Le Conte du tsar Saltane. L’Avant-Scène Opéra n° 333, mars-avril 2023

Preuve que le répertoire de nos théâtres ne cesse de s’élargir, l’Avant-Scène Opéra consacre un volume entier à un opéra des plus rares sous nos latitudes : Le Conte du tsar Saltan (ou Saltane, on y reviendra) de Nikolaï Rimski-Korsakov. De quoi se préparer au retour en France d’une œuvre que l’on n’y avait peut-être plus vue ni entendue depuis 1929…

Signe de l’ouverture des maisons d’opéra occidentale à un répertoire qu’elles n’accueillaient jadis qu’à l’occasion de tournées venues de l’autre côté du Rideau de Fer, RImski-Korsakov est mis à l’honneur par le nouveau volume de L’Avant-Scène Opéra. D’ailleurs, l’histoire des précédents numéros consacrés au compositeur de Schéhérazade en dit long sur la présence du répertoire russe de ce côté-ci de l’Oural. Alors que la revue a été fondée en 1976, les slaves doivent attendre leur tour : c’est évidemment pour Moussorgski qu’on a d’abord déroulé le tapis rouge (Boris Godounov dès 1980, suivi en 1983 par Khovanchtchina). Tchaïkovski est arrivé en 1982 avec Eugène Onéguine, La Dame de pique étant traitée en 1989, Iolanta ne venant qu’en 2016, couplée avec Aleko de Rachmaninov). Parmi les modernes, Prokofiev fait son entrée en 1990 avec L’Amour des trois oranges, et Chostakovitch en 1991 avec un numéro double réunissant Lady Macbeth de Mzensk et Le Nez, Stravinsky complétant le trio grâce au Rake’s Progress en 1992 et à un diptyque. Œdipus Rex/Rossignol en 1996. Et c’est seulement en 1994 que l’on songe à inclure Nikolaï Rimski-Korsakov, puisque Valery Gergiev débarque à Paris avec les troupes de ce qui s’appelle encore le Kirov. Borodine et son Prince Igor seront honorés plus tard encore, en 1995.

Rimski-Korsakov n’a pas été oublié par L’Avant-Scène Opéra, puisqu’il a eu droit à un volume pour Le Coq d’or en 2002, mais les choses en seraient peut-être restées là s’il n’y avait eu Dmitri Tcherniakov. En effet, quoi qu’en pensent les détracteurs du metteur en scène russe, c’est incontestablement grâce à lui, au moins en partie, que sont aujourd’hui programmés en Europe de l’ouest des opéras qu’on ne voyait jadis qu’en Union soviétique. Sans Tcherniakov, l’ASO aurait-elle publié en 2017 un volume dédié à Snégourotchka (intitulé La Fille de neige parce que l’Opéra de Paris avait choisi de l’appeler ainsi) en 2017. Et si Tcherniakov n’avait pas monté à Bruxelles en 2019 le rarissime Tsar Saltan que l’Opéra du Rhin s’apprête à reprendre en mai prochain, cet opéra aurait-il jamais vu s’ouvrir les portes de L’Avant-Scène Opéra ?

Réglons d’emblée la question orthographique : Saltan ou Saltane ? Jamais, avant les représentations bruxelloises, le tsar n’avait porté de E final. L’aurait-on ajouté de peur des quolibets possibles sur « sale temps » ? Evidemment, la langue russe n’ayant pas les voyelles nasales du français, il était implicite qu’il fallait faire sonner le N, mais il faut aujourd’hui mettre les points sur les I. Au chapitre de la translittération, on remarque que les différentes auteurs du volume ASO n’ont pas su accorder leurs violons quant au nom du prince : Gvidon, Gvidone ou Guidon ? Si cette dernière paraît un peu trop proche de la bicyclette, le E final s’imposait par analogie à celui dont est gratifié son père le tsar, mais cette règle n’opère apparemment pas pour le tsarévitch… Réjouissons-nous du moins que la liste des personnages soit présentée en cyrillique, même si le texte de l’opéra est translittéré de manière à ce que l’auditeur non russophone reconnaisse ce qu’il entend. Le Commentaire et guide d’écoute s’ouvre d’ailleurs par un petit tableau de « Phonétique à l’usage des francophones », élaboré en « [se fiant] à  un enregistrement russe des années 1950 et à la manière des différents chanteurs d’émettre ces voyelles » précise André Lischke.

Qui d’autre, en effet, que l’auteur d’une Histoire de la musique russe et d’un Guide de l’opéra russe pour rédiger le morceau de résistance de ce nouveau volume ? Qui d’autre en France pourrait associer aux compétences musicologiques une connaissance « de l’intérieur » de ce répertoire et de ses sources, lui qui, comme « tous les enfants russes », a entendu sa grand-mère lui lire dans le texte « ce merveilleux conte en vers de Pouchkine qu’est la Skazka o tsare Saltane » (qu’on ne s’y trompe pas, ce E final se prononce IÉ et n’est que la désinence du cas appelé locatif qu’appelle la préposition o, « à propos de »). En plus des lectures de sa babouchka, André Lischke peut s’appuyer sur sa connaissance des chanteurs russes du passé.

Le reste du volume, dans la section « Regards sur l’œuvre », propose des articles dont plusieurs ont l’avantage supplémentaire de valoir également pour d’autres opéras de Rimski-Korsakov. Sylvie Mamy, dont on ne connaissait pas forcément l’intérêt pour le répertoire russe, se penche ainsi sur le parcours de Nadejda Zabela, épouse du peintre Vroubel et créatrice de toute une série de rôles écrits sur mesure par le compositeur. Par une étrange ironie de l’histoire de la musique, la plupart des opéras de Rimski-Korsakov ont été créés non à l’Opéra impérial de Saint-Pétersbourg mais à l’Opéra privé de Moscou, fondé par Savva Mamontov. En 2012, Pascale Melani avait consacré à ce personnage et à son entreprise un passionnant volume, et c’est tout logiquement qu’elle a été sollicitée pour un texte concernant la création du Tsar Saltan. Elle y rappelle le malentendu opposant le compositeur au directeur de théâtre, celui-ci étant désormais reconnu comme un des pionniers de la mise en scène d’opéra alors que Rimski-Korsakov se souciait bien davantage de l’aspect musical et reprochait à Mamontov de ne pas s’en préoccuper suffisamment (de même Nadeja Zabela-Vroubel était bonne chanteuse mais piètre actrice, et se plaignait dans sa correspondance que le directeur recrute ses consœurs sur leur prestance plus que pour leur voix).

Christina Guillaumier offre une vision transversale de la présence des tsars dans les opéras russes, notamment chez Glinka et Moussorgski, mais l’on pourra s’étonner que, lorsqu’elle aborde Rimski-Korsakov, elle n’évoque pas l’invisible Ivan le Terrible dans La Fiancée du tsar, ou même la tsarine de La Nuit de Noël. Quant à conclure que « le tsar apparaît aussi indirectement sous d’autres formes, comme le général Koutouzov, dans Guerre et paix de Prokofiev », n’est-ce pas oublier que le tsar apparaît très directement dans cet opéra, même s’il n’y chante pas, et que la manière dont Alexandre Ier est réduit à un simple rôle dansé lors de la scène du bal est peut-être en soi un commentaire ironique sur l’ancien régime ? Lise Gruel-Apert montre clairement comment Pouchkine a transformé ses sources populaires pour aboutir à sa propre version de l’histoire du tsar Saltan, tandis que Béatrice Picon-Vallin se focalise sur les lieux de l’action de l’opéra, et plus précisément sur la très magique île Bouïan (ou Bouïane).

Comme d’habitude, le volume est complété par les indispensables rubriques « Disco-vidéographie » (Didier Van Moere n’a hélas que quatre intégrales enregistrées entre 1952 et 1959 et deux captations vidéo à se mettre sous la dent) et « L’œuvre à l’affiche ». Mais L’Avant-Scène Opéra fait en plus à ses lecteurs un superbe cadeau, en reproduisant les illustrations conçues en 1921 par la peintre futuriste, rayonniste et néo-primitiviste Natalia Gontcharova, associée aux Ballets Russes ; dix planches hors-texte, une page de titre et une page de fin, magnifiques images qui répondent, dans un tout autre style, à l’admirable Princesse-Cygne peintre deux décennies plus tôt par Vroubel, dont la reproduction orne la deuxième de couverture.

Le Conte du tsar Saltane. L’Avant-Scène Opéra n° 333, mars-avril 2023. 146 pages, 28 €. ISBN 978–2684385–422–4

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
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