Dans l’histoire de la littérature française (jadis ?) enseignée aux élèves des collèges et des lycées, celle du théâtre fait d’étranges sauts : on saute du théâtre classique, Racine Corneille et Molière à la comédie du XVIIIème (Marivaux et Beaumarchais), puis directement au drame romantique, en passant éventuellement par un Hugo dénonçant la tragédie, évitant soigneusement de préciser que Hugo dénonçait le théâtre fossilisé de son temps qui continuait imperturbable à produire des tragédies jusqu’au seuil des années 1830 plus que les auteurs classiques.
On passe ainsi sous silence les tragédies de Voltaire, qui pourtant firent sa gloire et qui ne sont pas aussi mauvaises qu’on a pu le dire, et surtout la vitalité de la scène française qui explose dans des formes les plus diverses, foire, opéra comique, pantomime au XVIIIe, et qui continue au début du XIXe à fleurir, un théâtre dont on ne parle pas, sauf qu’il a servi de source à bonne part de l’opéra du XIXe, depuis Cherubini jusqu’à Bellini et Verdi.
C’est le cas des tragédies de Voltaire, où puisèrent Rossini (Tancredi, Maometto II), Bellini (Zaira) ou Verdi (Alzira).
On sait moins que d’autres pièces à succès passèrent les frontières pour faire sujet d’opéra, comme Norma ou l’infanticide d’Alexandre Soumet, source de l’opéra de Bellini, qui a écrasé la gloire ( ?) du dramaturge français dont le nom est complètement oublié sauf des spécialistes..
Tout occupés à compter les têtes tomber sous la révolution, nous passons sous silence les triomphes lyriques (Lodoiska de Cherubini 200 représentations, ce qui est énorme) ou toute la vitalité du théâtre parlé qui continua de prospérer sous la Révolution, puis sousl’Empire et la Restauration. Certes c’est un théâtre à usage immédiat, peu destiné à alimenter les livres d’école, mais qui faisait de Paris une des villes les plus riches en théâtres et salles de spectacle dans toute l’Europe.
C’est ainsi que, sous la plume immortelle de
de Théodore Baudoin d'Aubigny et Louis-Charles Caignez, naquit en 1815 La Pie voleuse ou la servante de Palaiseau, et le librettiste de Rossini, Giovanni Gherardini s’en empara peu après, puisque l’œuvre de Rossini naît en 1817. Les idées circulent, les œuvres et les hommes aussi (et Rossini en est la preuve) et La Pie voleuse connaît sa gloire non par la pièce française mais par l’opéra italien.
Il y a à la fin du XVIIIe une vogue qui va faire long feu en France, celle des comédies larmoyantes et des pièces à sauvetage. Et l’œuvre de Rossini est un peu fille des unes et des autres.
Et cet opéra est une singularité, car le Rossini serio puise dans la tragédie et l’histoire, et c’est le Rossini bouffe qui puise soit dans les comédies à succès soit dans la peinture contemporaine de la bourgeoisie de l’époque. Ici, nous avons une sorte de drame campagnard, plutôt réaliste, qui dépeint un milieu que Rossini n’abordera plus et dont on retrouve la veine plus tard dans un opéra comme La Sonnambula de Bellini, dont la trame d’ailleurs n’est pas si éloignée.
L’histoire en est simple, Ninetta une jeune fille isolée et pauvre est amoureuse de Giannetto, fils de riches paysans, et se retrouve accusée de vol(s), arrêtée, jugée et condamnée à mort, mais sauvée in extremis par la découverte que l’auteur des vols est une pie. Tout est bien qui finit bien, dans un cointexte assez lourd, sur fond de guerre (Giannatto revient de la guerre – nous sommes en 1815-) tandis que le Podestà aiderait bien la jeune femme si elle consentait à quelques friandises en échange et que Fernando, le père de Ninetta, accusé de désertion, est recherché et doit se cacher.
Comme on le voit, ce mélodrame prend vraiment ses racines dans une actualité de l’époque : c’est ce qui fait la singularité de l’œuvre, sans doute aussi sa relative marginalité dans la programmation des théâtres. Si l’ouverture est mondialement célèbre, le titre même peut induire en erreur et cette histoire mélodramatique (Ninetta est sauvée in extremis pratiquement sous l’échafaud) ne cadre pas forcément avec l’idée que le public peut avoir de Rossini, et les programmateurs, toujours à l’affût de ce qu’ils supposent savoir des goûts du public, hésitent à proposer un titre aussi ambigu.
Le Theater an der Wien à l’inverse joue pleinement son rôle d’opéra alternatif à Vienne, dont la mission est de compléter la programmation de grand répertoire de la Staatsoper en affichant des œuvres qui comme celle-ci ne sont pas au répertoire de l’Opéra de Vienne, ou si elles y sont, dans une production « alternative ».
Et, en ce qui concerne Rossini, beaucoup oublient qu’il a toujours eu du succès à Vienne et qu’il y a séjourné.
La production
Il est n’est donc pas étonnant que Stefan Herheim, nouveau directeur du Theater an der Wien, ait programmé ce titre assez rare dès sa première saison.
Il n’est pas étonnant non plus qu’il en ait confié la mise en scène à Tobias Kratzer, à qui l’on doit un très beau Guillaume Tell à Lyon, et un beau, mais contesté Moïse et Pharaon à Aix, qu’on va voir à Lyon dans les prochains jours. C’est en plus un des metteurs en scène qui s’intéresse à l’opéra du XIXe, et notamment au Grand-Opéra (il a mis en scène plusieurs Meyerbeer).
Le transfert provisoire du Théâtre de son siège historique au Museumsquartier impose sans doute des conditions scéniques différentes : si la salle est parfaite du point de vue de la vision (un peu moins pour l’acoustique), le plateau n’a sans doute pas toutes les possibilités techniques requises, ce qui peut expliquer le choix du décor fixe et l’absence de profondeur.
Le décor de Rainer Sellmaier (qui signe aussi les costumes) est celui d’une immense maison de poupée, sur deux niveaux avec des cases différentes abritant une salle commune de ferme, sorte de cuisine, un coin grange, un autre coin modulable qui peut se transformer en prison, avec la présence du pianoforte (l’excellent Robert Lillinger, véritable personnage de la mise en scène en plus d’être remarquable musicien) en scène, pour accompagner les récitatifs assez nombreux qui va étrangement dialoguer avec le personnage en creux de toute cette histoire, la pie, dont on voit le point de vue grâce à des vidéos.
Le point de vue scénique dialogue avec les images vidéos, le regard du spectateur navigue entre la scène réaliste et la pie qui vole (dans les deux sens du mot : elle vole au-dessus de la campagne et elle dérobe une foule de peits objets, des clés des bijoux et la fameuse fourchette en argent qui va porter Ninetta au bord de la mort), ce dialogue vidéo-théâtre est une des sources exploitées par Kratzer pour ajouter un peu de sourire au mélodrame : après tout, c’est un melodramma semiserio, qui doit mêler drame et comédie. Et le regard de la Pie, très attirée par ce qui brille, mais qui sait aussi se mêler des affaires des hommes, en se relâchant sur la Mercedes du méchant Podestà par exemple, des hommes qu’elle regarde avec une distance virevoltante. En faisant de la Pie un personnage, Kratzer fait à la fois sourire et construit un regard un peu sarcastique toute l’histoire.
Kratzer a déplacé l’époque du XIXe au XXe, à la fin des années 1960, une actualisation qui ne gêne pas particulièrement la trame, à laquelle Kratzer reste très fidèle, puisqu’il en garde toute la linéarité et le réalisme. Le lieu importe peu, mais pourrait être situé dans une campagne reculée, là où on recrute la chair à canon pour la guerre, là où la population est victime de pouvoirs locaux à la limite mafieux (le Podestà), dans un contexte d’exactions dues à la guerre (la première image montre des soldats pillant la cuisine de Lucia, la mère de Giannetto). Un contexte de soumission, comme on aurait pu en voir en Sicile ou dans des pays balkaniques, où la population était ( ?) encore sous la botte de féodalités locales.
Cela suffit à Kratzer pour installer le contexte, où la loi et l’ordre peuvent être détournés par de petits arrangements que ce soit la corruption, le détournement ou l’abus sexuel.
La force de Kratzer est de laisser la trame se dérouler dans un réalisme (néo-réalisme ?) presque cinématographique, n’usant jamais de métaphores ou de transpositions, ni jamais des virtuosités dont il est familier comme dans son Faust parisien ou son Tannhäuser de Bayreuth. Il travaille beaucoup le jeu, les relations entre les personnages, et notamment au deuxième acte la présence en prison de Ninetta, et l’oppression masculiniste, mais sans jamais surligner, toujours par touches suggestives. En cela, il évite le ton mélodramatique mais souligne le drame, et la manièrer dont peu à peu le piège se referme sur une Ninetta seule contre tous, dont le fiancé n’est pas suffisamment aguerri et fort pour la défendre, et qui est objet de désir plus ou moins exprimé de tous les hommes. Il est vrai que le livret fait fonctionner tous les quiproquos qui sont autant de pièges. Le père de Giannetto, Fabrizio Vingradito a les mêmes initiales (FV) du père de Ninetta (Fernando Villabella), ainsi quand Ninetta négocie la vente de couverts d’argent appartenant à son père, pour tous, le vol est établi et de l’accusation on passera à la condamnation.
Ainsi, Kratzer peint une société dont les valeurs sociales et morales sont vacillantes quand le contexte (guerre etc…) est prégnant, écrasée par tous les pouvoirs, militaire, mafieux, institutionnel local et étatique et que dans ce contexte, on crie haro sur le Baudet, on s’attaque au plus faible. Salaud de pauvre en quelque sorte.
Ainsi exprimé on croirait à une lourde démonstration, mais il n'en est rien : Kratzer, et c’est là son génie, arrive à garder une sorte de légèreté à l’ensemble sans aucune grandiloquence, comme l’image d’une société gentiment pourrie qui peut envoyer à la mort pour un vol de petite cuillère en argent.
Alors on est souvent ému, on sourit aussi souvent, et on admire les mouvements, l’utilisation de tous les espaces, la présence permanente de la pie, à l’écran ou dans sa cage, et les personnages qui finissent par enfin prendre partie et chercher à sauver Ninetta.
Comme dans les pièces à sauvetage, tout se résout au dernier moment, d’un côté le hasard fait que le nid de l’oiseau est découvert avec tous les objets volés et que de l’autre, le souverain pardonne au père déserteur (un évident souvenir de Fidelio, un opéra lui-même calqué sur les pièces à sauvetage) avec un Deus ex machina personnifié par un facteur qui arrive à vélo. Alors la joie finale autour de Ninetta et de son père, fait que Ninetta libère la Pïe voleuse qui échappe ainsi au châtiment, et qu’elle se dirige vers le Kunsthistorisches Mueseum voisin (il n’y a qu’une rue à traverser) pour aller voler un de ses trésors, une « saliera » de Benvenuto Cellini, rappel d’un vol qui eut réellement lieu en 2003, heureusement résolu. Et tout se termine gentiment dans les rires du public.
La distribution
L’enjeu du Theater an der Wien consiste à afficher un niveau musical qui ne dépare par devant celui de son grand voisin, la Wiener Staatsoper.
La question musicale est déterminante à Vienne, où l’exigence est haute.
Ainsi la distribution affiche-t-elle des solistes qui font partie des plus réclamés, et dans l’ensemble une homogénéité notable, nécessaire pour un cast de douze chanteurs, avec chœur et orchestre importants.
Riccardo Betta (Isacco), Johannes Bamberger (Antonio) Timothy Connor (Giorgio), Alexander Aigner (Ernesto) et Il pretore de Zacharias Galavis (membre du chœur Arnold Schoenberg) contribuent chacun par leur engagement, leur diction claire de l’italien, à garantir cette qualité d’ensemble.
Avec Diana Haller, nous tenons un Pippo au timbre clair, à l’impeccable diction, et à l’engagement sans failles dans le jeu et la mise en scène. Elle est très à l’aise notamment dans les ensembles. Une vraie personnalité, très stimulante.
Le couple Fabio Capitanucci (Fabrizio Vingradito) et Marina de Liso (Lucia) affichent deux voix idiomatiques. La basse solide de Fabio Capitanucci, sert un personnage bon enfant qui convient bien à son timbre plutôt suave, avec de belles sonorités marquées. Lui fait pendant le délicat mezzosoprano de Marina de Liso, familière du répertoire XVIIIe, qui compose ici une Lucia à la voix bien dessinée, et qui soigne bien la couleur pour ce personnage moins sympathique qui voit d’un mauvais œil l’amour de son fils pour Ninetta, une bonne, qu’il est si facile d’accuser de vol.
Nahuel Di Pierro est le Podestà, avec sa belle voix de basse chantante, et sa technique éprouvée dans ce type de rôle. La voix projette bien, l’expression est au rendez-vous, il est très engagé dans la mise en scène et compose ce personnage un peu mafieux, à la fois juge et partie (il veut se venger de ce que Ninetta l’ait refusé) et qui envoie pour des apparences de preuves (il n’y a pas que dans les opéras de Rossini que la justice est quelquefois partiale et expéditive) père et fille à la mort. Une belle composition.
Plus belle encore celle de Paolo Bordogna, sans doute aujourd’hui le meilleur baryton rossinien sur la place, qui allie une voix chaude, bien projetée à une diction impeccable et à la technique de fer, un engagement scénique toujours prodigieux, que ce soit dans les rôles bouffes que les rôles, comme celui-ci, plus dramatiques : à la fois expressif, subtil, avec de beaux accents très émouvants, il domine le plateau ce soir. Vraiment exceptionnel.
Maxim Mironov est chez lui dans Rossini , on connaît cette voix sûre, aux aigus éclatants, toujours soutenue par une technique de fer et un timbre délicat et pur. Il est donc parfaitement à l’aise dans le rôle. Comme souvent cependant, il lui manque un peu de couleur, d’expression et surtout de présence, il reste un Giannetto pâle, un peu neutre c’est d’autant plus dommage que sa prestation musicale a toutes les garanties techniques. Une petite déception.
Enfin, Nino Machaidze est Ninetta, et on est frappé de l’évolution de la voix et de l’expression d’une chanteuse qui a commencé par des rôles de lyriques légers, et qui aborde là un rôle avec plus d’assise, plus de largeur, et surtout où elle montre une souci de la couleur et de l’expression qui trahissent une vraie maturation.
Il en résulte une véritable personnalité scénique, un jeu très enagé, et la voix qui va avec, alliant technique et interprétation à un niveau d’intensité tel qu’elle remporte un véritable triomphe.
La Pie voleuse est une œuvre spectaculaire qui demande un chœur aguerri. On ne présente pas l’Arnold Schoenberg Chor dirigé par Erwin Ortner, qui est l’un des meilleurs chœurs aujourd’hui, dont Claudio Abbado avait fait en son temps l’un de ses facoris. Excellent, vif, clair, avec une diction parfaite et une présence affirmée, il contribue largement au succès de la soirée. dans une œuvre qui nécessite une phalange de très haute qualité.
La direction musicale
En fosse, l’un des trois orchestres importants de Vienne, celui de l’ORF, le Radio Symphonieorchester Wien.
Il faut impérativement pour cette œuvre un orchestre de qualité, qui soit à la fois éclatant (l’ouverture) mais qui ait aussi la ductilité qui accompagne le phrasé rossinien, très varié, avec ses ruptures de rythmes, ses crescendios, ses accents et ses couleurs très diverses. Dans cette œuvre, assez particulière, les exigences orchestrales sont fortes qui annoncent les œuvres des dernières années, mais elle est en même temps composée un an après Barbiere ‑di Siviglia et l’année même de Cenerentola. Et dans cette acoustique particulière et un peu sèche du Hall E du Museumsquartier, la performance orchestrale est notable, à tous niveaux (cuivre, bois, souplesse des cordes).
À leur tête, Antonino Fogliani sait parfaitement tenir l’ensemble assez complexe de tous les composants de l’œuvre.
Il sait notamment à la fois préserver l’aspect spectaculaire de cette musique dans l’ouverture, avec ses roulements de tambour initiaux, et ses premières mesures plutôt solennelles, mais en même temps garantir la dynamique rossinienne qu’on entend dans la deuxième partie de l’ouverture, plus habituelle à qui écoute les opéras de Rossini de cette période. Ainsi l’ouverture à elle seule nous donne des indications sur cette musique méconnue, qui est un des grands chefs d’œuvres de Rossini, qui allie un orchestre ductile et dynamique, souvent lyrique aussi, jamais lourd, et des moments d’une rare intensité, comme la marche funèbre qui accompagne les condamnés à l’échafaud, dans les scènes finales. C’est cette alliance d’un symphonisme au total assez beethovénien, et d’une légèreté presque mozartienne qui fait l’originalité de cette œuvre, et surtout son prix.
À ce jeu aux reflets changeants, Fogliani excelle et montre une fois encore qu’il est l’un des chefs qui comptent sur le répertoire lyrique italien, parce qu’il n’est jamais routinier, et sait parfaitement ce que veut dire « couleur » chez Rossini. Il a su montrer ici combien cette musique faisait entendre un autre Rossini, plus grave, plus dramatique, mais jamais appuyé, toujours fluide et transparent. En ce sens, il a travaillé exactement comme Kratzer, sans jamais rien de trop, tout en dosage et en finesse. C’est remarquable et garantit le triomphe final. Magnifique soirée.