On dit souvent que Myung-Whun Chung est très lié à la France à cause de son mandat de directeur musical de l’Opéra de Paris entre 1989 et 1994, puis directeur musical de l’Orchestre Philharmonique de Radio-France en 2000 et 2015. On dit moins qu’il est aussi très lié à l’Italie où il a été premier chef invité au Teatro Comunale de Florence, directeur musical de l’Orchestre de l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia de 1997 à 2005, qu’il dirige très régulièrement à la Fenice, notamment de nombreux concerts (et encore un Requiem de Verdi il y a quelques semaines) et qu’il a été nommé « Conductor emeritus » de la Filarmonica della Scala pour une collaboration régulière de plus de 35 ans.
C’est un chef qui a dirigé très régulièrement Verdi et notamment la Messa di Requiem, qui est l’une des masses de granit de tout chef important dirigeant des orchestres italiens. Un lien avec l’Italie aussi long, qui naît dans les années 1980 (il a été aussi assistant du grand Carlo Maria Giulini) fait qu’on doit considérer avec intérêt l’interprétation de ce monument qui manquait depuis quelque temps à Genève
L’un des caractères de l’approche de Chung est toujours une certaine retenue, une absence de complaisance dans le décoratif, une rigueur qui peut sembler un peu froide quelquefois et peut perturber l’auditeur peu habitué à une approche assez ascétique d’une œuvre où l’on attend voir sonner les trompettes du Jugement Dernier et l’angoisse tellurique de la fin des choses, mais en même temps les doutes et les interrogations d’un Verdi agnostique qui rend hommage à un Manzoni croyant. Ce grand écart est justement tout ce qui fonde la dramaturgie du Requiem et en fait cette œuvre qui semble toujours au bord du gouffre, de l’abîme mystique, mais en même temps respire quelque chose de plus séculier (qu’on appelle opératique…), d’où l’importance des voix solistes qui témoignent aussi de la fragilité des choses humaines (cf le Libera me que Verdi a réadapté de celui qu’il avait écrit pour conclure la Messe pour Rossini aux multiples compositeurs qui ne fut jamais exécutée à l’époque).
Ce combat du doute et de la foi, cette incertitude fondamentale qui saisit les auditeurs d’angoisse, c’est évidemment ce qui fait la puissance d’une œuvre qui n’en finit pas de fasciner.
Myung-Whun Chung dès les premières mesures, prépare l’auditeur à l’angoisse existentielle avec des sons sourds, inquiétants, seulement interrompus par le murmure du chœur dont on saisit immédiatement la sourde présence et la puissance contenue. Ce sera pour moi le chœur le protagoniste absolu de la soirée, le seul en tout cas qui ait le rythme, la respiration, la puissance et la richesse de ton et de couleur et la familiarité totale avec l’œuvre (et pour cause, c’est le chœur de l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia, qui l’avait déjà chanté par ailleurs avec Gatti à Verbier l’an dernier).
Même si l’Orchestre de la Suisse Romande n’a pas la ductilité d’un orchestre italien habitué à cette œuvre qui fait partie de ses gènes, il réussit sous la baguette de Chung, à quelques imprécisions près çà et là, à produire un son compact, soyeux, avec des cordes splendides et notamment des violoncelles exceptionnels littéralement portés par leur chef de pupitre, mais aussi un violon solo notable et des interventions des bois (cor anglais, clarinette) qui intensifient les couleurs et font de cet orchestre un véritable orchestre lyrique qui fait écho aux voix, mais en même temps offre une palette sonore tout à fait inattendue dans ce type d’œuvre, faisant du Requiem un moment singulier dans la période. Ainsi, la masse sonore mise en place reste très différenciée, très aérée, avec les raffinements et la profondeur du Verdi de la maturité, en une période où la musique lyrique change de couleur en Italie.
Mais le caractère chanté, avec une utilisation des voix très singulière et très différenciée, les agencements des voix solistes et du chœur, font du chef comme je l’ai rappelé plus haut un metteur en son, qui va agencer les volumes, doser les interventions, créer une harmonie interne où chacun se répond, orchestre chœur et solistes, rendant la proposition d’ensemble une délicate alchimie sonore beaucoup plus difficile à réaliser qu’à l’opéra. Je me souviens il y a bien longtemps de deux exécutions à quelques mois de distance en 1980 de deux quatuors vocaux où chantaient Freni et Raimondi dirigés par Karajan d’abord, par Abbado ensuite, où les deux voix sonnaient très différemment dans une alchimie sonore à chaque fois très différente, même si de toute manière éblouissante.
Et Chung, à l’attitude relativement raide, très économe de gestes « expressifs », à rebours d’une certaine mode actuelle, par sa précision et sa relative sécheresse arrive à mettre en scène la double postulation de l’œuvre, presque par blocs, où se confrontent, juxtaposés, angoisse et espoir, foi et doute, fragilité humaine face à l’écrasement, comme ces âmes effarées dessinées du Jugement Dernier de la Sixtine. Il joue aussi bien sur les nuances que sur les forts contrastes, refusant toute complaisance, portamenti, appogiature, comme s’il menait l’œuvre vers un futur qui quelquefois semble sonner un peu comme du Mahler. C’est incontestablement une interprétation de grand chef.
Il y a dans l’œuvre de Verdi comme ce mouvement qui emporte l’auditeur tout comme le spectateur est fasciné par le mouvement pictural imposé par Michel Ange, à la fois global et écrasant, mais précis dans ses moindres traits et ses moindres détails. On peut certes préférer une approche plus passionnelle, plus pulsionnelle à la Daniele Gatti, théâtrale, moins « sèchement tellurique », un peu plus sensible ou « humaine », mais il reste que ce travail sur le son est remarquable, voire quelquefois surprenant, inattendu. Chung dépasse le mélodrame pour confiner à la tragédie.
Le problème pour une œuvre aussi monumentale, et aussi délicate aussi, c’est l’espace nécessaire au son pour son expansion. Dans le Victoria Hall, entre chœur et orchestre, les espaces de jeu sont réduits et l’orchestre manque d’espace vital pour que le son respire et pour que soit mieux perçue la clarté de l’approche, qui est un caractère habituel du travail de Chung. Peut-être sous ce rapport les choses iront-elles mieux le lendemain à Lausanne, notamment pour le chœur ici coincé au fond dans une verticalité inhabituelle, ou pour le rapport scène-salle, avec un son qui s’abat ici immédiatement sur le spectateur : c’est en effet une œuvre qui a besoin d’espace : elle fut créée à la Chiesa di San Marco de Milan qui n’en manque pas avec ses trois nefs, puis immédiatement reprise à la Scala particulièrement vaste et adaptée pour que les effets sonores voulus puissent marquer durablement l’auditeur : le Victoria Hall manque singulièrement d’espace vital pour ce type de pièce.
Il reste que cet effet de proximité donne aussi des moments particulièrement forts (le Dies Irae bien évidemment) mais aussi, dans un tout autre ordre, l’Agnus Dei qui a sonné ici de manière très particulière, à la fois intime et imposante, une sorte de contradiction qui n’était pas sans effet sur la dramatisation de l’œuvre, voire le lacrymosa et des moments particulièrement lyriques et allégés dans l’offertorio.
Malgré les conditions de la salle pour mon goût assez malaisées (mais on n’y peut rien) Il est clair que l’exécution orchestrale a montré un OSR sous ses meilleurs jours, il est vrai aidé par la précision du geste et la netteté du chef.
Nous l’avons déjà signalé, la présence du Chœur de l’Accademia nazionale di Santa Cecilia préparé par son chef Andrea Secchi a largement contribué à la transfiguration de la soirée, et pas seulement par la puissance tellurique de certaines interventions, mais aussi par un impeccable phrasé, une clarté d’émission qui rendait le texte parfaitement audible, et un miroitement incroyable des couleurs, aussi impressionnant en sourdine que dans le fortissimo. Formidable travail et présence d’une telle intensité qu’il réussit à sublimer l’ensemble de l’exécution.
Reste la question du quatuor des solistes, fait de voix qui pour la plupart sont familières de toutes les scènes lyriques du monde, mais qui ne réussissent pas vraiment à fonctionner ensemble de manière convaincante : trois voix slaves et une voix latine habituée à Rossini et au belcanto, ça ne fait pas un quatuor homogène. Dmitry Belosselskiy est depuis longtemps une basse puissante réclamée dans tous les répertoires, mais il a eu du mal à entrer dans l’œuvre avec quelques problèmes de justesse, et des imprécisions dans les attaques notamment au début : il est vrai que Verdi est redoutable dans le Kyrie où les voix se présentent chacune dans leur nudité, leur singularité et leur couleur, et un peu à découvert : mais c’est une belle leçon pour différencier les quatre typologies basse, ténor, mezzo, soprano dans une salle où elles sonnent particulièrement présentes. On retrouve de Belosselskyi la puissance, et la belle couleur vocale, mais moins la précision et l’émission.
René Barbera, né et formé aux États-Unis mais d’origine mexicaine, est sans doute celui qui réussit le plus à défendre un vrai style : c’est un styliste remarquable qu’on connaît pour ses interprétations belcantistes, la voix est claire, la projection impeccable, le timbre lumineux, avec une voix d’une finesse qui tranche avec les autres en un contraste gênant qui révèle combien ce que nous disions sur l’agencement des voix et des timbres essentiel ici : que fait la délicatesse de René Barbera avec son émission typiquement latine et ce timbre clair au milieu de grosses machines à décibels ?
Zarina Abaeva, découverte dans cette œuvre il y a quelques années sous la direction de Toedor Currentzis, et venue de l’opéra de Perm est un soprano lirico spinto (spintissimo…) à l’assise large, à l’aigu triomphant et à la puissance qui impressionnent à certains moments mais qui à d’autres nuisent à l’équilibre, notamment avec le ténor. La voix est affirmée, mais elle n’arrive pas à alléger suffisamment notamment dans le Libera me qui n’a pas cette couleur haletante et angoissée ni le pouvoir d’émotion qu’on attend.
De plus la couleur vocale ne se distingue pas suffisamment d’une Ekaterina Semenchuk qui s’en sort mieux de sa partie que ses deux autres collègues slaves, parce qu’elle est rompue au répertoire italien, qu’elle a un sens dramatique réel, et une vraie présence et surtout une émission plus maîtrisée et plus de style. La performance est notable et elle se sort de l’exécution avec tous les honneurs.
On sait bien que les distributions des solistes dépendent d’impondérables que sont les agendas, les agents, le cachet plus ou moins important etc… Mais on a toujours intérêt à profiler les voix c’est-à-dire composer un quatuor qui puisse dialoguer par la couleur, par la maîtrise des volumes, par le style. Ici la distribution vocale a manqué de cohérence, ce qui est un vrai problème dans une œuvre où les voix sont essentielles, bien plus que dans n’importe quelle œuvre chorale.
Il reste que rien n’a été scandaleux, que chaque soliste a assuré sa partie avec sérieux et sans rien de vraiment problématique, mais c’était quand même le maillon faible, comme si le chef n’avait pas eu le temps de corriger les écarts des uns par rapport aux autres. Chacun a fait son job, l’a fait avec conscience et non sans qualités, mais les pièces, fussent-elles chacune de porcelaine précieuse ou d’émail de sublime qualité, ne s’emboitaient pas entre elles.
Mais malgré ces réserves, il faut saluer une exécution de haut niveau, qui a tenu tout de même la plupart de ses promesses et qui a emporté un succès très réel auprès du public visiblement heureux, et nous a permis de constater la fascination qu’exerce cette œuvre à chaque exécution, raison de plus pour la proposer plus régulièrement, dans une ville riche en amateurs de musique et qui ce soir étaient avides d’entendre ce Verdi-là.