Alors que la saison 2022/23 laisse une place tout à fait inédite aux femmes compositrices – que ce soit au concert ou au disque – et qu’elle s’attelle avec raison à leur rendre l’importance et l’attention qu’elles méritent, la violoncelliste Emmanuelle Bertrand et le pianiste Pascal Amoyel ont proposé aux Invalides un programme particulièrement intéressant et d’une grande beauté musicale, construit autour de quatre grandes figures féminines.
La saison musicale des Invalides propose en effet un cycle de concerts intitulé « Femmes compositrices, une plume pour seule arme », mettant en lumière des musiciennes de la période baroque jusqu’au XXIème siècle ; et si on ne s’étonne pas de retrouver les noms de Clara Schumann et de Nadia Boulanger au programme de ce concert du 13 mars, on se réjouit de les voir côtoyer ceux, plus rares, de Rita Strohl et Edith Canat de Chizy.
Rita Strohl a en effet eu du mal à rester au répertoire après sa mort en 1941, en grande partie parce que ses œuvres ont été très peu éditées ; mais depuis 2018, alors qu’Edgar Moreau et David Kadouch enregistrent sa grande sonate dramatique Titus et Bérénice (chez Warner/Erato), son travail connaît un regain d’intérêt et son nom apparaît de plus en plus souvent dans les programmes des concerts, aussi bien pour ses pièces instrumentales que vocales. C’est une place de choix qu’Emmanuelle Bertrand et Pascal Amoyel lui donnent ici, et les deux œuvres qu’ils interprètent sont sans doute les plus frappantes de la soirée. Solitude tout d’abord, magnifique pièce dont les premières mesures résonnent comme un lointain écho de « Ständchen » de Schubert ; et si le piano y est un peu en retrait, c’est pour mieux laisser chanter le violoncelle dont la compositrice exploite un large ambitus. La grande sonate dramatique Titus et Bérénice ensuite, déjà évoquée, et qui illustre en quatre mouvements les grands moments du drame de Racine : ce sont des pages exaltées, d’un lyrisme débordant et d’une grande richesse expressive qu’offre Rita Strohl, où l’écriture pour le piano se fait presque orchestrale. On croirait entendre par moments, dans les deux premiers mouvements, une musique destinée aux cordes ou aux cuivres, ce qui suppose de la part du pianiste une belle palette de couleurs, et de la part de la violoncelliste une grande intensité de jeu pour y répondre. Menant des carrières solistes et en duo depuis plus de vingt ans, Pascal Amoyel et Emmanuelle Bertrand possèdent sans aucun doute ces qualités, servies par un sens aigu de la dramaturgie qui donne, sans le secours des mots, l’impression que le piano et le violoncelle parlent pour les personnages.
Auprès de l’écriture intense et théâtrale de Rita Strohl, la pièce de Nadia Boulanger intitulée Modéré semble davantage dans la recherche d’atmosphères et de textures, et permet à Emmanuelle Bertrand de jouer avec le poids de l’archet pour en varier l’expression. La violoncelliste impressionne tout au long du programme par la concentration et l’investissement dont elle fait preuve, donnant à chaque note une intention particulière. On ne s’étonne donc pas qu’Edith Canat de Chizy lui ait dédié la pièce Formes du vent, composée en 2003 d’après des poèmes de Pierre Reverdy : sous-titrée « cinq études de mouvement », la partition se compose essentiellement de motifs fragmentés, tantôt joués à l’archet ou en pizzicato. On est loin des grands déploiements mélodiques et lyriques du reste du concert, et la pièce peut sembler par là-même un peu aride : ce programme inscrit donc Edith Canat de Chizy dans une histoire des femmes compositrices, tout en mettant en lumière l’écart esthétique qui sépare ses Formes du vent des pièces de ses prédécesseurs. Première compositrice membre de l’Institut de France, c’était lui rendre un bel hommage que de la faire figurer en si bonne compagnie.
Clara Schumann est en effet la dernière femme à faire partie du programme avec sa Romance op.11, n°1 pour piano, où Pascal Amoyel fait entendre un très beau sens de la polyphonie, la mélodie lumineuse à la main droite se déployant au-dessus d’une main gauche plus sombre et dense, aux doubles croches obsédantes. Et si les qualités de Clara Schumann sont désormais assez unanimement reconnues, son mari Robert fait malgré tout une apparition dans ce programme principalement féminin avec sa Romance op.28, n°2. Cette incursion hors du domaine des compositrices permet d’apprécier une fois encore la clarté des voix dans le jeu de Pascal Amoyel ; sa musicalité aussi, les dernières pages semblant, par moments, presque improvisées par le pianiste et surgies d’une inspiration soudaine.
Avec la Sicilienne de Maria Theresa von Paradis donnée en bis, Pascal Amoyel et Emmanuelle Bertrand ont proposé un programme assez passionnant, à la fois par l’inventivité des œuvres et par leur densité. Ils ont aussi, ou ils ont surtout, montré l’étendue de la sensibilité de leur jeu, et la manière dont chaque instrument se nourrit de l’autre. De magnifiques interprètes, qui ont rendu un hommage vibrant aux compositrices dont la présence dans les programmations sera bientôt, on l’espère, chose parfaitement commune.