Je me souviens des apparitions, pardon, des théophanies d’Herbert von Karajan à Salzbourg. Devant le Grosses Festspielhaus où d’un côté de la rue les badauds regardaient, de l’autre les festivaliers en très grande tenue entraient, et entre les deux un défilé ininterrompu de Rolls Royce, jusqu’au jour où je compris que c’étaient les mêmes Rolls qui faisaient le tour du pâté de maisons et repassaient pour faire croire au Magic Salzburg. Et puis, les malheureux sans billets qui n’agitaient pas de panneau « Suche Karte » (je cherche une place) mais un éventail de billets de 1000 Schillings, des sommes considérables à l’époque…
Karajan à l’époque avait sa carrière largement derrière lui, longue, commencée lui aussi comme jeune très doué (il sera le plus jeune GMD en Allemagne à Aix la Chapelle, en 1935, à 27 ans, alors qu’il a été auparavant Premier Kapellmeister à Ulm (jusqu’à l’âge de 26 ans). GMD cela veut dire diriger l’opéra, mais aussi les concerts symphoniques du théâtre local : une carrière de chef est inconcevable alors en Allemagne sans l’attache d’un théâtre. C’est encore souvent vrai aujourd’hui si l’on considère la carrière de son lointain successeur Kirill Petrenko, devenu en 1999, à 27 ans directeur musical du Théâtre de Meiningen, en Thuringe (un théâtre historique qui fut de Hans von Bülow), puis, à 30 ans, directeur musical de la Komische Oper de Berlin. Cela signifie simplement se faire les dents sur le répertoire tant lyrique que symphonique, se confronter à un public souvent local, et se faire remarquer peu à peu… La première apparition de Kirill Petrenko à l’Opéra de Vienne c’est en décembre 2001, pour deux représentations de la Flûte enchantée et on se souvient de sa venue à Lyon plusieurs saisons de suite à partir de 2006, où il était encore très peu connu du public…
Klaus Mäkelä devient principal chef invité de l’orchestre de la Radio Suédoise à 21 ans, à 24 ans, il est à la tête de l’Oslo Philharmonic et à 25, il dirige l’Orchestre de Paris, tout en signant avec Le Concertgebouw d’Amsterdam (2027) et le Chicago Symphony Orchestra où il succède à Riccardo Muti avec paraît-il un contrat léonin.
Une carrière fulgurante (mais sans un seul opéra) où à en croire certains, ses apparitions sont elle aussi théophaniques voire plus.
D’ailleurs, dès la dernière note de la symphonie n°5 de Chostakovitch, deux spectateurs devant moi se sont mis à râler comme pris de transe et on entendait dans le public des cris primaux étranges. On se serait cru pour un peu dans une description des effets érotico-mystiques de Tristan und Isolde à Bayreuth dans les romans de Sar Péladan.
Le programme proposait le concerto pour violon de Tchaikovski, par Lisa Batiashvili et la Symphonie n°5 de Chostakovitch, un programme d’aujourd’hui vu la popularité de Chostakovitch, avec une des violonistes les plus en vue du marché pour le concerto de Tchaikovski réputé injouable aux origines… mais qui est devenu l’un des concertos pour violon les plus joués avec ceux de Beethoven et de Brahms, dans la même tonalité ré majeur.
En ce premier mouvement, allegro moderato, le violon de Batiashvili, coloré semble toujours faire surgir quelque chose de neuf de frais, d’inventif, de très jeune et en même temps d’incroyablement maîtrisé, avec un son franc, net, où se lisent à la fois le bonheur et la nostalgie. On entend toujours un premier plan frais, enjoué et un sous-texte mélancolique, notamment dans le premier mouvement (presque la moitié du concerto) et pourtant elle donne l’impression de quelque chose qui s’improvise, tellement le son surgit, presque à l’improviste, avec des couleurs surprenantes et toujours une incroyable expressivité. Tchaikovski réserve dans ce premier mouvement des desseins rythmiques variés, presque capricieux, inattendus, tortueux, et des retours au thème qui semblent empreints de nostalgie. Batiashvili est incroyablement variée, rêveuse un instant, heureuse un instant, un autre seulement virtuose, c’est assez fascinant.
Dans le deuxième mouvement, canzonetta, dont Madame Von Meck, la mécène du compositeur notait la poésie, la nostalgie et les « sons voilés », on note une mélodie qu’un italien appellerait presque bellinienne, faite de lumière mais aussi de mélancolie avec le dialogue du soliste (superbement retenue, avec une magnifique respiration) avec les bois (flûte, clarinette) et le cor au lointain. Il s’agit d‘une sorte de divagation brutalement interrompue par le troisième mouvement, en forme de rondo allegro vivacissimo, qui commence par une cadence d’une virtuosité incroyable et la soliste mène le rythme et la danse d’une manière étourdissante, jouant aussi sur les contrastes de rythmes sur tout le spectre, du grave à l’aigu, avec des montées acrobatiques hallucinantes.
Face à cette écrasante domination, le choix orchestral semble avoir été celui d’un accompagnement plutôt que d’une collaboration ou d’un système d’échos ou d’échanges. L’orchestre répond au rythme du soliste par un rythme étourdissant sans rien souligner ni dire de plus. Le deuxième mouvement est lancinant, presque ennuyeux à l’orchestre, le premier est un échange où l’expressivité est toute entière du côté de la soliste, le rondo est mené, mais c’est la soliste qui impose tout, sans l’impression d’un dialogue, soliste complètement éberluante, et orchestre discret, qui suit les rythmes imposés dans le souci exclusif de composer un lit sonore sans jamais nous communiquer quelque chose.
Bis en forme de plaisanterie, « Gouttes d’eau » de Sibelius, petit pizzicato au violoncelle/violon de moins de deux minutes…
On s’attend dans la 5ème de Chostakovitch à entendre une épaisseur, une multiplicité, une profondeur. La symphonie, créée en 1937, constitue officiellement « l’amende honorable » du compositeur après le rejet de sa Lady Macbeth de Mzensk et le retour à un optimisme de commande pour fêter les 20 ans de la révolution d’octobre . Alors, classicisme apparent, clarté des expositions, limpidité sonore malgré l’énormité de l’instrumentarium… Bref, donner le change.
Derrière, il y a tout autre chose. Il a fallu attendre le livre de Solomon Volkov[1] pour comprendre comment le compositeur écrit une musique jubilatoire pour les hiérarques staliniens, mais c’est une jubilation forcée, et derrière, il y a la tragédie, la solitude, derrière il y a le tragique Mahlérien (les citations sont nombreuses, les couleurs mahlériennes fréquentes), il y a l’homme qu’on frappe à mort pour qu’il jubile jusqu’à en crever.
Si on n’entend pas cela dans la 5ème, cette double postulation, cette tragédie sous-jacente permanente, on passe à côté de l’essentiel.
Or l’exécution à laquelle nous avons assisté est formellement impeccable : Klaus Mäkelä a un geste sûr, maîtrisé, précis, parfaitement lisible par un orchestre, et on entend chaque phrase se détacher (le début du deuxième mouvement est ici une leçon), il dirige d’ailleurs sans baguette et sans partition. Or, si les notes se déroulent parfaitement enchainées en une suite impeccable, avec un certain relief, c’est une exposition de belles notes, une exposition de phrases quelquefois très spectaculaires, tout y est, les variations de volume, les enchainements, les modulations.
Et après ?
Rien n’est dit, rien n’est senti, c’est un magnifique exercice de style, spectaculaire, cinématographique même au sens péjoratif du thème, c’est-à-dire que l’image ne donne rien à voir, et on se laisse aller au son. C’en est presque caricatural tellement le tragique de cette symphonie est passé aux oubliettes de l’histoire, avec un orchestre correct qui n’est pas forcément un des meilleurs d’Europe, c’est un tragique de surface sonore, sans vrai discours.
Entre un Tchaikovski ennuyeux à l’orchestre et un Chostakovitch creux, la soirée pose question. Ce qui pose question c’est l’accueil et les cris délirants de la salle, heureuse du clinquant, influencée par les couleurs du décor de Sellars, heureuse de ce vide qui semble faire chavirer. Serions-nous une époque de vide qui nous épate ?
Ce qui pose question c’est aussi cet emballement médiatique autour de ce jeune chef certes techniquement doué, mais qui n’a pas (encore ?) la profondeur voulue, la densité voulue pour aborder certaines œuvres – ce qui est parfaitement compréhensible par ailleurs : on ne peut attendre d’un chef de 28 ans ce qu’on attendait d’un Jansons (qui fut chef de l’Oslo Philharmonic) septuagénaire. Mais tout de même, une telle absence de couleurs, de variations, de ruptures qui feraient comprendre le sous-texte, cela laisse rêveur.
Alors on se dit que Klaus Mäkelä – malgré lui sans doute- est un produit lancé sur le modèle de la musique de variété : la jeunesse, l’évidente technicité, la sympathie (il est aimé des orchestres, pour sa simplicité et son côté direct) cela fait vendre. On aime les miracles, les dieux descendus sur terre qui font rêver et dont on espère qu’ils vont drainer un nouveau public, plus jeune, plus fun que le public du classique habituel. Et par ailleurs, les chefs d’envergure ne sont pas si nombreux aujourd’hui dans la génération intermédiaire (les quadras), alors les agents qui veulent faire de l’argent sont un peu ennuyés… Et ce n’est pas un Kirill Petrenko, loin des médias, difficile avec les orchestres et au répertoire fantasque qui va faire vendre. Alors, on mise sur les images et les rêves et donc les jeunes, riches d’avenir…
Mais si on aime les jeunes (et on voit se profiler encore plus jeune, Tarmo Peltokoski à l’horizon), les jeunes vieillissent et c’est quand ils ont moins de jeunesse que les jugements se font plus rudes : Daniel Harding et d’autres en ont fait les frais.
Il y a d’ailleurs une valeur dont on ne semble pas entendre parler, c’est le travail, c’est l’approfondissement… Tous ces jeunes gens, et même les moins jeunes (voir Dudamel) ont peu ou pas fait d’opéra : les agents ne sont pas fous : un opéra ça bloque un chef entre répétitions et représentations un bon mois. Un concert avec un orchestre, de trois jours à une semaine au pire… En un mois, quatre orchestres, quatre cachets etc… Certes, pendant les répétitions ou entre des représentations, ils font des concerts, mais quand même ça freine…
Et l’opéra, ça ne pardonne pas… alors que le bon Chostakovitch bien clinquant des familles, ça pardonne tout…
Mais voilà, de Karajan à Haitink, de Petrenko à Thielemann, de Jansons à Abbado, , de Levine à Mehta, ils ont tous mené une carrière lyrique ET symphonique… même Boulez avec un Ring, Tristan, Parsifal, Wozzeck, Lulu.
Alors, wait and see, mais pour l’instant, nous n’y sommes pas.
[1] Solomon Volkov, Chostakovitch et Staline, L’artiste et le tsar, Éditions du Rocher, 2005
Votre papier est un baume pour moi.….
J ai entendu deux fois ce monsieur.
Je suis resté totalement à côté, ennuyé et agacé.
Le pire c est que le public à côte de moi était entre la transe mystique et l éclatement rock…