Sur Intermezzo
Le spectateur non averti est surpris de découvrir qu'Intermezzo est un Strauss non pas tardif mais de pleine maturité, la huitième de ses créations lyriques, qui a vu le jour à Dresde le 4 novembre 1924, après Die Frau ohne Schatten (1919) et avant Die ägyptische Helena (1928). Un autre « Konversationsstück » (pièce de conversation) auquel il pourrait être apparenté, Capriccio (1942), est encore loin ; et le livret est dû au compositeur lui-même, car son collaborateur habituel de ces années-là, Hofmannsthal, a déclaré que l'atmosphère et le caractère de cette œuvre lui étaient étrangers. Ceci, ainsi que la caractérisation du compositeur comme une comédie bourgeoise avec des interludes symphoniques (« bürgerliche Komödie mit sinfonischen Zwischenspielen »), souligne de manière éloquente sa singularité par rapport aux autres œuvres musico-théâtrales de Richard Strauss.
L'intrigue d’Intermezzo, inspirée d'un épisode apparemment authentique de la vie du compositeur, est suffisamment simple et pourtant peu connue pour mériter une très brève mention. Les protagonistes sont le Kapellmeister Robert Storch, qui figure Strauss lui-même, et sa femme Christine, représentant l'épouse de Strauss, la soprano Pauline de Ahna.
Storch est un maître recherché, qui doit partir en voyage prolongé parce que ses obligations professionnelles l'exigent (nous pouvons soupçonner que c'est à son grand soulagement), laissant le bonheur tranquille de la maison où sa femme, comme Brünnhilde sur le rocher, l'attend.
Mais cette Brünnhilde, qui doit s'occuper (avec l'aide des domestiques) de l'enfant du couple et qui n'est pas protégée par le feu d'éventuels prétendants, a quelque chose de Pénélope et aussi quelque chose d'une Maréchale qui doit trouver un peu de réconfort dans les heures lancinantes qui s'écoulent entre une absence et l'autre du Feldmarschall.
C'est ainsi qu'elle fait la connaissance du jeune et probablement séduisant baron Lummer, qui, de fil en aiguille, deviendra son protégé.
Cependant, lorsque Lummer commet l'erreur d'envoyer une lettre demandant de l'argent à Christine, le fossé entre ce qu'elle recherche et ce qu'elle a réellement avec le jeune homme devient trop évident, et lorsque, pour aggraver les choses, la lettre suivante arrivée par la poste est une missive d’une trop grande douceur adressée à son mari par une certaine Mieze Meier, Christine décide de divorcer pour prétendue infidélité. Ainsi, furieuse, elle l'en informe immédiatement, à son tour par lettre, et Storch, qui entre deux concerts joue au skat (le jeu de cartes auquel jouait Strauss) avec ses collègues, ne peut s'empêcher de s'étonner de ce qui est en train de se passer. Il s'avère en effet que Mieze Meier a une liaison, non pas avec Storch, mais avec son collègue, le Kapellmeister Stroh, qui, heureusement, lui explique juste à temps ce ridicule malentendu. Storch peut alors expliquer à sa femme ce qui s'est passé, rentrer chez lui, se débarrasser de la visite inopportune de Lummer et, en somme, se réconcilier avec Christine. Trionfa la bontà, ou du moins le mariage triomphe dans son rôle de roc de stabilité dans la vie du compositeur.
L'œuvre est construite en deux actes, dont le premier (l'exposition et le nœud de l’intrigue) est plus long que le second (suite de l’intrigue et dénouement), conformément au bon vieux modèle (conscient ou non) de Rossini. Mais au-delà de cette division conventionnelle, l'aspect le plus singulier de l'œuvre est son articulation en courtes scènes, comme des vignettes ou des tableaux, chacune séparée de la suivante par un intermezzo symphonique, chacune à la fois autonome et reliée aux autres, comme le seront des décennies plus tard les épisodes des séries télévisées ou comme l'étaient déjà à l'époque les scènes des films muets qui vivaient leur grand moment (de la même année-1924- qu'Intermezzo, on trouve Der letzte Mann (Le dernier homme) de Murnau, The Thief of Bagdad (Le Voleur de Bagdad) de Walsh ou, avec une homonymie de la protagoniste, Christine of the Hungry Heart (Christine au cœur affamé) d'Archainbaud). Strauss, qui en termes d'exposition et de transformation de sa propre vie intime en spectacle ad populum est très en avance sur les reality shows, instagrameurs et autres fléaux de notre bienheureux présent, reste pourtant un enfant de son temps dans la recherche d'une formule musico-théâtrale capable de renouveler le genre et l’intérêt du spectateur. Strauss, qui (comme Storch) n'est pas seulement compositeur mais aussi chef d'orchestre et fin connaisseur de la musique de ses contemporains, est en plein dans les années folles et joyeuses, juste après Die tote Stadt et Œdipus Rex (1920), L'Amour des trois oranges et Kat’a Kabanova (1921), ou encore Sancta Susanna et Der Zwerg (1922), c'est-à-dire une époque où le genre de l'opéra se renouvelle et s’enrichit, comme le reste de la création musicale (et artistique) en allant dans de multiples directions. Et contrairement au continuum dramatique-musical-vocal wagnérien, il expérimente ici un nouveau modèle, une succession de courtes scènes en forme de saynètes, comme dans les films muets, séparées les unes des autres par de la musique.
Et si le chant reste, jusqu'à l'expansion lyrique du final, dans les schémas de la conversation, et l'action des personnages apparemment dans les limites des conventions de la société, c'est la voix de l'orchestre qui se charge d'extérioriser les états d'âme des protagonistes avec des épisodes non seulement longs, mais d'une grande élaboration et parfois d'une grande intensité, comme le sublime Träumerei am Kamin, de sorte que l'on peut d'une certaine manière se demander quels sont les véritables intermezzi : les épisodes dans lesquels l'orchestre joue le rôle principal ou ceux dans lesquels les personnages se chargent de faire avancer l'action ? En effet, si l'on veut utiliser les termes de la poétique métastasienne dans le désordre, et toujours avec l'exception notable de la scène finale, dans cet opéra, ce sont les chanteurs qui font les récitatifs, tandis que c'est à l'orchestre qu’échoient les arias.
Par ailleurs, dans Intermezzo, comme toujours chez Strauss, la musique est à la fois la plus facile et la plus difficile à interpréter. La plus facile, parce que, dans un certain sens, il suffit qu'elle produise ses effets propres en captant le plus fidèlement possible ce qui est écrit sur la partition ; mais la plus difficile, parce que l'interprète, à partir des capacités extrêmes requises pour capter le plus fidèlement possible ce qui est écrit sur la partition, doit trouver le difficile équilibre expressif et émotionnel qui sépare le vulgaire de l'exquis, le banal du sublime, le ras du sol de l'ineffable. Strauss, même si cela n'est pas toujours évident, est une porte vers les régions supérieures de l'Esprit, où Keikobad[1] habite avec d'autres compositeurs dont les noms n'ont pas besoin d'être mentionnés ; mais ce ne sont pas tous les interprètes, et pas à chaque fois, qui détiennent les clés de cette porte.
La production
Le chef et l’orchestre
Donald Runnicles, dans la dernière ligne droite de son mandat à la Deutsche Oper, commencé en 2009, est plus que connu comme un maestro humble, travailleur, discret, relativement gris diront ses détracteurs, mais qui a une carrière plus que considérable derrière lui, et qui a fait de ce répertoire romantique tardif l'un de ses pôles d'intérêt fondamentaux. C'est précisément sur ce tempérament discret, cette relative et apparente grisaille du Kapellmeister au service de la partition, sans le dessein ou l'intérêt d'apporter trop de sa personnalité singulière à l'interprétation, une qualité particulièrement appropriée pour Strauss et pour une œuvre comme celle-ci, que repose cette vision éminemment objective, ironique et distanciée du monde. Et Runnicles peut, certainement plus à l'école de l'objectif Stroh qu'à celle du subjectif Storch, s'attacher à démêler, avec son sens aigu de l'analyse, les mille volutes, masques et recoins de l'écriture straussienne, toujours dans le souci de far suonare come scritto[2], toujours à l'écoute des voix, toujours exemple de clarté, toujours garant de la fluidité du discours et de l'intégrité de l'architecture, quitte à sacrifier une dose de couleur, une dose de désordre et une dose d'exaltation. Son orchestre, sans briller de mille feux, sait naviguer avec sûreté dans la partition, respirer avec la profondeur qui convient à chaque instant, et tracer l'arc qui mène au final olympique avec l'élégance et la netteté qu'exige la musique.
Ce que Kratzer en fait
D'autre part, la production, en faisant de l'orchestre et de son chef les protagonistes de ces intermezzi, en faisant descendre le rideau entre les scènes et en montrant à l'aide d'une caméra en direct (ou non ?) l'image des instrumentistes de l'orchestre et du chef d'orchestre, a réussi à faire de l'orchestre un protagoniste. L'image des instrumentistes de l'orchestre et de leur chef, officiant tous absorbés (en contraste avec la réalité prosaïque des personnages) dans la solennité religieuse, cachée et magique de la fosse, souligne l'importance structurelle de ces moments, qui s'installent progressivement dans la conscience du spectateur comme un spectacle dans le spectacle, dans un jeu exquis, fait de reflets et de mirages comme la musique même de Strauss ; Un jeu qui prendra des caractères presque hallucinatoires au deuxième acte, lorsque les vidéos ne montreront plus le Kapellmeister Runnicles dirigeant les musiciens du (splendide) orchestre de la Deutsche Oper, mais le Kapellmeister Storch lui-même, ou lorsque les partitions commenceront à s'envoler des pupitres, secouées par un vent incontrôlable, celui-là même qui enflamme les esprits de Storch et de Christine. Une illusion qui culminera dans la scène finale, lorsque l'utilisation d'un miroir face à la salle nous permet de contempler Storch, qui dans la scène précédente avait été exposé dans l'intimité domestique de sa garde-robe comme un pater familias plutôt pitoyable, maintenant transfiguré dans son image publique avec les gestes du Maestro qui déverse son grand art sur le monde comme un médium en connexion directe avec Keikobad, dirigeant l'orchestre de la Deutsche Oper et Christine elle-même, comme s'il s'agissait (car c'est en effet le cas) de l'une des grandes scènes finales voluptueusement sensuelles de la plume de Strauss pour soprano et orchestre. Avec un soupçon de soumission à la force de la femme indomptable, ou de retour des eaux à leur cours, ou de cruauté minutieusement dosée, car pour une fois Christine doit se soumettre aux ordres de Storch, à ses diktats, sous la forme d'une partition d'orchestre, sous la forme d'une obéissance aux indications du Maestro.
Kratzer, quant à lui, part du fait bien connu que Strauss a construit l'intrigue de sa comédie bourgeoise à partir d'un épisode de sa propre relation conjugale avec la grande soprano, et apparemment femme de tempérament, Pauline de Ahna.
Dans cette scène finale, nous voyons donc Strauss-Storch diriger (soumettre) Christine-Pauline ; mais il va plus loin, car en plus, pendant l'opéra, il joue généreusement avec l'apparence physique inimitable du Kapellmeister Runnicles, petite taille, ventre généreux presque falstaffien, joues rouges, cheveux blancs bouclés en désordre, veste de cuir à franges et chapeau de cow-boy, faisant du leggero Kapellmeister Stroh (un Clemens Bieber impayable) son véritable Doppelgänger (double)sur la scène ; Et Kratzer, qui a su faire de lui-même un personnage dans son Tannhäuser de Bayreuth, joue également avec sa propre identité, représentée par référence à son costume inimitable, par exemple dans son Tannhäuser, à savoir le large survêtement, les baskets massives et surtout l'éternelle casquette de basketteur ou d'entraîneur qui orne sa tête, autant de caractéristiques du baron Lummer, le séducteur sans argent, sans boussole et sans grands principes, qui s'approprie fugitivement la chanteuse dans l'un des intermezzos entre les voyages du Kapellmeister si réclamé de par le monde.
À ce stade, la production explicite, avec la plus grande élégance et en même temps la plus grande sécheresse, ce que le livret ne nous permet que de conjecturer, de supposer ou de risquer, en montrant la soprano et le ténor en déshabillé, dans ce que nous supposons être sa chambre, ou peut-être une chambre d'hôtel, dans une conversation détendue en guise d'intermezzo entre d'autres types d'occupations.
Plus tard, alors que l'opéra et la vie se confondront (car il s'agit probablement de la même chose), la soprano Pauline-Christine abandonnera les badinages et les mignardises avec le « metteur en scène » Kratzer-Lummer, et reviendra dans la scène finale à l'orthodoxie, à la fidélité à la partition, au compositeur, à l'époux Strauss-Storch (il est bien connu que les metteurs en scène ne sont jamais un exemple de fidélité au compositeur), il faudra pour cela la révélation que, à moitié à contrecœur et à moitié par hasard, le chef d'orchestre Runnicles-Stroh apporte, bien sûr, au milieu d'ennuyeuses turbulences sur un vol de l'irremplaçable compagnie aérienne Strauss Airlines ;
car les chefs d'orchestre sont, dans leurs interminables tournées de ville en ville, sinon des Wanderer, du moins des Frequent travellers par excellence. Et bien qu'il semble que la tâche de ces Kapellmeister se réduise finalement à éviter la confusion entre deux orthographes similaires (comme un bémol ou un dièse, ou comme Stroh et Storch), la morale de la pièce est que le destin des vies peut dépendre de ces petites choses, de ces pinaillages. Du moins, le succès ou l'échec d'une performance musicale.
Le sens de l'humour et de la narration de Kratzer comporte de nombreuses facettes, et c'est peut-être ce qui fait de son spectacle une source de fascination, parce qu'il peut être apprécié comme une collection de gags joyeusement arrangés et exécutés, mais aussi comme une parabole sur le sens et la nature de l’œuvre elle-même. Comme si la production voulait nous suggérer, à partir de la partition, le caractère épisodique, intermittent et finalement banal de la plupart des actions des personnages, y compris celles des spectateurs eux-mêmes, dans la mesure où réalité et fiction s'entremêlent d'une manière difficile à discerner, et la nécessité d'occuper notre propre temps avec ces intermittences ou intermezzi. Tutto nel mondo è burla[3], ou presque.
Un autre exemple, enfin, de la façon dont Kratzer procède simultanément sur plusieurs niveaux, d'une part le comique immédiat, d'autre part celui qui lui permet d'exposer ou de suggérer (jamais de façon didactique ou évidente) la nature archétypale de personnages qui pourraient être une réincarnation pas si lointaine de ceux de la commedia dell'arte, est la manière dont on voit Christine (considérée d'une certaine manière comme la muse ou l'idéal quasi platonicien de la soprano straussienne) et les autres personnages endosser, dans des scènes successives, les habits des personnages célèbres des opéras de Strauss :
Christine devient d'abord une Marschallin qui, dans son flirt avec Lummer-Octavian, évoque fugitivement l'existence du Feldmarschall absent ; elle revêt ensuite le fougueux Lummer de la chevelure presque troglodytique de Jochanaan et une Christine résolument ennuyée par sa vie bourgeoise de l'hilarante robe de mode orientalisante de Salomé, comme si elle sortait tout droit de la vieille production viennoise de Boleslaw Barlog ;
et le plus hilarant, lorsque Christine se rend chez le notaire pour annoncer qu'elle veut divorcer immédiatement, armée de sa hache, vêtue en haillons, d'une robe de chambre décharnée, et avec le regard creux et obsessionnel d'Elektra, alors que le notaire, stupéfait, doit vite se réfugier sous son bureau pour préserver son intégrité physique. Le sens de l'excès gratuit que Kratzer, toujours avec une intelligence éblouissante, sans jamais exagérer ni insister, sait découvrir dans cette scène et dans tant d'autres, non seulement les rachète en faisant de la pièce un objet théâtral parfaitement viable, teinté d'un humour sec et pénétrant qui interpelle immédiatement le spectateur, mais révèle aussi les contradictions et les incohérences dans le comportement des protagonistes, le fossé entre les apparences de leur comportement et la réalité de leurs actes, et finalement la réalité de ce en quoi Strauss-Storch croyait, la relation entre lui et Pauline-Christine comme pilier indestructible de leur vie, face auquel tout ce qui pouvait leur arriver n'avait que le poids d'un intermezzo.
La distribution que la Deutsche Oper a réunie est d'une extraordinaire solidité dans tous les rôles, et démontre l'énorme qualité de ce théâtre particulièrement renommé dans le répertoire allemand, même s'il est vrai que ces dernières années l'attention des aficionados s'est davantage concentrée sur la Staatsoper de Barenboim et la Komische Oper de Kosky, deux règnes extraordinaires, mais qui viennent aujourd'hui, presque simultanément, de s'achever.
Le soin avec lequel cette production a été préparée montre que, parmi les seconds rôles, on trouve des noms comme celui de Tobias Kehrer, une basse puissante et noble qui, dans ce théâtre, assume les rôles de Titurel, Daland ou Hunding, et qui, parmi ses derniers engagements, a remplacé Georg Zeppenfeld dans le dernier Silvesterkonzert des Berliner Philharmoniker ; ou celui d'une voix d’antique wagnérienne et straussienne comme Nadine Secunde ; ou dans le rôle de son mari le notaire, le baryton Markus Brück, l'un des bastions de la Deutsche Oper depuis des années, dont on ne peut s'empêcher de se souvenir, par exemple, en Don Carlo di Vargas intense dans la production Castorf de La forza del destino, ici avec un alliage apparemment impossible de comédie et de bon sens, sans perdre un instant de ce que Da Ponte appellerait la dignité notariale, bien qu'il soit forcé de ramper sur le sol pour éviter la hache d'Elektra-Christine.
Strauss confie à deux voix de ténor les rôles des deux gentlemen lovers, le Baron Lummer et le Kapellmeister Stroh. Il est cependant difficile d'imaginer deux personnages moins héroïques. Thomas Blondelle et Clemens Bieber ont tous deux chanté le rôle du dieu Loge dans ce théâtre, à différentes époques et dans différentes productions, mais Blondelle étant beaucoup plus jeune que Bieber, ils possèdent en ce moment des instruments très différents l'un de l'autre, le premier étant plus corsé et timbré, le second plus caractériste. Tous deux, cependant, sont plus que remarquables pour la clarté de leur diction, la facilité de leur projection et leur présence sur scène.
Le jeune baryton Philipp Jekal résout avec une énorme ductilité un rôle, celui de Storch, beaucoup plus décisif sur le plan théâtral que sur le plan strictement vocal, et qui requiert donc avant tout un interprète qui sache donner à chacune de ses phrases le poids et le sens nécessaires, et avec cela, le revêtir de sa complexité de proto-Mandryka (d’Arabella), entre calculateur et généreux, entre agressif et fragile, entre perdu dans son propre monde de partitions et en même temps dans le besoin du soutien de sa femme. Comme un Wolfram qui, par une erreur typique de notre bas-monde aurait enfin trouvé celle qu'il croit être son Elisabeth. Dans le sillage de Fischer-Dieskau ou de Prey, Jekal répond aux exigences du rôle par la noblesse de son timbre, l'énonciation diaphane du texte et sa personnalité sur scène. C'est un grand acteur dans le jeu hilarant que lui donne Kratzer, qui sait glisser d'une saynète à l'autre où sa présence est requise, montrant dans chacune d'elles différentes facettes du personnage, mais au-delà de sa vision comique très travaillée, il marque surtout la mémoire du spectateur par la vigueur, presque la férocité, avec laquelle il règle son compte à Christine dans la scène finale.
En définitive, le personnage le plus important de l'œuvre est probablement, tant sur le plan théâtral que vocal, celui de la soprano Christine, d'autant plus que Strauss avait une prédilection pour ce type de voix. Le fait que le rôle ait été créé par Lotte Lehmann suggère, ou du moins semble suggérer, qu'il est souhaitable d'avoir une grande interprète qui sache ce que texte veut dire, mais aussi une présence scénique charismatique, et enfin une voix d'une certaine robustesse. Il faut de la fascination, de l'élégance mais aussi de la mondanité, il faut montrer un caractère incisif et de la clarté dans l'articulation du texte, et il faut aussi un instrument capable de s'élever et de se maintenir dans l'aigu, et de s'imposer à l'ensemble orchestral dans la scène finale. Christine appartient à la même famille que la Maréchale, Arabella et la comtesse Madeleine, de sorte que les grandes Straussiennes du passé récent telles que Soile Isokoski, Renée Fleming ou Anja Harteros auraient probablement pu être de grandes Christine, si l'une d'entre elles n'a pas été une grande Christine à un moment ou à un autre. L'instrument de Maria Bengtsson est peut-être un peu plus léger que ce qui serait idéal pour le rôle, la projection tend vers le confidentiel et la voix, dans les médiums et les graves, n'a pas toujours la plus forte présence. Cependant, la chanteuse connaît et maîtrise parfaitement le style du compositeur, son port est celui qui convient au personnage, elle a une élégance de phrasé inattaquable, le registre aigu est doux et lumineux, et lorsque les événements sonores deviennent tendus dans la scène finale, la voix est capable de répondre avec le supplément d'intensité et de présence nécessaire, comme si elle avait été quelque peu réservée jusqu'à ce point. Elle ne laisse rien à désirer en termes de performance théâtrale, incarnant parfaitement la femme chic, affirmée, capricieuse et au bord de la crise de nerfs au sens d’Almodovar que Strauss et Kratzer ont imaginée.
Le succès de la représentation, qui se joue sous les rires et surtout les sourires du public, est grand. Après Cent ans de solitude (enfin d’une certaine solitude), ce joyau qu'est Intermezzo a enfin trouvé une production capable de rendre justice à son intelligence pénétrante, à son humour implacable, à son lyrisme si concentré. Les straussiens, et même ceux qui ne se revendiquent pas comme tels, ont une excuse de moins pour continuer à se tenir à l'écart de cette œuvre.
[1] Roi des Esprits et père de l’Impératrice dans Die Frau ohne Schatten
[2] Far suonare come scritto : faire jouer comme c’est écrit
[3] Tout dans le monde est une farce, dernière affirmation du Falstaff de Verdi