » est destiné à encourager la population et ridiculiser l’ennemi.

Napoléon (Tomas Tomasson)

Et Napoléon devient une sorte de clown, bourré de tics à la limite du pathologique, entouré de ses généraux dans une scène proche de la Commedia dell’Arte. Rien du Napoléon habituel (déjà toujours mis en scène dans les représentations françaises) dans ce Napoléon-là, en bottes, pantalon de satin rouge et veste bleu-pétrole, avec une cravate d’un jaune presque étonnant, chauve avec des lunettes rouges. Une figure de théâtre, avec un Berthier porteur d’un échiquier qui évidemment symbolise la stratégie – tout est jeu à un certain niveau, ce sont les autres qui paient le tribut- , et un De Beausset qui lui apporte pour  repas une tarte à la crème et qui se fait « entarter » par l’Empereur sous les quolibets des présents.

Trio de choc : Berthier (Stanislav Kuflyuk), Napoléon (Tomas Tomasson) et De Beausset (Kevin Conners ) entarté.

Bien évidemment nous sommes au second degré : le premier degré, c’est la pièce de propagande destinée à encourager le peuple, le second degré c’est la vision du pouvoir, de « l’ogre » (c’est ainsi que Napoléon était appelé par ses ennemis, figure de comédie proche du dictateur chaplinesque, et d’ailleurs ce Napoléon met quelquefois sa main sur le côté, au-dessus de sa poche, qui était un geste favori d’Hitler. Tcherniakov superpose les références des pouvoirs qui conduisent à la guerre, il en fait des pantins dangereux, et évidemment dans le contexte du jour, suivez mon regard.
Trois figures qui conduisent peuples et sociétés à la déliquescence. Parce que la guerre est déliquescence.

Folies

De même l’incendie de Moscou qui est une pièce maîtresse de la légende de la résistance russe est présent en creux. Dans cet espace clos qui mime la guerre, tout se passe ailleurs, dans un extérieur qui est presque coulisses du drame satyrique qui se joue devant nous.
Ainsi Pierre qui rêvait de tuer Napoléon apprend qu’Andrei est blessé, chez les Rostov et dissimulé à la vue de Natascha, puis semble errer au milieu des événements et presque ballotté, commentant sans cesse sans agir vraiment.

Pillages (portrait de Prokofiev)

L’incendie est un épisode chirurgicalement analysé chez Tcherniakov qui dans son récit, en fait un moment de ruine générale, de pillage en règle où l’on débarrasse la salle d’objets et notamment de portraits des plus grands musiciens russes Glinka, Tchaikovski, Moussorgski, Prokofiev, Chostakovitch, tandis qu’un violoniste joue au milieu du désastre : fin de l’homme, fin de la culture, fin de l’art. Pris dans l’agitation de l’incendie, dans le sauve-qui-peut général, Pierre est fait prisonnier puis gracié par Davout : là encore, la scène est celle d’exécutions sommaires, de violence, mais Pierre se sauve et se trouve gracié. L’arbitraire peut aussi tomber juste.

Cette scène de l’incendie qui est l’une des plus spectaculaires de l’opéra est traitée par Tcherniakov comme une succession de moments de folies : Pierre est gracié, des popes sont poursuivis (avec leur encensoir) : pas de popes ici mais des gens « en civil » qui balancent leur encensoir. Dans toute cette foule, on ne saura jamais plus qui est qui, qui est où, qui fait quoi. Amis, ennemis, français, russes…
L’incendie est dans les têtes, puisqu’on ne le voit pas, de cette salle (qui historiquement n’a d’ailleurs pas brûlé, effectivement), si bien qu’il déclenche dans le peuple une sorte d’orgie générale, les femmes sont violées, hurlent et il est difficile alors de ne pas penser à certaines scènes de Die Soldaten de Zimmermann, et par ailleurs à la scène du Veau d’or de Moses und Aron de Schönberg, créé le 12 mars 1954 à Hambourg, exactement un an et une semaine après la mort de Prokofiev. .

Entre "Die Soldaten" et "Moïse et Aaron"

La scène d’orgie, qui en quelque sorte remplace l’incendie de Moscou (une folie pour une autre), est interrompue par Koutouzov, nouveau Moïse qui de la galerie supérieure, tire un coup de pistolet qui interrompt la foule en folie et profère « Quelle terrible vision » adressé ici au peuple en folie alors que, dans le livret, c’est la vision de Moscou qui brûle.
A ce moment, Tcherniakov montre un peuple qui brûle, une société qui s’entredévore, où tout le monde se dirige contre tout le monde.  Après un moment d’arrêt, tout le monde se met en rang et se remet à se battre dans le vide, comme au début de la deuxième partie. De nouveau une sorte de chœur dans le vide. On sent bien que du jeu initial, on aboutit à une vision cauchemardesque qui répond exactement à la vision exprimée par Tolstoï. Et une fois encore, on est au-delà de la circonstance, dans un moment où les effets de la guerre dépassent les hommes et leur force, et débouchent sur les vertiges de l’absurde.
C’est après ce moment où  Tcherniakov a détourné la légende pour en faire une horreur, que prend place sans doute la scène la plus déchirante de la soirée : la mort d’Andrei, qu’on pourrait appeler rappelant Baudelaire, la mort des amants.

Andrei rentre sur scène à cour, il s’assoit sur l’un des fauteuils de théâtre qui traînent, et se tire un coup de révolver.
C’est la position symétrique de la scène initiale de la première partie, où, assis à jardin, il avait tenté de mettre fin à son existence, mais où les deux jeunes filles lui avaient fait croire à la vie.
Il y a dans le récit proposé par Tcherniakov comme une logique qui accompagne la succession des tableaux de Prokofiev. Après une scène à la Sodome et Gomorrhe, chorale, collective, folle, on se focalise sur l’individu, qui lui aussi a vu sa vie ruinée, et qui décide d’en finir. Apocalypse des peuples et suicide des individus.
La scène est construite d’une manière très attentive, très précise, avec une Natascha qui arrive, qui retrouve Andrei et où tous deux entament littéralement une dernière valse, aussi difficile et ratée que la première lors du bal initial, mais cette fois-ci vue comme un effort désespéré de vie, de retrouvailles réelles ou rêvées. Au fond, deux violonistes, comme s’il s’agissait des anges musiciens d’un triste paradis. Chacun (Olga Kulchynska, souveraine de naturel, et Andrei Zhilikovsky aux accents bouleversants), cherche à toucher l’autre, où toute étreinte n’est qu’effort pour faire tenir Andrei blessé debout, où il ya retrouvailles et impossibilité, et où pourtant le rêve est là, mais d’un futur dans un autre ailleurs.
Alors la scène se termine par un endormissement du couple enveloppé dans un drap bleu (bleu Ukraine ?) qui va rester ainsi sur scène jusqu’à la fin, sorte de présence antagoniste qui va répondre à la mort théâtralisée que la dernière scène nous montre. Peu importe alors que Tcherniakov fasse de cette scène une parenthèse irréelle, la scène est dans l’obscurité, les deux amants sont seuls, séparés et détachés du monde, vivant enfin leur histoire dans une parenthèse qui se referme sur leur corps endormis.
Le dernier tableau devrait se clore sur le chœur du peuple. Mais Vladimir Jurowski a choisi la première version de l’œuvre que Prokofiev a écrite, où le chœur est remplacé par un ensemble d’instruments à vents.

Tcherniakov utilise ce choix musical pour construire une de ces scènes finales qui laissent pantois, par leur originalité et leur justesse.

Il s’agit d’abord d’un épilogue.
Pierre et  son compagnon de prison Platon Karatajew : ils sont toujours prisonniers de guerre, un officier les force à avancer et tue Platon épuisé et malade. Pendant ce temps, au fond, on débarrasse la salle, on l’aménage, et des partisans libèrent Pierre et tuent l’officier qui les tenait.
Mais le spectateur est incapable de distinguer qui est qui ? Agresseur ? Agressé, on ne lit rien. Pierre porte un rameau de feuillage probablement destiné à une cérémonie, mais laquelle ?
Confusion volontaire, à la fin, on ne sait plus qui est qui et qui fait quoi alors que le livret montre la libération des prisonniers de guerre par les partisans russes : mais dans ce moment final, l’impression est que le théâtre est fini, au profit d’un théâtre encore plus théâtral.

Pierre évoque les morts, sa femme, Andrei, et aussi Kouraguine qui a perdu une jambe, Natascha est à Moscou, et un futur se profile. Pierre est en train de clore l’intrigue, les intrigues qui ont alimenté la première partie et que la « guerre » a interrompues : en fait il clôt une série de catastrophes et il reste seul au milieu de la scène, la tête dans les mains…

Derrière lui, une sorte de grand rituel se met en place : la guerre est finie, on dresse les lits pliants et les matelas pour construire entre drapeaux, fanions, plantes et fleurs, un lit de parade. Aucun triomphalisme, mais un regard particulièrement cruel sur la population qui fait cortège et qui a construit ce lit, qui a amené les objets décoratifs et les rameaux, comme un culte païen de déification.
Koutouzov se dresse alors sur ce lit et annonce que la Russie est sauvée, puis se couche sur le lit de parade, devenu catafalque, comme le grand héros mort, tandis qu’une fanfare sonne (au lieu du chœur triomphant) et donne un son sarcastique et aigre à cette scène où sur le lit de parade est étendu le répulsif Koutouzov avec à ses pieds, le couple Andrei-Natascha enveloppé dans son petit drap bleu et au milieu Pierre inondé de désespoir.
Ce qui devait être le final triomphal de la Russie éternelle (et stalinienne), la « Russie sauvée » devient une mascarade théâtrale cruelle, accompagnée d’une musique grinçante où le héros (Koutouzov en succédané de Staline – ou même de tout pouvoir autocratique sacralisé et mis en scène) est exposé dans le juste endroit où Staline le fut soixante-dix ans plus tôt dans une mise en scène excessive tandis que les vrais cœurs gisent enlacés à son pied.
Dans l’histoire, en 1953 on a caché la mort de Prokofiev pour qu’elle n’interférât pas dans la seule cérémonie qui comptait. Ainsi la musique grinçante, oserais-je crin-crin de ce final est encore plus emblématique : la musique de celui dont on cache la mort accompagne le cortège funèbre de l’autocrate sanguinaire. Qui est grand ici ?
Scène contrastée, terrible aussi quand on pense à ce que le final était censé célébrer, qui se termine dans l’ironie et où le faux faste (le lit de parade est fait de tous les matelas et lits pliants qu’on a vus tout au long de la soirée) indique aussi une fin de ce théâtre-là auquel personne ne croit plus. Comment croire dans ces conditions à une mise en scène qui célèbrerait une Russie qui triomphe ?
Ce travail est profondément nihiliste et désespéré : il laisse un goût très amer, le constat d’une déchéance qui laisse le groupe et le corps social sans réponse et sans réaction : le « peuple » est en cortège silencieux autour du lit de parade et du « héros ». La guerre c’est l’abrutissement, mais aussi l’anesthésie des jugements. Tcherniakov a veillé à ne jamais peindre la guerre en direct, mais toujours par ses effets induits, délétères, amoraux, fous comme un dérèglement déraisonné, une déconstruction de tout ce qui fait société.

L’image finale, c’est le champ de ruines des âmes fortes au premier plan, et au second plan le faux triomphe des incendiaires, des incendiaires du monde et de l’humanité.

 

L’extraordinaire travail de Vladimir Jurowski

C’est alors que face à ce traitement impitoyable, il faut en fosse une vision qui non seulement corresponde, mais surprenne et montre où se trouve le génie. Oui, Prokofiev a été accusé de complaisance avec le régime, tout comme Chostakovitch, notamment par ceux qui glosent dans le confort d’un lointain salon. Dans l’interview qu’il a accordée à la télévision, Jurowski témoigne pour les artistes pris dans les remous et les tempêtes et qui s’en tirent a minima comme ils le peuvent. Il cite Richard Strauss, qui s’est peu à peu retiré à Garmisch, et qui créée Capriccio dans le théâtre munichois en plein conflit, dont David Marton a produit une mise en scène si forte et inquiétante (à Lyon puis Munich) et dont nous avons rendu compte.

Un roman comme Vie et destin de Grossman traite de ces situations sans cesse soumises aux aléas, aux changements d’humeur au sommet : chacun devrait le lire pour comprendre ce qu’est une peur structurelle, et soigneusement organisée et entretenue dans une population. Prokofiev a voulu revenir en Russie, Chostakovitch a choisi d’y rester et en lisant Grossmann, on pense tellement fort à eux. Dans leur position, il était impossible de ne pas céder a minima aux exigences d’en haut…

Vladimir Jurowski

Alors Jurowski, qui a déjà dirigé à Munich L’Ange de Feu dans la mise en scène de Barrie Kosky sait parfaitement d’une part que longtemps seul L’Amour des trois oranges a eu la préférence des théâtres, que L’Ange de Feu n’a été jusqu’à une date récente que rarement représenté (pour sa violence et les questions posées sur les relations à la femme, sur la question de l’hystérie etc…), mais si Berlin a proposé récemment (d’ailleurs dans une mise en scène de Tcherniakov) une production remarquable des Fiançailles au couvent dont ce site a rendu compte, on joue pas ou peu Le Joueur, encore moins Semyon Kotko, au sujet difficile mais à la musique puissante, encore moins Histoire d’un homme véritable d’ailleurs interdit par Jdanov.
L’aventure de la représentation des œuvres lyriques de Prokofiev est donc complexe, loin d’être close aujourd’hui, et si on joue Guerre et Paix en dehors de Russie dans les grands théâtres (le MET, l'Opéra de Paris par exemple et récemment Genève) l’œuvre par ses dimensions est peu reprise, et reste donc mal connue et surtout victime d’une réputation de lourdeur, par sa monumentalité et son statut d’outil de propagande. Certains considèrent même Guerre et Paix comme le plus mauvais des opéras de Prokofiev.
La tâche de Jurowski était donc, avant tout, de livrer une version de l’œuvre de Prokofiev d’une couleur radicalement autre, car la mémoire sélective garde essentiellement le souvenir des scènes collectives de la deuxième partie, de grosses machines qu’on accuse vite de soviétisme, et moins la complexité de la partition ni sa variété et ses raffinements. Il s’agissait pour Jurowski de démentir cette réputation-là.  Sans ce démenti, le travail effectué par Tcherniakov n’aurait pas eu un tel effet sur le public.
C’est la divine surprise de la soirée : Vladimir Jurowski a livré un Prokofiev à l’opposé des attentes habituelles, et le rendu de sa direction musicale justifiait à lui seul la production. Au-delà d’une mise en scène remarquable, qui a concentré les regards, c’est la manière dont le chef a imposé, de la fosse, une vérité de l’œuvre qu’il faut d’abord affirmer et retenir.

Jurowski a proposé une version musicale où il a opéré de nombreuses coupures (notamment dans le chœur) au texte trop explicite, impossible à entendre dans les circonstances d’aujourd’hui, et peut-être pas les parties musicales les plus intéressantes. Il a aussi effectué des choix parmi les quatre versions laissées par Prokofiev, ainsi du choix que nous avons évoqué de la première version pour la scène finale.

Il a donc, en concentrant la musique de manière plus nette que dans les versions habituelles, construit des jeux de contraste et d’oppositions particulièrement éclairants.
Je l’ai souvent souligné, personne n’est dans la tête d’un compositeur ou d’un auteur pour deviner ses intentions, même lorsqu’il les présente. Combien de préfaces très officielles signées par les auteurs à leur textes et qu’ils s’empressent de contredire dans leurs œuvres (c’est fréquent au XVIIe), c’est encore presque plus facile pour les compositeurs qui jouent sur ce que dit un texte et ce que dit (ou contredit) une musique. Mozart l’a fait notamment dans Le Nozze di Figaro pour déjouer la censure, en plein accord avec son librettiste Da Ponte. Comment par exemple considérer le final que nous avons entendu comme une conclusion triomphale ? La musique elle-même ne semble pas d’une qualité définitive, et Jurowski en accentue par son interprétation les faiblesses ou les creux, c’est un triomphe avec, en creux, bien autre chose, qu’illustre ensuite la mise en scène de Tcherniakov. Mais dans ce cas précis, c’est le choix musical et ce qu’on entend dans les dernières mesures qui livre une vérité de cette musique,  en creux et qui n’a rien de stalinophile…
C’est un exemple : le compositeur « compose » dans tous les sens du terme, au propre comme au figuré, il compose une musique, au sens propre, il la compose, c’est-à-dire qu’il l’arrange pour lui faire dire quelque chose au premier degré, mais par des détails d’instrumentation, par des traits ou des phrases particulières, il laisse dire ou deviner autre chose. Que Prokofiev soit revenu plusieurs fois sur l’œuvre montre qu’il avait à la composer, à l’arranger, à y revenir et montre surtout qu’il n’y a pas de vérité absolue de cette œuvre telle qu’elle a été livrée à la création et justifie a posteriori les interventions et choix de Vladimir Jurowski.

Nous avons souligné plus haut la familiarité de Jurowski avec Prokofiev, et  dans son approche il ne cesse de jouer sur les contrastes d’une partition d’une richesse insoupçonnée, telle qu’il la dissèque et qu’il l’offre à l’audition.
On découvre notamment dans toute la première partie (« La paix » ou du moins ce qui dans cette mise en scène en fait office), un lyrisme qu’on n’attendait pas, qui prend sa source aussi bien dans le post-romantisme à la Tchaikovski (on pense à Onéguine), que dans certaines couleurs straussiennes ou pucciniennes. Prokofiev connaît parfaitement les évolutions de la musique de son temps, passé en exil entre Europe et Etats Unis de la révolution bolchévique à 1932. Jurowski s’emploie à montrer dans cette musique tous les raffinements, le sens de la mélodie, la volonté lyrique, mais aussi les couleurs qui accompagnent chaque scène, voire chaque personnage. Jurowski montre la complexité de la composition, mais aussi son attention à servir le livret, les caractères, tantôt suave, tantôt ironique, tantôt sarcastique. Dans la scène du bal (le deuxième tableau), les danses et les valses certes évoquent un certain faste de cour, mais sans jamais se départir d’une distance, qui justement fait de ces musiques de danses quelquefois des commentaires ironiques, valse certes, mais un peu grinçante.  De plus Prokofiev est un maître de la musique de ballet, qui sait décrire les événements et qui sait aussi prendre la distance voulue. Ce n’est pas un hasard si la danse, esquissée ou non soit tellement présente dans la mise en scène : elle accompagne une musique qui est tout à la fois premier et second degré. Et Jurowski sait parfaitement, par la clarté de l’approche, par la mise en exergue de certains instruments, par des variations de rythme faire dire à cette musique et sa tendresse et sa cruauté. La reprise de valse du tableau de la mort d’Andrei en est un exemple, par le rythme de valse qui s’éveille à nouveau à la vie, mais en même temps syncopé et terriblement noir. Jurowski, par la précision de l’approche et un savant dosage des couleurs, nous dit sans cesse une musique double, à prendre à plusieurs degrés, y compris dans son laisser aller le plus lyrique, on distingue sans cesse une tension sous-jacente. Même la paix est triste dans cette œuvre.
Ce que montre Jurowski, notamment dans la première partie, c’est d’abord une suprême élégance de cette musique là où l’on attend plus de brutalité et de grossièreté.
Jurowski oppose ainsi un démenti, parce qu’en très grand chef d’opéra, il accompagne le texte, il accompagne ce que disent les chanteurs (l’accompagnement de la scène Pierre-Kouraguine est un chef d’œuvre de ciselure, tout comme la manière où il laisse la voix de Maria Dimitievna s’épanouir face à Natascha dans leur grande scène où l’orchestre commente presque ce qui se dit.
Alors on attend évidemment d’autant plus une deuxième partie plus chorale et collective.
On en a un premier aperçu dans le tableau initial de la deuxième partie, la tableau 8 (« préparation de la bataille de Borodino »), il y a en salle le noir, le silence absolu, puis le son explose comme une bombe, une bombe orchestrale et vocale. Dans ce cas Jurowski accentue les contrastes, la violence mais la mise en scène nous souligne une violence « à vide ». Comme dans la première partie le lyrisme était mâtiné de mélancolie et aussi d’un peu de nihilisme, cette fois-ci c’est la violence qui est trop forte trop « mise en scène » pour être réelle. J’ai pensé à deux souvenirs, d’une part à celui de Petrenko disant que la musique du duo de Siegfried-Brünnhilde dans Siegfried est trop excessive pour être véritablement un duo d’amour, mais seulement un duo qui mime l’amour que les mots démentent (nous en avons abondamment traité par ailleurs) et d’autre part à une lecture de Flaubert dans L’Éducation sentimentale , l’épisode fameux de la « prise des Tuileries » qui commence par une invasion révolutionnaire du peuple qui rugit et déferle comme une tempête dans le palais pour finir dispersé en clapotis dans les appartements.
De ce chœur terrible préparatoire à Borodino ou va finir par la vision d’un « jeu guerrier » où parfaitement secondé par la mise en scène, Jurowski met des limites à la démonstration de violence, accentue les moments plus fluides, saccade les rythmes pour casser l’épique. Il fait en sorte que la musique par sa force excessivement démonstrative sonne un peu faux.. Même si les parties de violence sont fortes, elles ne sont jamais lourdes, toujours claires, toujours bien articulées, toujours lisibles et limpides et jamais massives. Cette approche empêche toute manifestation d’excès et en même temps illustre la mise en scène qui montre une guerre par ses effets et non en direct.
Certes, d’autres effets théâtraux atténuent, l’intervention d’Andrei, jamais agressive et toujours apaisante, même si portée par l’amertume, celles de Pierre, de plus en plus déchirantes : Prokofiev lui-même propose des respirations, mais même dans son crescendo de violence qui culmine au moment de l’incendie par la scène que j’ai appelée celle de l’orgie (dans la mise en scène) qui détourne l’épisode de l’incendie. La mise en scène complète la musique et lui donne une autre couleur parce que l’épisode (symphonique) est accompagné de cris et d’une vision d’enfer dantesque qui en change le sens. Du même coup, la musique martiale qui accompagne ces scènes devient terrible constat d’autodestruction. Jurowski allège, atténue après l’intervention de Koutouzov pour peu à peu accompagner le chœur qui suit de manière martiale mais sans trop d’appui, il accompagne encore une scène de vide abyssal de la pensée et de l’humanité.
Sommet de l’amertume, la scène Natascha – Andrej, à la frontière entre rêve et réalité est aussi dirigée avec un lyrisme désespéré, où l’accompagnement orchestral  est à la fois suave et tendu, doux et amer, et ne peut être détaché de la vision des deux violons du fond de scène. J’ai appelé ces violons les anges musiciens d’un paradis en quelque sorte perdu  Mais cela crée une dialectique fosse-scène comme dans l’accompagnement de la scène de pillage, un peu plus tôt où défilaient les portraits des grands musiciens russes avec un violoniste jouant seul au milieu, comme si le vrai était en scène et qu’en fosse on quelque chose de plus distancié, presque faux. Comme si la vérité de l’art et du cœur était dans la vision scénique de cette mort « musicale », quand l’accompagnement musical réel de la fosse n’offrait qu’un lyrisme entravé, empoisonné, comme cette valse impossible que l’orchestre joue pour les amants.
Le premier moment est accompagné par un orchestre adouci, où le texte est souligné par les bois (piti…piti…piti…) et où l’orchestre très discrètement fait entendre une sorte de délire d’Andrei rappelant les derniers moments de Boris dans le même esprit, plaçant la scène qui va suivre entre réel et irréel, mais en même temps dans une vraie tradition. Jurowski ici allège, travaille sur les rythmes, un discret crescendo. À l’apparition de Natascha, changement de couleur, on rentre de plain-pied dans un rêve éveillé où l’on va retrouver quelque chose de l’ambiance idyllique du premier tableau ici qui se teinte d’une couleur élégiaque c’est-à-dire douloureuse. De la tension de la mort à la Boris, on passe aux soupirs-souvenirs, à un lyrisme amer. L'orchestre suit attentivement chaque mouvement du plateau de manière osmotique : il garde sa clarté, sa précision, suit et respire chaque mot, et donne une couleur d’une infinie tristesse à l’ensemble. Les cordes charnues et présentes mais jamais appuyées, la discrète présence de la harpe, les bois quelquefois pointillistes, en écho aux paroles, tout est incroyablement construit, rigoureux, et en même temps semble d’un incroyable naturel parce qu’il ne prend jamais le pas sur les deux voix qui conduisent les variations de couleur. On découvre une incroyable richesse d’orchestration comme si tout se retrouvait concentré en cet instant, le lyrisme, l’amertume, l’insondable tristesse, on passe sans cesse d’une ambiance l’autre, jusqu’à cette valse esquissée et déchirante qui va presque sanctionner la fin. Un des sommets musicaux de la représentation qui est aussi sommet scénique, car ici l’un ne va pas sans l’autre jusqu’aux moindres détails (les violons du fond de scène qui alternativement jouent et s’arrêtent selon les moments).
On a aussi longuement souligné combien le tableau final nie l’ambiance triomphaliste voulue par le choix musical de cet ensemble de vents qui accompagne le cortège final et le lit de parade exposé. Vision sarcastique où Jurowski évite soigneusement un final qui serait final , sans triomphalisme ni point d’orgue. Le rideau tombe sur cette musique grinçante qui ne clôt rien, qui laisse presque en suspens, et montre simplement l’état du désastre.
Ce travail de dentelle symphonique et lyrique plein d’attention et de respiration de tous les instants est rendu possible par l’extraordinaire prestation du Bayerisches Staatsorchester, qui montre ici une concentration, une précision sonore, un contrôle des volumes qui confirme notre opinion : nous avons ici le meilleur orchestre de fosse qui soit, l’orchestre a su respirer à l’unisson avec son chef et répondre à la moindre de ses impulsions, dans une perfection technique incroyable. Et pour la première fois depuis que Vladimir Jurowski est GMD, on a l’impression réelle d’une entente artistique parfaite, d’un engagement total de la phalange autour de son chef,  ce qu’on avait un peu de peine à vivre quelquefois depuis son arrivée à ce poste.

Même constat du côté du chœur, pourtant amputé d’un certain nombre de ses interventions « pour la bonne cause ». Dirigé par David Cavelius, dont on connaît les qualités suite à son travail à la Komische Oper, il a su s’engager scéniquement et vocalement par des interventions particulièrement puissantes mais jamais excessives, gardant toujours un vrai contrôle pour ne jamais verser dans la caricature.  Il en résulte une prestation magnifique, l’une de ses meilleures sans doute ses dernières années, qui dénote une préparation attentive et longue pour une œuvre qui entrait à son répertoire.

Les voix proches de la perfection

Pour soixante dix rôles et une quarantaine de titulaires (certains tenaient plusieurs rôles comme il est de tradition) il est difficile de rendre compte de chacun, mais il faut d’abord saluer l’engagement de la troupe  ou du Studio et de certains de ses protagonistes, Emily Sierra, Martin Snell, Bálint Szabó, Liam Bonthrone, la délicieuse Elmira Karakhanova au très joli soprano, Christian Rieger et en particulier Kevin Conners, ténor de caractère qui revêt plusieurs rôles et qui cette fois en De Beausset reçoit une tarte à la crème. D’autres petits rôles sont excellemment tenus : Christina Bock est  excellente princesse Maria sœur d’Andrei ou le vétéran Serguei Leiferkus en vieux Prince Bolkonski. De toute manière, ce qui caractérise toute la distribution c’ets l’excellence de chacun y compris dans de tout petits rôles, dans des interventions très ponctuelles, on peut penser au Balaga de Alexander Roslavets  (en troupe à Hambourg) ou à la Matrioscha de Oksana Volkova qui campe un vrai personnage, ainsi qu’au Platon Karatajew du ténor Mikhail Gubsky. Mentions particulières au Denissov de Dmitry Cheblykov, à la belle voix de baryton basse, et au Dolochov de Aleksei Bonarciuc, particulièrement expressif. Enfin, La Sonja d’Alexandra Yangel qu’on entend essentiellement dans la première partie et notamment dans la première scène, a un très joli timbre qui fonctionne parfaitement avec celui d’Olga Kulchynska.

Dans les personnages plus profilés, soulignons d’abord Olga Guryakova, toujours efficace (ici en Peronskaja, amie de Maria Dimitrievna), et Violeta Urmana, qui  depuis qu’elle a repris ses rôles de mezzo qui correspondent à l’état actuel de la voix, a retrouvé une présence, une intelligence scénique, une expressivité significatives en scène. Elle campe une Maria Dimitrievna ferme, humaine, avec une voix acérée, bien projetée.  En plus elle travaille régulièrement avec Tcherniakov qui sait en faire un vrai personnage, et sa Maria Dimitrievna est une magnifique composition.

Autre apparition féminine très bien campée, celle de Victoria Karkacheva en Hélène, une voix intéressante déjà entendue à Lyon, un personnage engagé, qui campe cette Hélène légère et dansante à l’opposé de son mari Pierre. Joli profil.
Autre personnage très bien campé, le Kouraguine mauvais garçon de Bekhzod Davronov, qui a beaucoup travaillé l’expressivité et l’ironie avec sa voix de ténor à l’italienne relativement léger, avec un engagement scénique particulièrement marquant, un visage expressif et très mobile. Une jolie découverte.

On a entendu l’an dernier Arsen Soghomonyan dans Hermann de La Dame de Pique à Baden-Baden où il tenait dignement son rôle, mais sans le transcender. Ici il est un Pierre Bezoukhov exceptionnel. Le personnage traverse le roman de Tolstoï dont il est le principal héros, ici on le retrouve pratiquement du début à la fin et c’est lui qui égrène les morts et disparus au début du tableau final dans sa solitude lacérante. Tcherniakov en fait un personnage plus mûr que les autres, moins « séduisant », en rien romantique, bon mais velléitaire dont la seule véritable action sera de chasser Kouraguine (la scène est particulièrement puissante). Vocalement il s’impose ici avec une voix puissante, très contrôlée, au phrasé particulièrement clair, à l’expressivité modèle, qui frappe par la manière qu’il a de marquer les mots, d’en varier le poids, d’en ciseler le son. Ainsi on perçoit les subtilités du texte et du rôle, avec une vraie présence scénique. Sans conteste, c’est un rôle qui lui convient parfaitement et il remporte d’ailleurs un très grand succès, parfaitement mérité.
Andrei Zhilikhovsky est un Andrei proche de l’idéal. Il a le physique du rôle, héros romantique marginalisé (j’ai évoqué une sorte de Wozzeck romantique) et d’ailleurs,  la plupart de ses interventions singulières sont placées par la mise en scène aux marges de la scène, sur le côté à jardin ou à cour, sur les vieux  sièges de théâtre. Mais surtout il a le timbre qui convient au rôle, un timbre chaud, suave, sans aucune aspérité, d’une douceur ineffable, un timbre qui porte déjà en soi le désespoir ou le drame, un timbre comme prédestiné. On avait entendu cette douceur l’an dernier dans la Iolanta de Baden-Baden (sous la direction de Petrenko) et elle frappe encore aujourd’hui.
Mais il y a aussi le phrasé, l’émission, le texte dit avec toutes ses couleurs, l’expressivité, et tout dans le jeu d’acteur qui dit sa réserve, sa raideur, sa timidité, sa singularité. La voix a une belle étendue, elle est très bien projetée et particulièrement claire. On entend derrière cette voix de baryton les personnages verdiens positifs ou les sacrifiés du répertoire d’opéra, les Posa, les Simon Boccanegra, parce qu’elle a une rondeur particulière qui apaise et qui émeut immédiatement. Dès la première scène, cet Andrei est bouleversant.
A cet Andrei tout en douceur et tout en mélancolie convient parfaitement la Natascha d’Olga Kulchynska, qui confirme qu’elle est aujourd’hui un soprano lyrique de rare intensité. Nous considérons qu’elle est aujourd’hui la meilleure Susanna des Nozze di Figaro possible parce qu’elle en possède à la fois la poésie et le côté pétillant et un peu roué. C’est une voix jeune, contrôlée, particulièrement expressive et qui sait jouer des couleurs. Elle joue admirablement l’ambiguité du personnage, sa jeunesse, sa soif de vie, sa naïveté aussi, et en même temps le revers de la médaille, sa manière un peu écervelée d’agir, son incapacité à distinguer ce qui est vrai de ce qui est faux. La voix reste claire, reste toujours émouvante, avec une ligne de chant impeccable (ce sera sans doute une voix puccinienne autrement expressive de ce qu’on entend aujourd’hui sur le marché), et en même temps des ombres à peine perceptibles de cruauté involontaire. Une voix qui sait être incisive, et elle complète bien le baryton si chaleureux de Zhilikhovsky, et qui sait aussi avoir d’autres reflets déchirants qui vous lacèrent, gardant néanmoins sans cesse une fraicheur incroyable mélangée à une exceptionnelle intensité.  Elles sont rares les chanteuses immédiatement intenses. Tcherniakov a su exploiter cette personnalité scénique forte, une des voix de soprano lyrique qui devraient compter parce qu’elle sait chanter immédiatement au-delà des notes, dessinant spontanément un univers, un caractère : une chanteuse qui sait ce que musique veut dire. Pas étonnant qu’elle soit d’ailleurs si bonne mozartienne : elle chante avec le cœur. Grande prestation.

Olga Kulchynska (Natascha) et Alexandra Yangel (Sonja)

Au bout du chemin, un constat : nous n’avons pas vu là une représentation ordinaire de Guerre et Paix parce qu’elle se place immédiatement au rang non de récit historique ou d’illustration propagandiste, non de vision destructrice d’une Russie mise au ban par l’actualité, mais de parabole de la guerre comme destruction extérieure et intérieure, comme maladie qui dévore tout et qui fait qu’au bout du compte rien n’est plus distinguable, ami, ennemi, en annihilant un corps social somnambule. Tout est englouti dans le broyeur.
L’autre élément de la parabole, c’est la vision nihiliste du pouvoir quand il est affidé à des être singuliers, qu’ils soient le Tsar, Napoléon, ou ce Koutouzov qui nous est présenté. Ils ont tous quelque chose de répugnant, et pourtant des populations y ont cru ou croient en leurs lointains successeurs, abdiquant leur pensée – et donc leur liberté pour une chimère (c’est le sens de l’image finale). Vision terrible qui nous frappe aujourd’hui de Trump à Poutine et à tous ceux qui empestent aujourd’hui le monde. Cette scène finale est à méditer, partout où règne la tentation du pouvoir fort, forcément mensonger, forcément destructeur.
Alors contre cela, cette musique qu’on croyait musique de propagande stalinienne se révèle grâce à l’incroyable travail d’épure et de nettoyage de Vladimir Jurowski raffinée, lyrique, ironique, sarcastique, devenant exercice de liberté, exercice de pensée, libérée des gangues de plâtre construites par les idées préconçues.
C’est l’union de cette approche musicale et de cette approche scénique qui nous livre enfin une lecture moderne de l’œuvre, libérée de son histoire. Gesamtkunstwerk.

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Vous avez accès à la vidéo de ce spectacle sur Arte Concert qui a retransmis la Première du 5 mars en direct, jusqu'au 5 septembre 2023.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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3 Commentaires

  1. J’ai lu ce compte rendu avec grand plaisir et je le relirai une nouvelle fois après avoir vu sur Arte la représentation dont il est question. J’ai bien compris que Tcherniakov,par sa mise en scène,avait porté cet opéra de Prokofiev à des sommets que la musique n’atteint pas toujours.

  2. Ttherniakov et jurowski.…
    J ai vu le spectacle au premier rang de l'orchestre, la pire des places pour ce spectacle et la critique du wanderer m a éclairée ayant raté depuis ma place une bonne partie du spectacle, mais j avais jourowski à trois mètres de moi.
    Pour la première fois j ai ressenti l orchestre de nouveau hypnotisé comme du temps de petrenko.
    Ceci dit étant tellement près j au pu voir les physionomies des chanteurs et c etait extraordinaire ils n étaient plus d extraordinaires chanteurs acteurs, ils étaient le personnage qu'ils incarnaient.
    Aprees le ting de berlin tcherniakov a atteint un niveau d humanisme unique.

    • Le premier rang est toujours une mauvaise place si on veut apprécier la mise en scène mais la meilleure place si on veut observer le travail du chef avec l’orchestre,ce que vous n’avez pas manqué de faire.

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