Oubliez Le Radeau de la Méduse, il n’a rien à voir avec la thématique retenue, et il prendrait beaucoup de place. Oubliez les Monomanes divers. Pour le reste, c’est quasiment toute la production de Géricault qui est représentée dans l’exposition que lui consacre le Musée de la vie romantique. En effet, ne retenir « que » le thème des chevaux, c’est présenter l’essentiel de l’œuvre d’un peintre qui fut célébré en fanfare en 1991 – pour le bicentenaire de sa naissance, le Grand Palais lui avait consacré une rétrospective ambitieuse – et dont on commémore cette année le bicentenaire de la mort. Sans même parler du célébrissime Radeau susmentionné, le Louvre n’a guère été prêteur, mais le visiteur n’y perd pas, puisque toutes sortes d’esquisses préparatoires sont présentées pour chacune des grandes compositions de l’artiste.
Le parcours proposé dans les quatre salles d’exposition du Musée de la vie romantique est mi-chronologique, mi-thématique puisque, tout en suivant à peu près les grandes étapes de la courte carrière du peintre, il permet malgré tout de réunir certaines œuvres en fonction de leur sujet. Les deux premières salles, intitulées « L’animal politique », correspondent aussi aux premiers pas du jeune Géricault, alors que, élève de Pierre-Narcisse Guérin, il se forme en copiant des œuvres où, par un heureux hasard, figurent des chevaux. Les choses sérieuses commencent lorsque le débutant, voulant frapper un grand coup au Salon de 1812, décide de présenter un Portrait équestre de M. D***. La version achevée, en grand format, de cette représentation d’un officier de chasseurs n’est pas visible, on l’a dit, mais elle est évoquée à travers une série de travaux préparatoires tout à fait fascinants. On peut y voir l’artiste élaborer sa composition dans différents médiums, peignant ou dessinant, tournant son personnage vers la gauche ou vers la droite ; sur une esquisse de très petit format, d’une vivacité incomparable, on admire surtout la fusion totale, l’osmose entre le cavalier et sa monture, comme en suspens sur un fond encore à définir.
Avec le Cuirassier blessé, quittant le feu soumis au Salon de 1814, c’est-à-dire sous Louis XVIII, Géricault poursuit dans la voie « politique » de la peinture anti-napoléonienne. Certes, ses personnages sont des soldats de la Grande Armée, mais il les dépeint dans des attitudes qui n’ont rien d’héroïque : ce sont des vaincus qui abandonnent un combat pour lequel ils ne manifestent aucun enthousiasme particulier. Géricault avait un temps envisagé de peindre le monarque assistant à une revue militaire sur le Champ de Mars (un lavis à l’encre brune en témoigne), mais semble avoir renoncé à cette scène d’histoire contemporaine.La deuxième salle, sur le même thème, montre l’artiste dénonçant le désastre que fut la Campagne de Russie, à travers d’étonnantes lithographies réalisées à l’époque où il était accaparé par Le Radeau de la Méduse. Sur l’une, à la composition en diagonale très nette, des soldats plus ou moins estropiés s’entassent dans une charrette tandis que des chevaux jouent ou se disputent. Sur Le Caisson d’artillerie, un soldat n’a plus d’autre option que le suicide à la dynamite. Quant à Retour de Russie, un aveugle à cheval est guidé par un manchot. En complément, quelques scènes orientalistes – purement imaginaires puisque Géricault ne quitta jamais l’Europe – dont deux belles aquarelles inspirées par les chevaux arabes.
Après avoir traversé la cour du musée, on descend dans la troisième salle, consacrée à « L’écurie sanctuaire ». Les cavaliers, civils ou militaires, disparaissent ici, au profit des seuls chevaux, plus que jamais mis à l’honneur dans des toiles que l’on pourrait sans peine rapprocher des portraits peints un demi-siècle plus tôt, en Angleterre, par Stubbs. Le Cheval gris du Musée des beaux-arts de Rouen (ville natale de Géricault, qui possède une belle collection de ses œuvres) est ainsi une sorte de portrait en pied d’un cheval anonyme, sculpté par un magnifique éclairage latéral. Le clair de lune illumine d’autres toiles : le Cheval blanc au galop, effet de lune (collection particulière) ou Chevaux au pâturage (Musée des beaux-arts de Dijon). Comme le sous-titre l’indique, les modèles sont la plupart du temps immortalisés sur la paille d’une écurie, et l’artiste se permet des recherches allant à l’encontre de toutes les règles académiques, notamment lorsque son attention se focalise sur les croupes alignées, la tête omise permettant de reporter toute l’attention sur le rendu de la robe du cheval.
La dernière salle évoque les deux grands séjours de Géricault à l’étranger. Bien qu’il ait échoué au Prix de Rome, le peintre décide en 1816 de se rendre en Italie. C’est à Rome qu’il conçoit un projet qui aurait sans doute été encore plus ambitieux que Le Radeau, quant à ses proportions : représenter un épisode du carnaval romain, la « course de chevaux libres ». Il multiplie les études du départ ou de l’arrivée, avec palefreniers en costume contemporain, mais également les esquisses où, peut-être sous l’influence des nus de Michel-Ange à la chapelle Sixtine, les hommes sont aussi peu vêtus que les chevaux (une tunique à l’antique ici, un bonne phrygien là, tout au plus). Sur certains dessins, on croit voir une frise sculptée, une procession véhémente renouvelée de l’antique, les postures des humains et des animaux visant à exalter les corps. Quant au tableau d’une dizaine de mètres de long qui aurait dû en résulter, il n’existe plus, s’il s’est jamais concrétisé.
A Londres, Géricault se rend trois fois, passant même toute l’année 1821 dans la capitale britannique. Il y fréquente la haute société, en compagnie du marchand de chevaux Adam Elmore. Il en rapporte surtout le fameux Derby d’Epsom avec son « galop volant » physiquement impossible mais tellement évocateur d’animaux en pleine course (là non plus, la toile achevée n’a pas quitté le Louvre, mais une belle étude préparatoire venue de New York s’y substitue). Il y produit une série de lithographies où il montre les chevaux travaillant pour la révolution industrielle, dans les usines et les mines.
En conclusion, un mur entier est consacré à l’image du cheval mort ou mourant. Une lithographie reprend le thème du Cheval attaqué par un lion, cher à Stubbs, mais Géricault peint aussi les chevaux à l’agonie comme on représentait les héros (ou les toréros, dans le cas de Manet) ayant succombé au combat, l’une de ses dernières œuvres montrant la terrible chevauchée de Mazeppa, chanté par Byron, le héros ayant survécu, mais pas sa monture. Trois chutes de cheval en 1822 furent fatales à Géricault, qui mourut en janvier 1824.
Catalogue sous la direction de Gaëlle Rio et Bruno Chenique, 232 pages, 200 illustrations, relié, 18 x 25,5 cm, Paris Musées, 35 euros