Ambroise Thomas (1811–1896)
Hamlet (1868)

Livret de Jules Barbier et Michel Carré d’après l’œuvre éponyme de Shakespeare
Création à l’Opéra de Paris (salle Le Peletier) le 9 mars 1868

Direction musicale : Pierre Dumoussaud
Mise en scène : Krzysztof Warlikowski

Décors et costumes : Malgorzata Szczęśniak
Dramaturgie : Christian Longchamp
Lumières : Felice Ross
Vidéo : Denis Guéguin
Chorégraphie : Claude Bardouil

Hamlet : Ludovic Tézier
Ophélie : Lisette Oropesa
Claudius : Jean Teitgen
Gertrude : Ève-Maud Hubeaux
Laërte : Julien Behr
Le Spectre : Clive Bayley
Marcellus : Julien Henric
Horatio : Frédéric Caton
Polonius : Philippe Rouillon
1er Fossoyeur : Alejandro Baliñas Vieites
Second fossoyeur : Maciej Kwaśnikowski

Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris

Chef des Chœurs : Alessandro Di Stefano

Paris, Opéra Bastille, lundi 27 mars 2023 à 19h30

Après avoir été récemment proposé à l’Opéra-Comique, l’Hamlet d’Ambroise Thomas retrouve sa maison légitime, l’Opéra de Paris, et sa plus grande scène, l’Opéra-Bastille. Légitime parce que l’œuvre, par ses dimensions et sa nature, est un Grand-Opéra à la française dans ses derniers soubresauts, créé un an après le Don Carlos de Verdi dont les vicissitudes ont alimenté la chronique.
Légitime aussi parce qu’à l’instar d’autres succès parisiens du XIXe, l’Opéra ne l’a plus représenté depuis 1938, et qu’il était temps d’y repenser.
Légitime enfin parce que cette maison a trop longtemps ignoré son patrimoine, son répertoire, ses œuvres au profit des grands standards internationaux. Quand on pense qu’il a fallu attendre 1986 pour que soit représenté dans sa version originale le
Don Carlos de Verdi, jamais repris depuis sa création, puis en 2017 une nouvelle production pour Bastille (31 ans et 7 productions de la traduction italienne après …), on mesure la paresse intellectuelle et créative de nos grands managers d’opéra.
Il ne s’agit pas de fêter le génie lyrique français à chaque production issue du répertoire légitime de la maison, car il n’y a pas que des chefs d’œuvres, mais il est simplement normal que la première salle d‘opéra de France puisse présenter des œuvres qu’on n’entendra pas ailleurs, non pas au nom d’une prétendue identité française (car nombre d’œuvres créées à Paris en français le sont par des compositeurs étrangers) , mais surtout au nom d’une exigence artistique et d’une histoire qu’on s’ingénie à enfouir.
C’est le cas de cette production d’
Hamlet, pour laquelle on a mis les petits plats dans les grands, avec une distribution exceptionnelle, un jeune chef d’avenir, et un des grands metteurs en scène de ce temps, qui depuis plusieurs décennies a livré à Paris et ailleurs des spectacles qui ont fait date. Le résultat ? Une réussite totale, à tous niveaux, l’Opéra de Paris comme on l’aime.

 

Au commencement était Hamlet

Comme souvent avec les grandes mises en scène et les œuvres complexes, il s’agit d’abord de considérer les données de départ qui s’offrent au spectateur et à l’analyste. Même si l’Hamlet d’Ambroise Thomas a été composé dans le cadre très fastueux du Grand-Opéra, entre le Don Carlos de Verdi l’année précédente (1867) et le Faust de Gounod qui entrera l’année suivante (1869), il marque à mon avis les derniers feux d’un genre plutôt conçu comme un grand spectacle avant d’être une œuvre profonde et cérébrale.

Mais il s’agit d’Hamlet, une figure mythique depuis sa création en 1603, inspirée de la Geste des rois danois.
Shakespeare crée un mythe littéraire, comme d’autres, de Faust à Don Juan, nés dans la même période, le début du XVIIe siècle. Tous ont fini par faire carrière, certains assez vite, comme Don Juan, à travers le théâtre de Molière et l’opéra de Mozart, d’autres ont explosé au tournant des XVIIIe et XIXe, comme Faust, dont la fortune commence avec l’œuvre monstrueuse de Goethe.
Hamlet, curieusement, reste dans notre espace culturel celui de Shakespeare, écrasant, référentiel et presque définitif, sans que ses nombreuses adaptations aient marqué les mémoires. Rien que dans les vingt dernières années, on compte deux opéras, l’un signé Christian Jost en 2009, l’autre Brett Dean en 2017 à Glyndebourne, qui sera représenté à Munich en ouverture du Festival en juin prochain après avoir été repris au MET la saison dernière (et dont nous avons rendu compte). On compte de nombreuses adaptations cinématographiques et des relectures théâtrales dont Die Hamletmaschine de Heiner Müller, l’une de ses œuvres les plus marquantes (1977).

Le XIXe français redécouvre Shakespeare, affirmé par l’ouvrage de Stendhal ((Racine et Shakespeare, en 1823)) et cette redécouverte conditionne aussi l’affirmation du drame romantique. C’est alors qu’en 1847 Alexandre Dumas adapte Hamlet, avec son drame en cinq actes, Hamlet, prince du Danemark couronné d’un grand succès jusqu’à la fin du siècle. Rappelons pour mémoire que le théâtre complet de Shakespeare connaîtra une traduction restée longtemps la référence, celle de François-Victor Hugo entre 1857 et 1872 et que de son côté Alexandre Dumas publiera (en collaboration avec Paul Meurice, comme pour Hamlet) un Romeo et Juliette en 1865.
Un an après Don Carlos, Grand-Opéra de Verdi inspiré de Schiller, Ambroise Thomas compose pour l’Opéra de Paris un Hamlet directement inspiré du drame de Dumas dans lequel ont puisé ses librettistes Jules Barbier et Michel Carré qui ont aussi signé – est-ce un hasard ?- le livret du Faust de Gounod, créé en 1859, mais entré à l’Opéra de Paris en 1869.
Ainsi donc, de 1867 à 1869, trois grosses machines faites ad hoc entrent successivement à l’Opéra, l’une n'y sera plus jouée dans sa version originale jusqu’aux années 1980, l’autre cessera d’y être représentée en 1938 (Hamlet), et seul, Faust va continuer une carrière imperturbable qui en fait l’un des deux titres les plus emblématiques de la grande boutique.

Le retour d’Hamlet dans sa maison est donc un événement.

Mais en même temps, cette histoire a connu au XXe jusqu’à nos jours depuis la pièce d’Heiner Müller un renouveau, y compris sur les scènes, en France avec la légendaire mise en scène de Patrice Chéreau. Et Krzysztof Warlikowski en fait lui-même une de ses premières mises en scène de théâtre qu’il présenta en 2001 à Avignon.

La pièce aborde en effet, au-delà de l’histoire de base (la découverte que son père a été assassiné par sa mère et son amant), la question de la folie, ou plutôt des frontières de la folie, une question qui est traitée fréquemment au cinéma, mais aussi celle du théâtre et de la représentation, le théâtre dans le théâtre, autant d’éléments qui la complexifient.
C’est enfin un mythe littéraire moderne qui plonge ses racines dans les grands replis mythologiques de la tragédie grecque, car cette histoire de fils qui découvre que sa mère a tué son père et épousé son beau-frère ressemble à s’y méprendre à celle les Atrides, où Clytemnestre tue son mari Agamemnon dont elle épouse le demi-frère, Egisthe. Et il y a quelques années, Warlikowski a mis en scène l’Elektra de Strauss dans laquelle, comme par hasard, on voit apparaître le spectre d’Agamemnon et qui s’achève par une danse d’Elektra prise de folie. Dans la tragédie de Hofmannsthal, Oreste revient pour les tuer tous les deux, poussé par Electre.

Hamlet, lointain frère d’Oreste et Clytemnestre, lointaine ancêtre de Gertrude ?

Krzysztof Warlikowski a déjà travaillé sur Hamlet en 2001, aux racines de sa carrière, mais bien plus récemment il a mis en scène Elektra de Strauss, où la tragédie de Hofmannsthal aborde en outre de manière oblique celle de l’inceste, dans la relation d’Electre à Agamemnon, mais aussi dans la scène Oreste/Electre au texte ambigu et à la musique la plus lyrique qui soit, et c’est une question présente sous diverses formes dans l’œuvre de Shakespeare.

Il est clair que nous naviguons au sein de fondamentaux du théâtre universel et donc de l’humanité. Que le schéma d’Hamlet soit proche de celui des Atrides est clair, mais la référence à l’antiquité va encore plus loin.
Quand le héros tragique a décidé d’affronter son destin (« le héros tragique dispute à une fatalité virtuellement écrasante un destin qui n’appartient qu’à lui »), plus rien ne compte. Quand Antigone décide d’ensevelir son frère, elle abandonne son fiancé Hémon (qui se suicidera sur son corps), et dans Hamlet le héros au nom de son propre destin laisse Ophélie sombrer dans la folie et aller à la noyade.
Enfin, le personnage d’Hamlet a été comparé à celui d’Œdipe, bien avant Warlikowski, dans sa relation à sa mère, et la scène où Warlikowski fait se glisser Hamlet dans le lit de Gertrude a des racines qui vont bien plus profond dans l’analyse de l’œuvre. Et pourtant, certains spectateurs qui visiblement n'en savent rien ou ne connaissent pas le complexe d’Œdipe en furent choqués… Maman continue de faire problème.

 

Le propos de Krzysztof Warlikowski

Alors le propos de Warlikowski consiste, en travaillant sur l’œuvre d’Ambroise Thomas de retrouver sous Dumas et sous Thomas l’Hamlet du mythe, l’Hamlet de toujours, et donc se faire le reflet de la complexité de l’œuvre, des reflets divers du personnage, tout en respectant l’ordonnancement voulu par l’opéra.
Loin d’être une interprétation, c’est un retour à la vérité du personnage, de la situation de la trame shakespearienne, derrière les habillages de l’adaptation. Il s’agit donc de délivrer une vision d’Hamlet qui superpose divers éléments et laisse voir et entrevoir la richesse des traitements possibles : appel au théâtre, à l’histoire du ballet, au cinéma dans un espace hautement contraint, fait de grilles, symbole d’enfermement, psychique ou réel. Tout est possible entre des grilles.
Il y a un style Warlikowski, une esthétique Warlikowski évidemment nourrie des images puissantes conçues par Malgorzata Szczęśniak, et aussi un discours Warlikowski, fait d’un réseau de références culturelles diverses, nourries de lectures, de cinéma, d’une culture qui créée sans aucun doute une intertextualité, ce qui fait dire à certains « Warlikowski se répète », pauvres esprits avides d’une nouveauté qu’ils ont sous les yeux mais qu’ils sont incapables de distinguer, parce qu’ils reçoivent le spectacle sans mobiliser (il s’agit d’Hamlet, tout de même – une œuvre qui me semble connue…) le réseau d’images, de textes, d’histoires qui aboutissent à cette vision-là.
Chaque grand créateur, cinéaste, poète, écrivain, metteur en scène, offre à chaque travail un champ ouvert de références externes ou internes, qui vont éclairer le spectateur ou le lecteur. Cet ensemble s’appelle le style, qui n’a rien d’exclusivement esthétique, mais qui prend ses racines dans l’épaisseur référentielle qu’on traduit ensuite en mots, en images… Une âme qui inaugure une forme. Warlikowski donne une forme à son Hamlet, à celui dont il s’est nourri, et donc livre une production qui est composition au sens musical du terme entre l’Hamlet de Thomas (matériau princeps) l’Hamlet qui nourrit sa pensée, sa vision, sa poésie personnelle, et aussi sa propre culture, et les personnalités scéniques qu’il a en face de lui, à commencer par Ludovic Tézier.

J’aime le sens double du mot composer, qui est d’abord un terme musical, mettre des notes sur une ligne, créer une mélodie, une harmonie, un texte, c’est un terme musical qui convient tant aussi à l’écriture et à la poésie, c’est à dire arranger, agencer, mettre ensemble, créer des formes et des figures. Mais c’est un terme de relations sociales aussi, qui signifie « s’accorder », « faire des concessions », une autre manière d’agencer… C’est à cette double manière de composer, transitive et intransitive, que se livre tout (grand) metteur en scène. En cela, il est un véritable artiste, en cela il porte évidemment une production.

Cette mise en scène magistrale est pure composition à tous les sens du terme, c’est d’ailleurs pourquoi sans doute avec un autre Hamlet que Tézier il faudrait adapter la vision, les mouvements, les couleurs. Impossible que ce travail de dentelle soit sculpté à jamais dans le marbre.
Alors, pour entrer dans la logique de cet Hamlet à la fois concret (celui de Thomas) et abstrait (celui de toujours), Warlikowski propose une vision singulière et complexe, foisonnante, fondée sur un Janus par définition double, la folie d’un côté et le théâtre de l’autre. La folie permet de tout dire, de dire la vrai (c’est le rôle de fou du roi, un peu ce qu’est Hamlet dans cette cour d’Elseneur), tout comme le théâtre, qui est l’autre côté du Janus. Le théâtre est le lieu du vrai où tout est faux.
Ainsi Warlikowski joue sur le temps, et l’espace réel et mental, proposant un espace d’établissement psychiatrique avec un premier et dernier acte liés, où tous (s)ont fini(s), et les trois autres actes reprenant l’histoire que l’on connaît, mais dont on ne peut évidemment juger de la fiabilité. Rencontre avec le réel ? Produit de l’imaginaire d’Hamlet ? Histoire réinterprétée et corrigée ? Il y a tout dans cette vision, à laquelle aucun personnage n’échappe. Le réel, c’est l’enfermement psychiatrique, c’est l’obsession permanente et c’est justement ce qui fait littérature.
Mais où sont les frontières de la folie ? Il s’agit ici d’une folie qui suggère et qui produit. De quoi naît-elle ? En quoi est-elle obsession ? En quoi aussi est-elle vérité ?
Ce que Krzysztof Warlikowski et Malgorzata Szczęśniak nous montrent de l’enfermement (des grilles, lisibles par chacun), c’est aussi la possibilité d’exercer à l’intérieur une extraordinaire liberté. C’est paradoxal, mais l’enfermement peut aussi être un ferment de liberté irréductible. En ce sens, le théâtre en est une merveilleuse métaphore qui fait naître tout un parcours à partir d’un espace limité et clos, clôture et ouverture, une boite et trois murs. C’est une des leçons de cette production, hyperthéâtrale, parce qu’Hamlet est théâtre et utilise le théâtre comme révélateur, puisque c’est une représentation de théâtre (Acte II) qui rend au jour le crime de sa mère et du roi.

Ainsi des trois actes centraux le deuxième est révélation du crime, le troisième l’acte central, celui de l’introspection (être ou ne pas être) et l’entrée en soi, c’est celui aussi où le caractère œdipien du personnage explose dans la relation à sa mère, le quatrième est celui d’Ophélie, réfugiée dans la folie et la mort, une folie au second degré, pensée, supposée, rêvée peut-être par Hamlet, puisque au dernier acte tous les personnages réapparaissent dans l’hôpital psychiatrique initial quand les trois autres sont en quelque sorte l’espace psychiatrique/psychotique où tout devient possible et plausible.

 

Le déroulement

Ce premier acte est un étrange montage, une subtile superposition du texte de Barbier et Carré, qui célèbre la joie du mariage du roi et de la reine, avec une musique triomphante que Warlikowski pondère (il ne cessera de « pondérer » le livret) en faisant chanter le chœur de joie par un chœur vêtu en grand deuil, en un raccourci saisissant qui dit tout de visu .

Acte I : Ludovic Tézier (Hamlet), Eve-Maud Hubeaux (Gertrude)

Au centre, tout a commencé par un Hamlet vieilli, un de ces pensionnaires d’hospice qui se traîne, et à côté, sa mère, en fauteuil roulant (ce doit être un destin d’Eve-Maud Hubeaux qui était à Lyon une Eboli en fauteuil roulant…), couronnée d’une couronne de carton-pâte par le nouveau roi, une couronne à la Ionesco du Roi se meurt, une couronne à la Bérenger (Bérengère ?), une couronne usurpée ou fausse pour une reine qui ne semble pas mieux lotie que son fils.

Un lit, la reine en fauteuil contemplant à la TV le film de Bresson Les Dames du Bois de Boulogne (une histoire d’amour, de vengeance et de manipulation à multiples entrées tirée de Diderot ((Jacques le Fataliste et son maître, Histoire de Madame de la Pommeraye)) et d’un film au tournage particulièrement douloureux) et une table autour de laquelle Claudius, Laërte et Ophélie semblent jouer aux cartes, où faire des réussites ou faire un peu de spiritisme autour d’une bougie allumée soigneusement par Hamlet.

Une vision singulière où espace et temps se heurtent, parce que l’Hamlet juvénile de notre imagerie est ici un Hamlet décati, décadent, au corps qui se traîne, au visage qu’il n’arrive pas à maîtriser, les lèvres tremblent, les yeux sont hagards le regard apeuré, dubitatif, mobile.
Ainsi tout est mis à distance, le mariage, la joie, les personnages. On ne devine pas Ophélie derrière cette jeune fille, coiffée en Louise Brooks blonde dans Lulu de Pabst, qui se promène avec son sac d’oranges, un signe qu’on retrouvera et qui est accompagnée de son livre, journal intime où Hamlet écrit quelques mots, un livre dont elle garde jalousement les secrets (notamment face à son frère trop curieux) mais Warlikowski nous dit ainsi, en mettant les acteurs du drame en exposition, avec leurs signes particuliers, « les personnages sont en place, depuis l’aube de Shakespeare », et ils vont tenter de se lever et de tenter de vivre.

Acte I : Ludovic Tézier (Hamlet), Clive Bayley (Le spectre)

Le deuxième tableau fait apparaître le spectre, et Warlikowski suggère très discrètement que c’est un rêve (Hamlet s’est allongé), mais qu’importe n’est-ce pas dans ce monde où rêve, fantasme, montées d’images et projections mentales dansent la valse à mille temps sous le regard d’une lune écrasante une lune principe féminin, quelquefois maléfique (les nuits de la pleine lune)  qui symbolise aussi le passage de la vie à la mort (nous y sommes) qui s’obscurcit quand Ophélie appelle les astres à témoin (et notamment le soleil) de l’amour d’Hamlet, en sinistre présage.

En spectre, extraordinaire composition de Clive Bayley en clown blanc qui semble le « clone du clown » de Bergman de En présence d'un clown (Larmar och gör sig till – 1997), c’est à dire la mort qui apparaît au héros frappé de psychose et enfermé dans un hôpital. Il y a évidemment filiation, mais aussi une vision au miroir du visage vieilli du spectre, aux lèvres tremblantes qui fait face à cet Hamlet qui semble en fin de parcours, avec un peu les même tics, et le côté inquiétant du clown, surgissant des rêves, personnage à la frontière entre réel et irréel, comme un fantôme non fantomatique, couvert du blanc du fantôme et faisant gratter ses ongles noirs sur la table, rappelant vaguement le cliquetis des chaines dont on dit qu’il accompagne les fantômes. Mais si ce spectre révèle le meurtre, il ordonne de se venger du roi, mais d’épargner la reine, d’épargner la mère. Clytemnestre n’est pas épargnée, Gertrude doit l’être, Hamlet sortirait-il de la tragédie grecque ?

Une reine à la Ionesco : (Eve-Maud Hubeaux), le Roi (Jean Teitgen) sur fond de lune…

La question de la mère (…La lune…) est donc bien centrale dans la pièce, dès les origines.

Et puis au long de ce premier acte circule un étrange texte, Claudius qui dit à Gertrude « Sois mon épouse, ô toi qui fus ma sœur », ou Laërte à Hamlet à propos de sa sœur « Auprès d’elle remplacez moi, à votre cœur je la confie » dans une cavatine qui fait vraiment penser au fameux « Avant de quitter ces lieux… à toi ma sœur je confie… » de Valentin dans Faust de Gounod (un air écrit plus tardivement) et puis cette mère silencieuse dont la seule réplique de tout l’acte est « je ne vois pas mon fils ». Il flotte un léger parfum incestueux, en toute correction XIXe certes, mais nous sommes bien dans un monde de confusion des sentiments.

Autre exemple de confusion des sentiments, la manière dont le vieil Hamlet regarde et caresse sa mère, et la mise en scène affiche, assises côté à côte Ophélie et Gertrude, où Gertrude a un profil d’Ophélie vieillie, comme si dans l’esprit d’Hamlet, les choses s’écrasaient : le très léger parfum d’inceste se précise, voilà Œdipe qui apparaît, et chez Hamlet les deux femmes de sa vie se superposaient confusément. Ce n’est pas dit, c’est suggéré par la vision théâtrale, celle d’une vérité cachée.

Voici donc un monde étrange où la joie se chante en deuil, où l’inceste semble circuler, où Œdipe fait quelque peu son apparition, un monde de figures : Claudius en frac, un peu raide, sans grand caractère, Laërte en figure mafieuse (ah, la famille dans la mafia : chez Shakespeare, il tue Hamlet à cause de sa sœur…) et Ophélie qui apparaît presque en Gertrude jeune avant d’être Ophélie, une Ophélie qui n’a d’ailleurs de cesse de voir son frère partir. Enfin, seuls Hamlet et Gertrude ont vieilli, les autres personnages sont tels qu’en eux même l’éternité les change, ce sont des projections mentales : le temps se mélange, et dans un coin sur une commode, des photos, de celles qu’on conserve quand on est mis en EPHAD. Être et avoir été, présent et souvenirs, jeunesse et vieillesse, vie et mort, hic et nunc et Au-delà (le spectre). Où est la vérité des personnages ? Réminiscence platonicienne ? Apprendre c’est se souvenir ?Alors l’acte II semble vouloir remettre quelque chose en place, l’écran affiche « 20 ans avant ». Ce qui est une manière d’explication de ce qu’on vient de voir, du moins a priori.
L’Hamlet de Thomas accorde à Ophélie une présence plus forte que celle de Shakespeare, elle apparaît systématiquement à chaque acte jusqu’à sa mort. Et elle ouvre ce deuxième acte par un air où elle se désole (déjà) de l’indifférence d’Hamlet.
Toujours en perruque blonde (la blondeur serait-elle le pendant de la candeur ?) elle apparaît en imperméable fuchsia, de cette couleur qui symbolise paraît-il la fusion intime de deux êtres : Ophélie enlève ce manteau trop voyant et apparaît en uniforme de collégienne anglaise, chaussettes montantes, jupe longue, blazer bleu marine, liseré jaune, caricature d’ado.
Il faut d’ailleurs souligner la richesse et l’inventivité des costumes du Malgorzata Szczęśniak qui à eux seuls dessinent les personnages, et qui va se confirmer avec l’entrée superbe de Gertrude, bob emplumé, long manteau noir fourrure blanche, plus qu’un personnage, une sorte d’animal, presque un oiseau de proie, ou un immense insecte aux lunettes noires, qui tranche totalement avec la vision du premier acte.  Il y a dans cette entrée de Gertrude quelque chose qui fait penser à une entrée de revue de Music-Hall, l’entrée de la vedette, l’entrée de Maman.
Car l’ambiguïté du récit non seulement perdure mais s’affirme : Hamlet n’est plus ce vieillard en ruine, mais un homme encore jeune et déjà frappé.
La vision de Gertrude, qui s’offre à nous, est telle qu’Hamlet la voit, presque vampirisante. Eve-Maud Hubeaux porte bien les habits de prédateur.

Ludovic Tézier (Hamlet), Lisette Oropesa (Ophélie) © Elisa Haberer

Pendant le dialogue entre Ophélie et Gertrude, la cloison du fond a une fenêtre, telle un miroir sans tain qui a d’abord permis de voir Hamlet se raser au rasoir (instrument prémonitoire du forfait sur Claudius) badigeonné de blanc et là encore on pense au spectre, comme un réseau filaire où tout est inextricablement lié, un Hamlet qui « y » pense en se rasant », répondant par ses mimiques au chant d’Ophélie, puis on distingue en arrière-plan l’agitation des préparatifs de la fête, comme ces fêtes en institution où l’on distrait les malades, qui se déguisent, où les infirmières circulent, mais aussi cet étrange personnage au visage blanchi, sorte de pré-spectre qui tricote, vu au premier acte, qu’on va revoir au long de l’histoire, qui fait irrésistiblement penser à une figure du destin, aux Parques ou aux Nornes qui filent le fil de la vie, il file un tricot, une sorte de figure d’infinitude, et qui marque la réelle unité de ces cinq actes.
Autre figure, dans la cage latérale (la cage dans la cage en quelque sorte), une figure de démence qui court d’un bord à l’autre) qui se retrouvera dans les trois comédiens du tableau suivant. À méditer. Tout est signe ici.

Dans le duo avec Gertrude, la vision confrontée des deux femmes est très différente du premier acte où semblaient se superposer deux images de la même femme à des âges différents : on a ici la collégienne et la Maman, dominée/dominante. La manière dont Gertrude congédie la jeune fille à l’entrée du roi est ici emblématique de la relation instituée.
Ophélie disparaît donc, arrive le roi, dans son costume sombre, sorte d’autre couple dominant-dominé ou le dominé est le roi, à l’habit neutre (le complet sombre, symbole d’une non-forme en quelque sorte) qui ne change presque jamais (sauf au quatrième acte), et la reine, dont la personnalité s’impose par le discours et par la taille…

Jean Teitgen (Le Roi), Ludovic Tézier (Hamlet) et sa petite voiture, Eve-Maud Hubeaux (La Reine) et au fond, l'agitation derrière la glace sans tain

Autour de la question « sait-il ou ne sait-il pas » se construit une conversation où Hamlet intervient, rajeuni, en robe de chambre, et menant avec un Joystick un jouet (une voiture) téléguidé. Première image de folie de l’acte, qui apparaît clairement comme simulée – c’est bien tout le problème de la pièce de Shakespeare ici exposé –.  Le jeu avec la voiture téléguidée, c’est la distance, le sarcasme, le mépris pour l’interlocuteur et ses questions, une folie qui sert son dessein, et donc plutôt un calcul.

Comme on le voit, la mise en scène elle-même joue sur des signes de folie et d’autres qui n’en sont pas, sur des personnages qui sont des visions (Gertrude) ou sur d’autres signes comme les oranges portées par Ophélie, comme celles qu’on porterait à un malade (ou un prisonnier, selon la formule bien connue).
Donc la scène nous offre tous les possibles de l’âme d’Hamlet, dans un contexte qui reste un contexte clinique : infirmières qui préparent les pilules, personnages enfermés. Tout est comme surgi d’un livre d’images mentales, avec un effet de réel, comme si encore une fois, on ne réussissait pas à démêler une vérité d’Hamlet et de ce drame, démêler le vrai du faux, quel vrai ? quel faux ?  Et en fait toute la pièce de Shakespeare est dans ces questions.

"La brochette des spectateurs": Philippe Rouillon (Polonius), Lisette Oropesa(Ophélie), Jean Teitgen (Le Roi), Eve-Maud Hubeaux (La Reine), Ludovic Téizer (Hamlet)

Au deuxième tableau, la cloison se lève sur les préparatifs de la fête : dans le livret, c’est l’inévitable ode au vin dite par Hamlet. On ne peut s’empêcher de penser au « Vin ou bière, bière ou vin » du chœur de la Kermesse de Faust. Mais ici, Warlikowski, supprime le vin par le lait qu’on verse aux malades qui s’habillent, et à Hamlet un verre de médicaments (il ira se dissimuler pour boire au goulot une bouteille) : l’ambiance est donc bien clinique, l’univers clos de la santé mentale.
Les spectateurs, au premier rang Polonius, Gertrude vêtue de blanc immaculé cette fois, mais encore monumentale, et le roi dans son éternel frac et derrière eux Ophélie en jaune couleur de fête mais aussi de tromperie. La brochette des autres en quelque sorte, tandis qu’Hamlet circule entre eux et commente de manière jouissive.

Les comédiens arrivent, une pantomime où le côté « autre » des comédiens est marqué par le fait qu’ils sont tous trois de couleur. Le vieux roi perclus de tics, qu’on a vu en crise dans sa cage pendant la scène précédente (Les comédiens sont aussi des hôtes de la clinique psychiatrique avec l’effet en abyme voulu), la reine, vaguement monstrueuse dans sa robe orange énorme et l’amant en costume bleu, dont la couleur d’ailleurs rappelle vaguement en plus éclatant, et plus jeune celle du costume d’Hamlet. Comme si ce jeune amant de cette reine (qui se défait de sa lourde robe pour apparaitre en une sorte de meneuse de revue cheap) avait quelque chose d’un jeune Hamlet, avec l'accompagnement à vue d'un extraordinaire solo de saxophone.
Après la pantomime et la réaction de Claudius, les comédiens sont chassés mais c’est le comédien qui joue Claudius qui est pris à partie par Hamlet, comme si la vérité théâtrale était celle de la vie, comme si aussi en s’en prenant au comédien, Hamlet évitait aussi Claudius, habilement mais comme s’il s’adressait aussi à lui-même, à la représentation de lui-même face à sa mère : il s’enfonce en quelque sorte. Alors Hamlet est enfermé dans une camisole, c’est la réponse à l’interrogation du premier tableau, et c’est en même temps la maladie mentale qui réapparaît.

Comédiens : jeune amant, Reine, Saxophone solo, et Philippe Rouillon (Polonius), Jean Teitgen (Le Roi), Eve-Maud Hubeaux (La Reine), Ludovic Téizer (Hamlet)

La vérité, la folie, le théâtre… Toujours ces données de base.
C’est un théâtre de complexité. Par ce subterfuge dramaturgique, Warlikowski montre que la vérité sort du théâtre, mais qu’en montrant la vérité,
il en montre  toutes les facettes, l’être et l’apparence en même temps.

Et l’acte suivant constitue donc l’un des nœuds où l’œuvre se dénoue, dont « être ou ne pas être » est la première réponse. Nœud parce qu’il sanctionne le choix d’Hamlet, débarrassé de sa camisole, qui revêt un instant la couronne de roi, prémonitoire ? imitative ? substitutive ? Il la revêt comme l’amant de la reine dans la représentation des comédiens sur lequel il a concentré sa violence, à l’instar de Gertrude d’ailleurs qui s’attaquait à lui. L’idée que ce comédien qui représente le roi devienne en réalité un jeune Hamlet qui se substitue au vieil Hamlet (le roi assassiné qui porte le même nom) renforce l’ambiguïté de la situation.

Acte III : Clive Bayley (le spectre), Eve-Maud Hubeaux (la Reine), Ludovic Tézier (Hamlet)

L’acte III la lève.  Gertrude hurle en entrant en scène au début de l’acte pour chercher des cigarettes dissimulées (elle ne cessera de fumer également à l’acte IV, face à Ophélie), et elle pousse une fois encore Hamlet dans les bras d’Ophélie. Mais Hamlet qui a failli assassiner le roi mais n’a pu aller au bout de son geste en découvrant que Polonius père d’Ophélie est complice trouve le bon prétexte pour éloigner Ophélie, cette Ophélie avec qui il n’arrive pas à se fiancer, la gardant sans cesse à distance. Alors d’un côté Ophélie est éconduite (dans un cloître, comme Gertrude le sera au dernier acte, encore ce parallèle) et de l’autre après que le spectre lui eut rappelé sa mission (tuer le roi, mais épargner la reine) il se glisse dans le lit de Maman qui n’a pour ressource que de crier « Ô nuit terrible ! ô nuit d’épouvante et d’horreur ! ». La question est donc bien toujours Maman, par qui Warlikowski explique l’éloignement d’Ophélie, mais aussi le meurtre du père pour aller vers le frère, trahison du roi son mari sans doute, mais surtout du fils aimant, elle quitte le père pour un autre que le fils. Gertrude est une Jocaste qui s’est trompée de cible.

Toute la scène avec Gertrude est construite sans ambiguïté : sans ambiguïté la lutte sur le lit qui ressemble à un viol, sans ambiguïté non plus le déshabillage de Gertrude comme avant l’amour, sans ambiguïté enfin l’image finale du fils allongé dans le lit avec la mère sur l’épaule de laquelle il repose sa tête.

Image finale Acte III : Ludovic Tézier (Hamlet), Eve-Maud Hubeaux (la Reine-Maman)

Ainsi la clef initiale d’un Hamlet vieilli avec Maman qui regarde la télé avec sa pauvre couronne sur la tête, au premier acte, se vérifie au final du troisième acte où toutes les circonvolutions d’Hamlet veulent aboutir, dans la tête ou dans les faits, à se glisser dans le lit de maman : il faut pour cela tuer le roi usurpateur, et éloigner Ophélie qui gêne.

Hamlet d’ailleurs dans le cours de l’acte évolue physiquement, de l’Hamlet vengeur jetant sa camisole et cherchant à égorger le roi, peu à peu, le regard se trouble, le corps s’affaisse, la démarche change, face au spectre d’abord et face à Maman : prodigieux Tézier qui réussit à associer son corps à chaque changement de posture.

L’acte IV est celui du ballet, mais aussi de la mort d’Ophélie. Warlikowski unit le tableau initial du ballet et la longue scène d’Ophélie qui occupe l’essentiel de l’acte en faisant de la mort d’Ophélie la dernière danse.
Le ballet est le passage obligé de tout Grand-Opéra à l’Opéra de Paris, c’en est même la signature. La mise en scène et la chorégraphie de Claude Bardouil le traitent à première vue dans la dérision, faux ballet académique où se mélangent les genres, en tous sens (danseurs danseuses, mais aussi choristes et danseurs) mais avec en même temps de vrais mouvements de danse classique : c’est une parodie particulièrement bien faite et étudiée, une parodie d’un esprit un peu border line qui se perd, et qui cherche à perdre les repères du spectateurs, identifiant d’abord de vrais-faux danseurs, puis voyant entrer un corps de ballet en tutu, et d’authentiques danseurs, vertiges et méandres de la psychè où tout se perd et ainsi tout le sol se dérobe dans une scène prodigieusement réussie.

Acte IV : lever du rideau

En fait le ballet est très référencé grâce à la ballade d’Ophélie « Pâle et blonde/dort sous l’eau profonde/la Willis au regard de feu… ». Les Willis esprits des bois, faites de fiancées qui n’ont pas atteint le jour de leurs noces, dansent dans cesse entre air et eau. La référence est claire au ballet d’Adolphe Adam, Giselle, créé à l’Opéra de Paris en juin 1841. Et c’est à une déclinaison de Giselle que nous assistons, avec une assimilation du destin d’Ophélie à celui de Giselle, à travers le prisme du célèbre tableau préraphaélite de John Everett Millais qui date de 1852, vision d’Ophélie à jamais dans l’imagerie du spectateur et du lecteur. Et le modèle qui servit à Millais, Elizabeth Siddal ((peintre, poétesse et future épouse de Dante Gabriel Rossetti)), faillit en mourir en posant dans une baignoire remplie d’eau froide. On voit d’où peut provenir l’idée de faire mourir Ophélie dans une baignoire dans cette mise en scène, outre la référence à la photo du programme « intérieur d’un hôpital psychiatrique abandonné »… Mais pas forcément référence au goût de Warlikowski pour le mobilier de salle de bain, comme on ne manque jamais de le souligner… ici, même la baignoire est référence à une authentique représentation d’Ophélie…

L'étrange ballet trans-académique vu par Claude Bardouil

Il y a dans cet acte une vision décalée, dégingandée, du ballet classique, transgenre, un ballet trans-académique en quelque sorte, et une vérité d’Ophélie qui s’exprime qui explique aussi la double perruque blonde. Ophélie meurt aussi en représentation, avec un costume vaporeux et transparent, rappelant le ballet Giselle, rappelant aussi un peu le ballet précédent des comédiens, où la reine se déshabille, comme offerte et comme dédiée : Ophélie meurt en danseuse – comme la Lulu vue par Warlikowski, et comme sa Salomé aussi, mais en plus discrètement suggéré avec une Lisette Oropesa qui réussit à chanter son long monologue en dansant, se laissant porter, grimpant sur un radiateur, avec des mouvements non dénués de grâce, comme possédée par le rôle, sous le regard de Polonius, Claudius à qui elle a distribué ses fameuses oranges, et de Gertrude qui fume en détournant les yeux. Reprise de l’acte précédent, autre pantomime, autre spectacle, mais cette fois-ci lacérant, mais toujours un spectacle qui dit le vrai. Et cette fois, unis dans leur destin Claudius et Gertrude sont vêtus du même bleu marine, comme dans le même tissu, comme de la même race.

Ainsi Warlikowski crée deux pantomimes successives (en inventant la seconde) qui disent des vérités. Une des scènes les plus fortes et les plus réussies de toute la soirée.

L'étrange ballet… encore et toujours dans la nef des fous

Le cinquième acte est un retour au premier. Mais l’avait-on vraiment quitté ? Théâtre et folie vont bien ensemble, et outre ses fonctions cathartiques sur le public, le théâtre a aussi des vertus thérapeutiques (voir Marat-Sade de Peter Weiss) pour le traitement psychiatrique, et il peut être aussi une grande cérémonie mortifère, comme dans la Salomé munichoise du même Warlikowski (ou dans le film Monsieur Klein de Losey que Warlikowski citait dans sa mise en scène).
C’est bien la fonctionnalité du théâtre que Warlikowski met en exergue ici.

Et ce cinquième acte ne cesse de se lover dans des images de mort. Il s’agit d’une cérémonie funèbre, le bout du bout du parcours psychique d’Hamlet qui d’ailleurs va apparaître non plus en vieillard comme au premier acte, mais en clown noir, miroir inversé du spectre. Hamlet est ici mort-vivant.

La cérémonie funèbre commence par la scène des fossoyeurs, transformée en scène de morgue : pas de crane, mais une mort clinique et propre, avec cadavre sous linceul et sur un brancard. Sous le drap un instant on pense à Ophélie…

Mais non.
Des deux fossoyeurs l’un tape sur une machine à écrire (une vraie, pas un ordinateur car Warlikowski distancie le temps) pour donner au cadavre couvert une identité, une identité qu’Hamlet découvre : il s’agit d’un des comédiens, celui qui justement jouait l’amant de la reine, une sorte de jeune Hamlet une mort au miroir, d’un côté un mort, et de l’autre un mort vivant. À côté, les deux autres, éplorés. Mort du théâtre ? Mort de la pantomime ? Mort d’un Hamlet qui s’était rêvé ?

Acte V : Apothéose d'Ophélie (Lisette Oropesa)

Dans la pièce de Thomas, le dernier acte constitue dans cette scène de cimetière une prémonition des morts de la scène suivante, avec la déploration d’Ophélie (on avait pensé à juste titre à Ophélie sous le drap). Mais Warlikowski organise la scène différemment, revenant à ces superpositions en essayant de gommer ce qui est ridicule dans ce final, à savoir l’accumulation en un temps très court de tant de choses, apparition de Laërte le mafieux qui revient pour venger sa sœur, lutte entre Laërte et Hamlet, puis apparition du chœur funèbre de déploration d ‘Ophélie morte, apparition du spectre, cette fois-ci visible à tous, assassinat du roi, envoi de la reine au cloître, et enfin le chœur funèbre en deuil qui chante sa joie « Vive Hamlet ! Vive notre roi ! » au rideau final… beaucoup de choses en quelques minutes, un vrai raccroc dramaturgique pour bonne bourgeoisie du XIXe pressée de reprendre son dernier omnibus.

La force de la mise en scène de Warlikowski, c’est de donner une dramaturgie à un livret qui ici n’en a pas et donc une logique. Nous ne quittons pas le monde mental d’Hamlet et son habit de clown noir montre que nous sommes dans une sorte d’apothéose de la folie, de final rêvé d’Hamlet, où un Hamlet en remplace un autre.

Des personnages du premier acte, on trouve le chœur en deuil, discrètement habillé comme à la fête de l’acte II, mais sur les casques les plumes noires ont remplacé les blanches, on retrouve la reine, telle qu’en elle-même en son fauteuil roulant et devant son écran, et les trois joueurs, Laërte, Ophélie, Claudius, et bientôt s’assiéra Polonius.
Dans un coin le tricoteur avec sa longue laine déjà filée.
Scène de deuil, qui commence par une bataille Hamlet-Laërte qui tourne court, car survient le chœur de déploration qui va devenir une sorte d’apothéose d’Ophélie, seule tache blanche de cet océan noir, puis le spectre, autre tache blanche qui apparaît à tous va ordonner la mort de Claudius, égorgé au rasoir (l’acte II était donc bien prémonitoire) : la mort est en blanc, la vie est en noir. Et tout se termine par la vision d’Hamlet à travers la grille, enfermé emprisonné dans son monde, le roi des fous dans la nef des fous, tandis que l’ombre d’Ophélie au premier plan souffle de la fumée… Une vision synoptique de toute l’œuvre.

Image finale : Lisette Oropesa (Ophélie) Eve Maud-Hubeaux (La Reine) © Elisa Haberer

La musique et les voix

Je n’ai pas bien saisi pourquoi l’œuvre d’Ambroise Thomas, créée dans des conditions scéniques précises à l’Opéra de Paris, a pu passer pour un opéra-comique, dans l’espace plus réduit de la Salle Favart, avec notamment une voix d’Ophélie dans la tradition des sopranos légers « à la française » ; de Lakmé à Olympia.
Entre chœurs importants et ballet, avec des changements de décor (certes moins importants que dans l’original shakespearien) nous sommes dans un profil Grand-Opéra, comme je l’ai écrit plus haut. La musique y invite d’ailleurs, particulièrement soignée au niveau symphonique, et qui a retenu bien des leçons de la période, et notamment la leçon verdienne, car certains passages ou certaines phrases y font très fortement penser (y compris les photos qu’on a d’Ambroise Thomas d’ailleurs avec un petit air verdien…).
On se demande d’ailleurs pourquoi l’œuvre a été enfouie pendant si longtemps car elle est bien moins médiocre que d’autres qui ont survécu. La composition est raffinée, les lignes mélodiques complexes, les caractères bien dessinés par la ligne de chant et les subtilités de l’orchestre.

Au total, c’est une musique qui s’adapte parfaitement au vaste vaisseau bastillais, très équilibrée entre moments intimes et particulièrement raffinés, moments plus passe-partout comme obligés (le ballet) et moments dramatiques parfaitement scandés, comme le solo de trombone dans l’acte III, véritable trouvaille, sans jamais verser dans l’exagération, le mélodrame, ni même un certain sirupeux romantique, comme quelquefois chez Gounod.
Avec pareil matériel musical, Pierre Dumoussaud, qui remplace Thomas Hengelbrock malade, a su à la fois rendre l’épaisseur et la subtilité de la partition, avec un rendu particulier des couleurs, une belle énergie dans les moments de tension, sans jamais couvrir les voix (ce qui à Bastille est quelquefois le cas) ni jamais une once de lourdeur. L’orchestre est très présent, très clair, très lisible. Cette limpidité même rend justice à la partition et l’Orchestre de l’Opéra répond avec un certain engagement et une belle rondeur (dans les cordes notamment) laissant aussi se développer des solos éblouissants (le trombone déjà cité !). Cette direction d’une exceptionnelle qualité fait découvrir une œuvre qui s’adapte parfaitement à l’Opéra-Bastille, comme elle avait jadis rempli les ors de Garnier. Dumoussaud entre en remplaçant et sort en Maestro, qu’on espère revoir très vite.
Le chœur très présent, dirigé par Alessandro di Stefano offre une prestation exemplaire également, particulièrement engagé scéniquement car visiblement les anges se sont penchés à tous niveaux sur le berceau de cette production.

L’ensemble vocal réuni est de ceux où l’on ne distingue aucune faute, avec plusieurs générations de chanteurs qui chacun à leur place, montrent la solidité du passé et aussi les garanties de l’avenir, du passé, on notera les excellents Philippe Rouillon (Polonius) et Frédéric Caton (Horatio), et du futur , les jeunes Alejandro Balinas Vieites et Maciej Kwasnikowski, en résidence à l’Académie,  quant à l’excellent ténor Julien Henric, déjà entendu et apprécié à Genève, il est un très bon Marcellus et marque un beau présent du chant français avec cette pointe d’ironie demandée par une mise en scène qui souligne un peu les « amis de passage » que sont Horatio et Marcellus dans cette vision. On sait l’importance des rôles d’appui pour la réussite musicale globale, et c’est largement le cas ici.

Acte V : Ludovic Tézier (Hamlet) Julien Behr (Laërte) © Elisa Haberer

Plus généralement, et c’est suffisamment rare pour être souligné, on a l’impression d’un groupe compact, d’une troupe totalement engagée dans la mise en scène, comme si l’aventure Warlikowskienne avait aimanté le plateau, tellement engagé dans le jeu qu’il en est vraiment fascinant. Ainsi d’abord de Laërte, Julien Behr, bien connu par ailleurs, étonnant de naturel, de fluidité, qui est ici à son meilleur dans sa composition de frère protecteur et vaguement mafieux
Ainsi de cette autre figure importante, le Spectre, chanté ici par Clive Bayley (avec petit accent, mais pour un Spectre forcément venu d’ailleurs, c’est presque normal), sans la voix d’outre-tombe habituelle, mais une voix plutôt directement présente et impliquée, comme dans le film de Bergman cité (où la voix est androgyne d’ailleurs) et grande expressivité. Il y a quelque chose de fascinant dans la démarche, dans les gestes, dans l’expression du visage à la fois non humain et terriblement humain, que les vidéos (très réussies) de Denis Guéguin renforcent. C’est l’ensemble du profil qui rend ce spectre fascinant, un personnage obsessionnel et formidablement suggestif.
Le Claudius de Jean Teitgen à la voix de basse bien assise campe ici un personnage ambigu, avec un timbre assez suave et une douceur dans la voix qui tranche avec la réalité de la représentation qu’en a Hamlet, loin de toute caricature, c’est vraiment une très belle incarnation, comme écrasée, peu mobile, dans le jeu et hors-jeu.

Eve-Maud Hubeaux est Gertrude, dont les merveilleux costumes rehaussent la présence scénique qui lui est naturelle, avec son chapeau emplumé, toute de noir vêtue comme une image maléfique, mante religieuse comme sortie d’une vision d’Hamlet, elle affirme une voix parfaitement projetée, très expressive, très bien menée et soutenue parfaitement par l’orchestre. Le couple Gertrude-Claudius tel que Warlikowski l’offre aux regards, avec cette Gertrude sombrement flamboyante (sortie de l’imaginaire perturbé d’Hamlet) et ce Claudius bien campé mais plus banal (la banalité du mal ? dirait Hannah Arendt) a quelque chose qui une fois encore renvoie aux Atrides, avec cette prise qu’ont les figures féminines dans la légende. Et Eve-Maud Hubeaux est une vraie tragédienne, à la voix expressive, aux gestes directs, à la présence scénique exceptionnelle qui immédiatement attire le regard, rehaussée et valorisée par les magnifiques costumes de Malgorzata Szczęśniak qui ont une force visuelle et dramaturgique particulière pour Gertrude, mais aussi pour tous les autres personnages, avec à chaque fois des jeux de couleurs et de formes qui prennent un incroyable relief dans certaines scènes. On signale toujours les décors de Malgorzata Szczęśniak, plus rarement ses costumes souvent incroyablement créatifs

Acte III : Ludovic Tézier (Hamlet), Lisette Oropesa (Ophélie) © Elisa Haberer

L’Ophélie de Lisette Oropesa tranche avec des Ophélie plus légères qu’on a pu entendre au disque et sur les scènes. Oropesa est un colorature-lyrique, avec des agilités contrôlées, un registre central large et des aigus très bien projetés et homogènes, sans scorie aucune. Elle a certes la technique apprise à l’école de chant américaine, avec le phrasé et la diction qui vont avec, mais en plus, l’intelligence de l’expression et aussi (ce que d’autres chanteuses n’ont pas) l’intuition des personnages qu’elle incarne, elle est immédiatement juste parce qu’elle a une incroyable humanité en scène. Cette carrière nous réservera des surprises, mais elle est toujours le personnage voulu qu’elle soit en collégienne attardée avec son blazer et ses chaussettes, ou en déshabillé d’une intimité déchirante au moment de la folie. Sa scène finale, entre désespoir et hallucination, évidemment survivance d’autres scènes de folie du répertoire, elle sait la rendre singulière, dans un univers totalement onirique et déjanté et en même temps incroyablement réaliste avec ses pas de danse, et surtout sa totale liberté dans son corps : c’est souverain.
Souverain, il l’est aussi, Ludovic Tézier dans ses œuvres, après avoir chanté le rôle à Toulouse dans ses jeunes années, le voilà en Hamlet fini, vieil homme, presque troisième âge et aussi dans les actes centraux mur et dans jamais ce profil juvénile qu’on prête tant à Hamlet (qu’un Degout savait si bien camper à, l’opéra, ou qu’un Desarthe au théâtre a immortalisé). Mais cet Hamlet mur et torturé, c’est aussi Hamlet, figure protéiforme s’il en est.  Alors, que souligner puisque tout est parfait, diction, expression, projection, puissance : c’est là aussi où l’on voit l’expérience que Verdi (Simon ou Posa) a pu instiller, dans la manière de chanter la profondeur d’un personnage et son humanité. Il se prête totalement à la vision de la mise en scène, tellement engagé qu’on a l’impression que le personnage est co-construit avec Warlikowski tant toute la silhouette est mobilisée, avec un corps tantôt cassé, tantôt affaissé, dont il fait sentir chaque mouvement, dans la sûreté comme l’hésitation avec un visage incroyablement mobile, un regard dur ou craintif ou tendre selon ce qu’il dit selon qui il a en face. À ce titre, les scènes avec Eve-Maud Hubeaux sont anthologiques.
On entend dans tous ces accents d’un Hamlet à la fois détruit et vital – il sait tenir les deux- comme un Wotan déchu de deuxième acte de Walkyrie. Il est de cette race, Ludovic Tézier. Qui osera lui faire explorer tout ce répertoire là qu’on lit derrière chaque mot, chaque couleur, chaque expression. C’est un art suprême qui rend au texte sa puissance, qui impose d’abord le sens avant même le son. Simplement phénoménal.
C’est plus qu’une incarnation, c’est le rôle d’une vie…

 

Si vous ne l’avez pas encore vue, précipitez-vous sur la retransmission vidéo d’ArteConcert, (https://www.arte.tv/fr/videos/111061–000‑A/ambroise-thomas-hamlet/) cette production est une pierre miliaire de l’histoire de l’Opéra de Paris.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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